Par Andrew Korybko − Le 4 août 2020 − Source orientalreview.org
Les ambitions de la Pologne visant à rétablir son statut de grande puissance européenne, perdu depuis longtemps, ont reçu une nouvelle impulsion suite à l’établissement de ce que l’on peut nommer le « triangle de Lublin » dont les trois sommets sont la Pologne, la Lituanie et l’Ukraine, et qui vise de facto à raviver le Commonwealth polono-lituanien comme coeur de l’initiative des Trois Mers menée par Varsovie. Cette initiative est bien placée pour lever de nombreux obstacles face à la Russie en Europe de l’Est, surtout en termes de partenariat stratégique avec son capricieux allié bélarusse, qui fut des siècles durant une région de la Pologne.
L’Ukraine, la Pologne et la Lituanie créent un nouveau format de coopération appelé Triangle de Lublin
La « Bataille pour le Bélarus »
Le Bélarus apparaît depuis peu comme le nouveau front de la Nouvelle Guerre Froide entre la Russie et l’Occident, analysée par l’auteur en détail dans son article du mois dernier : « Le Bélarus joue l’enchère étasunienne en accusant la Russie de ses désordres relevant de la révolution de couleur ». Dans les deux semaines qui suivirent cette publication, le Bélarus a bel et bien joué l’enchère étasunienne, et a accusé la Russie de ses désordres relevant de la révolution de couleur, en affirmant que ceux-ci relevaient d’une opération secrète visant à déstabiliser l’ancienne république soviétique avant l’élection présidentielle qui doit s’y tenir la semaine prochaine. Bien que cette provocation spécifique n’aurait pas pu être prédite, le simple fait qu’un événement de ce genre se produise n’était pas chose inattendue, au vu de la tendance générale à l’hostilité développée par l’État biélorusse à l’encontre de la Russie, développée par l’auteur dans l’article pré-citée, et suivie de près par celui-ci au cours des cinq dernières années.
L’« initiative des trois mers »
Il ne fait guère de doute que Lukashenko va se faire ré-élire, et il semble de plus en plus probable que la dernière provocation en date sera exploitée comme prétexte « publiquement plausible » pour accélérer son pivot vers l’Occident suite à l’élection. Il n’agit pas ainsi pour remplir un vide géopolitique, car la Pologne a mis les bouchées doubles pour se rendre attirante aux yeux du Bélarus, se présentant comme un contrepoids crédible face à la Russie, soutenu par les États-Unis, au cours des dernières années. La Pologne a surtout agi ainsi au travers de l’« initiative des trois mers » [three seas initiative, TSI], dont elle mène la barque, et dont la vision est de remplir l’aspiration du dirigeant d’entre-deux guerres Pilsudski, l’« Intermarium ». Ce projet renvoie à l’objectif de Pilsudski, qui était de créer un réseau d’États alliés entre l’Allemagne et l’URSS d’alors, dont le poids géostratégique aurait été plus fort que la somme des poids des parties, établissant ainsi un nouveau pôle de pouvoir européen centré sur la Pologne.
L’« Intermarium » contemporain
Les États-Unis soutiennent la TSI parce qu’ils considèrent ce projet comme un « coin » parfait pro-étasunienne entre ces deux grandes puissances, surtout à la lumière de leur rapprochement récent opéré vers Nord Stream II pour des raisons énergétiques. Les nombreux États, de tailles petites ou moyennes, situés entre eux et l’espace européen central et oriental entretiennent historiquement des soupçons quant aux intentions allemandes et russes, ce qui contraint leurs gouvernements à aller chercher une force d’« équilibrage » plus loin sur la carte. Leurs sociétés sont également pré-conditionnées par l’histoire et le contrôle dominant des États-Unis sur les récits développés par les médias dominants approuvant que les États-Unis jouent ce rôle dominant ; ils sont ainsi portés à croire que cela sert également leurs propres intérêts. Au cours du mois de juillet 2020, trois développements interconnectés ont accru l’attractivité de la TSI pour le Bélarus, dans le contexte de compétition du moment.
