La Bataille de la Montagne du Tigre ou comment raconter l’Histoire à la génération vidéo.


Par Rosa Llorens – Le 21 juin 2015

La Bataille de la Montagne du Tigre n’est plus, comme Détective Dee, un film hongkongais, mais chinois, et l’histoire ne se passe plus dans un lointain Moyen-Age, mais en 1946, pendant la guerre civile entre le fasciste Tchang Kaï Chek et les communistes.

Tsui Hark, le plus célèbre des réalisateurs hong-kongais, en 2008

Tsui Hark a depuis longtemps ses fans, qui encensent ses films aux spectaculaires effets spéciaux, comme dans les deux Détective Dee, sortis en France en 2010 et 2014. Mais voilà que les admirateurs du génie de Hong Kong font la moue : «On ne sent plus ici l’approche chaotique du monde et du langage cinématographique qui font de Tsui Hark un authentique révolutionnaire du 7e art.» (La révolution par le chaos, si tristement actuelle, est-ce vraiment l’idéal d’Abusdeciné ?). Pourquoi donc ? Continuer la lecture

Cannes 2015 – La Loi du marché : la déshumanisation des travailleurs

Par Rosa Llorens – Le 28 mai 2015

C’est la bonne surprise qu’on attendait dans le cinéma français, un film de qualité (comme La Dilettante ou Quand la mer monte) qui émeut ou séduit et qui marche, sans grosse campagne publicitaire (avant d’être récompensé à Cannes, il avait déjà fait 200 000 entrées).

C’est aussi la grosse sensation  de la soirée du palmarès de Cannes, le seul moment d’émotion dans cette cérémonie léthargique ou grotesque, marquée par le long laïus lacrymatoire, façon valise en carton, d’Agnès Varda, le léchage de bottes indécent du représentant de l’Alena, le Mexicain Michel Franco qui lance aux Présidents Coen et Coen : «Vous êtes mes héros!», les courbettes tous azimuts du bouffon J. Audiard – et tous ces autres lauréats qui n’ont rien à dire (Ely Dagher, Prix du court métrage, s’acquitte de la corvée d’un simple : «C’est super!»). Seul le Prix de la mise en scène, le Taïwanais Hou Hsiao Hsen, fait entendre sa différence par un gag discret : «J’avais déjà eu un prix, mais je ne me rappelle plus lequel.»

L’annonce du Prix d’interprétation de Vincent Lindon a d’abord été saluée par une ovation (bien différente des applaudissements polis qu’on a souvent entendus), puis son discours a fait, enfin, entendre la voix d’un homme, d’une personnalité généreuse, qui partageait sa joie avec les autres (à la différence des narcissiques et arrogantes A. Varda et Emmanuelle Bercot) : oui, son prix a fait plaisir à tout le monde, et la sympathie qu’il a ainsi suscitée a rejailli sur le réalisateur Stéphane Brizé («Il est à moi – je vous le prêterai, mais il est à moi», autre déclaration attendrissante de Lindon, avec le désormais célèbre «Je n’avais jamais eu de prix.»).

Et, bien sûr, on avait terriblement envie de voir le film. Qu’en est-il donc? Est-ce Lindon qui met en valeur La Loi du marché? Ou le film qui met en valeur l’acteur? En fait, ils sont indissociables : le film lui-même est fort et émouvant, et on voit avec surprise un Lindon tout en intériorité, qui ne semble même pas jouer (à l’unisson des autres personnages, dont aucun n’est un professionnel). Brizé a réalisé un film rigoureux comme une démonstration, mais plein d’humanité, en vingt séquences (à peu près), qui se succèdent de façon sèche, sans amabilité, pourrait-on dire pour reprendre la séquence du débriefing d’entretien de Thierry, et qui sont autant de pas dans l’itinéraire du héros.

Film réaliste, aux allures de documentaire, il échappe à toute faute de tact, à toute invraisemblance : comme Ken Loach, Brizé ne pense pas que, pour être réaliste, il faut forcer sur la noirceur (contrairement au film Jamais de la vie, de P. Jolivet, où le héros gardien de nuit est radicalement seul, nanti seulement d’une sœur qui est une vraie pute, et qui raille cruellement son action de syndicaliste). Thierry, lui, a une femme avec qui il forme un couple parfaitement solidaire ; certes leur fils est handicapé, il a du mal à articuler, mais il est intelligent, il passe son bac et va faire des études de biologie (il y a même dans le film un moment de bonheur sans mélange : la leçon de danse du couple).

Matériellement aussi, tout est crédible, de la cuisine Ikéa (on voit trop de cuisines de luxe au cinéma) aux costumes, qui méritent une mention spéciale, par leur souci d’exactitude balzacienne : ils permettent de hiérarchiser tout de suite le gérant du magasin, avec son costume qui fait des poches, et le représentant de la direction, au costume impeccable ; ils font aussi une grande partie du pathétique, lors de la comparution du deuxième voleur, le petit vieux propre sur lui, qui essaie de garder sa dignité en soignant sa tenue, mais dont la cravate est tellement de mauvais goût.