Trois pas vers les Trois mers
Pour commencer, le président Duda — l’un des alliés de Trump les plus loyaux au monde, et un fier nationaliste polonais — a réussi de peu à se faire réélire au cours d’un scrutin analysé par l’auteur dans son article « l’avenir de la Pologne reste prometteur, mais son éclat s’atténue ». Cette réélection a assuré que les EuroRéalistes au pouvoir vont poursuivre leurs projets de TSI soutenus par les États-Unis au lieu de « les soumettre à des compromis » pour faire plaisir à l’Allemagne, comme l’« opposition » contrôlée par Berlin l’aurait sans doute fait. Second point, la Pologne a établi ladite plateforme du « triangle de Lublin » visant à une coopération régionale entre Pologne, Lituanie et Ukraine, visant de facto à raviver le Commonwealth polono-lituanien comme coeur de la TSI. Que le Bélarus soit entré dans des discussions d’« initiatives régionales« avec la Pologne au cours des jours qui ont suivi l’établissement de ce triangle n’est pas une coïncidence. Troisième point, Trump s’est engagé à déployer mille soldats de plus en Pologne.
Somme toute, il apparaît clairement que les ambitions de la Pologne de rétablir son statut de grande puissance, perdu depuis longtemps, ont reçu une nouvelle impulsion, précisément au moment où le Bélarus cherche un moyen d’« équilibrer » la Russie. Le second mandat du président Duda verra probablement son parti conservateur-nationaliste tendre les muscles régionaux du pays, comme le prouve l’établissement du Triangle de Lublin ; ce dernier est nommé ainsi symboliquement, en référence à l’union de Lublin de 1569, qui avait créé le Commonwealth polono-lituanien. L’envoi de mille soldats étasuniens supplémentaires en Pologne, en parallèle avec le retrait d’Allemagne de 12 000 d’entre eux, envoie le fort signal selon lequel les États-Unis considèrent Varsovie comme un partenaire plus important dans ses ambitions du XXIème siècle que Berlin. L’importance générale contemporaine du Bélarus s’en trouve renforcée, le pays étant situé à la périphérie de la TSI soutenue par les États-Unis et ayant historiquement fait partie du royaume de Pologne.
Un CEPA biélorusse est-il dans les cartons?
Si l’on accepte l’idée que le Triangle de Lublin constitue le coeur de la TSI, et vise à raviver la sphère d’influence polonaise sur les territoires de son ancien Commonwealth, pour ensuite étendre son influence sur l’ensemble de la sphère centrale et orientale, en plein alignement avec les objectifs géostratégiques étasuniens quant à la Russie, il s’ensuit naturellement que le Bélarus pourrait constituer le cas d’école parfait pour prouver la viabilité de tels projets. L’alliance polono-étasunienne veut « débaucher » l’ancienne république soviétique hors de la sphère d’influence de la Russie après l’élection, et l’encourager à pénétrer dans un dénommé « Accord de partenariat amélioré et général [Comprehensive and Enhanced Partnership Agreement, CEPA] » avec l’Union européenne, à l’image exacte de celui que l’Arménie, autre État membre de l’Union Eurasiatique a signé il y a quelques années, sachant que cela amènera probablement la Russie à imposer des restrictions d’urgence pour protéger son économie, et va ainsi créer un autre point d’appui qui pourra être exploité plus tard.
Ruiner l’Union eurasiatique
Il n’existe en pratique pas de frontière entre la Russie et le Bélarus, du fait de leur appartenance commune à l’« État d’Union », si bien que Moscou se retrouverait contrainte de protéger ses entreprises contre un afflux de marchandises en provenance de l’UE dans le pays via Minsk, en cas de CEPA. Ce scénario ne s’est jamais produit avec l’Arménie, du fait que ce petit État enclavé ne jouxte aucun pays membre de l’UE, et bien sûr pas la Pologne, l’économie la plus importante d’Europe centrale et orientale ; mais le Bélarus connaît une situation géographique très différente. La stratégie semble être d’amener Loukashenko à resserrer complètement les relations de son pays avec l’Occident, à commencer par les relations économiques, et en utilisant la Pologne, soutenue par les États-Unis, comme principal partenaire du Bélarus en ce sens. La suite sera que la Russie devra réagir selon l’échelle d’escalade prédite par les stratèges étasuniens. Cette réaction pourra à son tour être exploitée comme prétexte pour faire quitter l’Union Eurasiatique par le Bélarus de son propre chef, ou pour que la Russie en suspende l’adhésion de facto.