Mais le plus important, c’est bien sûr le réalisme psychologique, l’évolution qui va amener Thierry à la décision finale : chaque séquence apporte son élément d’explication, de sorte que quand elle se produit (Thierry ne prononce pas un mot, il quitte discrètement l’image), on n’a  besoin d’aucun éclaircissement supplémentaire ; la fin est à la fois brutale et indiscutable. Car le film pose un problème, moral et social à la fois : jusqu’où peut-on aller pour trouver ou garder un emploi? Il rejoint ainsi K. Loach, dans A free world, ou La Part des anges, et les Dardenne, dans Deux jours, une nuit, film qui pourrait avoir pour titre Le Prix d’une femme, comme La Loi du marché a été traduit en anglais par The Measure for a man.

Le choix final de Thierry, entre les contraintes matérielles et la raison de bon sens d’un côté, et de l’autre la dignité personnelle et les relations avec les autres, peut soulever une question : ce film est-il le récit d’un échec? Pour Les Cahiers du cinéma, il montre l’engrenage d’un échec (mais les Cahiers éreintent tout film social). D’autres voient aussi chez Thierry du défaitisme ; quand son camarade syndicaliste propose de continuer le combat judiciaire contre l’entreprise qui les a licenciés, Thierry exprime son ras-le-bol : il est temps de tourner la page. Mais ce n’est pas une attitude négative, au contraire : il ne s’enferme pas dans les regrets et la hargne, et constate (sans théoriser) l’échec de l’action syndicale. Il y a longtemps que K. Loach avait fait le même constat à l’égard du Labour et des syndicats anglais (dès 1993, dans Raining Stones).

Pendant tout le film, Thierry fait donc face et, plusieurs fois, il montre qu’il a encore la force de dire non (ainsi quand la conseillère de sa banque lui suggère de vendre son appartement, fruit de toute une vie de travail et de couple). Son choix final est l’aboutissement de cette logique. Face à des conditions de travail révoltantes (il doit espionner ses collègues caissières et dénoncer leurs irrégularités), il dira encore non, et ce non est une affirmation morale : la vie et la dignité d’un homme, ou d’une femme, n’a pas de prix (on retrouve le thème de Deux Jours, une nuit, celui des 30 deniers de Judas, même si, ici, il n’y a pas de parabole religieuse affirmée).

Cette affirmation a mûri en particulier dans ces moments forts du film que sont les jugements des quatre délinquants dénoncés par Thierry et son collègue vigile. Le premier a un aspect comique : le chenapan qui a volé un chargeur pour son portable essaie d’abord de crâner, et puis il règle simplement le prix de l’article. Puis ils deviennent dramatiques, avec le papy qui a volé de la viande parce qu’il a épuisé l’argent du mois, puis les deux caissières qui ont mis de côté des bons de réduction : chaque fois, le coupable est filmé de face, sur un fond de mur blanc et nu, comme si on était au commissariat ou au tribunal (on pense à la séquence du procès, au début de La Part des anges, quand on juge une mère de famille qui a travaillé au noir pour arrondir ses allocations de chômage et pouvoir subvenir aux besoins de ses enfants). Cette stigmatisation de personnes adultes, humiliées et infantilisées pour un délit mineur («Vous vous rendez compte de ce que vous avez fait ? C’est du démarquage»), par des gens sans aucune autorité morale ni légale, mais face auxquels elles sont totalement vulnérables puisqu’elles sont leurs employées, est observée par un Thierry silencieux, souvent filmé de dos ; mais le spectateur ressent tout ce qui se passe dans sa tête, il a honte avec lui, pour les coupables, et pour lui, obligé de participer à leur lynchage moral, qui aboutira, avec le suicide d’une caissière, à un véritable meurtre.

Mais Stéphane Brizé a fait dans son film un choix moral : en faisant le choix héroïque de la dignité et de la solidarité, Thierry rend justice à ces personnes laissées pour compte par la société néo-libérale, qui trouvent ainsi la considération qu’elles méritent (selon les paroles de Lindon dans son discours à Cannes), et permet au spectateur de repartir avec un sentiment d’espoir .

Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeure de lettres en classe préparatoire.

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Documentaires : fenêtres ouvertes sur le monde ou écrans de fumée ?

Par Rosa Llorens – Le 21 mars 2015

Ces dernières semaines, plusieurs documentaires étaient censés nous ouvrir des fenêtres sur les Palestiniens de Syrie (Les Chebabs de Yarmouk), la Russie soviétique (Red Army), le Venezuela (Premier Festival de Cinéma vénézuélien à Paris, 4-10 mars 2015) : voilà un éventail intéressant pour réfléchir à ce genre du documentaire.