Du point de vue bélarusse, il s’agit d’une stratégie à haut risque, car elle est vouée à provoquer des épreuves colossales à son peuple, dont les moyens de subsistance sont fortement liés à la Russie, de manière directe ou indirecte, mais Loukashenko pourrait rechercher une aide économique occidentale en parallèle avec une accélération de la privatisation de l’économie de son pays, ainsi qu’un meilleur accès au marché de l’UE, au travers d’un potentiel CEPA pour en modérer certains effets. Mais l’économie biélorusse subira très probablement un grand choc du genre de celui que la Russie a connu dans les années 1990, malgré l’objectif affiché par son gouvernement, qui est d’éviter qu’il soit aussi prononcé et aussi long. Mais répétons-le, ce chemin est à haut risque, et le Bélarus n’a pas de raison objective de vouloir l’emprunter. Il s’agit purement et simplement de la décision personnelle de Loukashenko.
Récits relevant de la guerre de l’information
Dans l’hypothèse où il ferait prendre à son pays ce tournant drastique, il essayera probablement de le vendre à sa population sur l’idée de fond que la Russie n’a pas seulement « maltraité » ses compatriotes en « ne les considérant pas comme des égaux » et en les « pressurant » pour qu’ils « sacrifient leur souveraineté » au profit de l’« État d’Union mené par la Russie », mais a activement cherché à « s’ingérer » dans leurs affaires intérieures via la scandale de fake news des mercenaires, au risque de transformer le Bélarus en « un gros Donbass ». Ce récit négatif pourrait se voir contrasté par un récit « positif » fabriqué, montrant la Pologne comme ayant la « volonté politique » de « tenir tête à la Russie » « de manière significative », en faisant le « partenaire naturel » du Bélarus, au vu des grands intérêts stratégiques partagés par les deux pays, ainsi que leur histoire commune, ainsi qu’avec leurs deux voisins partagés qui sont la Lituanie et l’Ukraine, et qui sont les deux autres sommets du triangle de Lublin.
Le modèle du Monténégro
Les Biélorusses s’opposant activement au pivot pro-étasunien/pro-polonais de leur gouvernement contre la Russie, en manifestant pacifiquement et/ou en exprimant leur désaccord par d’autres moyens, tels que les réseaux sociaux en tous genres, pourraient fort bien se voir accusés d’être des « agents russes/du GRU », et traités de la plus dure des manières. Qu’importe que ces accusations soient fausses, la seule chose qui compte sera que Loukashenko joue la « carte russe » pour « rendre légitime » une répression antidémocratique contre les dissidents. Loukashenko était jadis décrit comme « le dernier dictateur d’Europe » par certains des pays occidentaux qui le courtisent aujourd’hui, mais à l’image de leur acceptation du dictateur Djukanovic au Monténégro, qui avait lui aussi monté ses provocations anti-russes, ils retourneront leur veste au sujet de Loukashenko exactement de la même manière, puisqu’il suit le même chemin.
Conclusions
La « Bataille pour le Bélarus » ne présage rien de bon du point de vue de la Russie, car il semble que Loukahsenko a d’ores et déjà choisi de pratiquer un pivot pour s’éloigner du voisin fraternel de son peuple, en faveur de ceux qui l’occupèrent jadis des siècles durant. Il n’aurait certainement pas pu opter pour une telle décision de manière aussi simple si le Triangle de Lublin n’avait pas été créé récemment ; cette initiative tient lieu de coeur intégrationnel au TSI, mené par la Pologne mais soutenu par les États-Unis, présenté comme un moyen crédible de « peser » face à l’Union eurasiatique menée par la Russie. Comme cela se produit pour tout pivot décisif de l’histoire, le Bélarus est voué à subir beaucoup de retours de flamme s’il prend ce chemin à l’issue des élections de la semaine prochaine, et qu’il n’est pas simplement en train de jouer les enchères auprès de son parrain traditionnel russe en usant des offres polonaises pour s’attirer des avantages à l’Est. Yanukovich pensait pouvoir jouer ainsi les enchères pour l’Ukraine, mais on se souvient que cela ne s’était pas du tout bien terminé pour lui.
Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Note du Saker Francophone
On va se contenter de rappeler que les ambitions de la Pologne de retrouver un ancien statut de grande puissance ont fait partie des causes principales du déclenchement de la seconde guerre mondiale. L'obstination aveugle de Beck, à l'époque ministre des affaires étrangères de la Pologne, à refuser toute négociation avec l'Allemagne, et le "soutien" et les garanties tout à fait hypocrites accordées par l'Empire britannique font partie des causes premières d'un conflit qui aurait pu être évité. Il ne faudrait pas que les mêmes motivations, couplées à des "garanties" étasuniennes, déclenchent un conflit dramatique, cette fois-ci pas à l'Ouest, mais à l'Est.
Traduit par José Martí pour le Saker Francophone