Les Chebabs de Yarmouk, documentaire marocain d’Axel Salvatori-Sinz (Français dont les organisateurs de la soirée au cinéma La Clef nous ont bien recommandé de ne pas écorcher le nom), tourné entre 2009 et 2011, avant la guerre, nous transporte dans le camp de Yarmouk, créé dans la périphérie de Damas, et devenu une ville en dur (on ne voit de tentes que dans les dialogues des protagonistes), de plusieurs centaines de milliers d’habitants (les chiffres varient entre 120 000 et 500 000). Ou plutôt on nous transporte dans une série de chambres où cinq jeunes vitelloni pseudo-intellos se vautrent en fumant et en bavardant sur la vie, l’amour, l’art … – mais ne s’animent vraiment que pour raconter leurs stratagèmes pour échapper au service militaire (c’est facile pour eux, leurs études leur permettant d’obtenir des sursis à rallonge) et des passeports pour n’importe quel pays pour lesquels ils ont des tuyaux. La ville elle-même, ses habitants, la vie réelle et ses problèmes, on n’en saura rien : cette bande de parasites irresponsables met son point d’honneur à vivre en vase clos, sans aucun contact avec les non-«intellectuels», dans l’oisiveté et les jérémiades : ils n’ont sans doute jamais entendu parler des massacres de Gaza, en tout cas Gaza est bien loin de leurs soucis narcissiques (comment réaliser nos ambitions, devenir cinéastes, metteurs en scène, acteurs… pour quoi faire ? Il n’y a chez eux aucun projet d’engagement, seulement un projet de succès personnel). Le monde extérieur n’est présent, ou plutôt suggéré, que par des fenêtres devant lesquelles flottent des rideaux, effort esthétique du réalisateur qui voit dans ces images le nec plus ultra de la poésie !

Et le film s’étire en bavardages inconsistants et pages de poésie écrites par chacun des intervenants et lues devant la caméra, avec trémolos et mines pathétiques par une des deux filles, starlette en devenir particulièrement exaspérante. Tout cela pour arriver à un dramatique carton où on lit que le camp a été détruit par l’armée syrienne, brisant ainsi les espoirs de nos sympathiques vitelloni.

La soirée était organisée par rue 89 – L’Observateur, représenté par Pierre Haski, ex-rédacteur de Libération ; on devine bien qu’il ne s’agissait pas d’une soirée de soutien au peuple palestinien, mais plutôt d’une opération de propagande visant à faire d’une pierre trois coups : jouer des divisions entre Palestiniens, faire oublier Israël, et présenter la Syrie comme le véritable ennemi des Palestiniens, c’est-à-dire poursuivre la campagne anti-syrienne avec un argument original (dont le cynisme doit ravir les concepteurs).

Renseignements pris (merci Wikipédia en anglais), l’armée syrienne (celle de l’État syrien) a bombardé le camp de Yarmouk pour en chasser les coupeurs de têtes de l’armée syrienne libre, qui avait armé les membres palestiniens de son émanation, le groupe Liwa al-Asifa, qui était combattu par les Palestiniens du FPLP.

Red Army (2014) se présente comme un documentaire américano-russe de Gabe Polsky : on cherche vainement l’élément russe du film ! Le réalisateur est américain, fils d’émigrés ukrainiens (et même, si on raisonne sur le nom, de l’ouest de l’Ukraine), les producteurs américain (Jerry Weintraub) et allemand (Werner Herzog). Le sujet, l’équipe de hockey soviétique des années 1960-1980, certes, est russe ; mais un film ne prend pas la nationalité de son sujet. On reste donc perplexe devant cette mention : film américano-russe, à moins d’y flairer une volonté d’escroquerie. Dans une interview, le réalisateur s’efforce longuement, avec un embarras visible, de tirer au clair la question de ses compétences de russophone. Ce n’est pas une question anodine : on ne peut parler authentiquement de ses expériences personnelles que dans sa langue ; or, Polsky interroge son protagoniste, Viatcheslav Fetissov, vedette de l’équipe, en anglais.

De la langue utilisée dépend aussi le degré de confiance dans les échanges. Là se situe une faille fondamentale dans le film : la réticence de Fetissov face à son interviewer. Le Figaro retient que l’interview commence de façon peu courtoise, Fetissov faisant un doigt d’honneur à Polsky ; mais pourquoi le traiterait-il avec égards ?

Polsky lui a demandé une interview en pleins Jeux de Sotchi, Fetissov, qui a été l’un des porte-drapeaux des sportifs russes, est alors ministre des Sports, et a bien d’autres chats à fouetter. Du reste, qui est Polsky ? Wikipédia ne nous apprend pas grand-chose : Polsky vient de la production, et Red Army est son seul film (c’est un cas de figure de plus en plus fréquent : un type qui évolue dans les milieux du cinéma et qui sort de l’anonymat pour faire un seul film, comme Salvatori-Sinz (pourvu que je n’écorche pas son nom !) ou Florian Henckel von Donnersmarck qui, avant et depuis La Vie des autres, n’a pas fait grand-chose : on pense alors à des commandes, voire des contrats).

Red Army est donc un film américain : mais pourquoi s’intéresser à l’équipe de hockey russe ? La réponse est simple, prévisible (je regrette, mais c’est le cas de toute la production hollywoodienne), même si elle semble paradoxale : Polsky traite des succès de l’équipe russe pour parler en parallèle de l’échec du système communiste et de la décomposition, contemporaine, de l’URSS. Tout le film joue ainsi contre son sujet, la problématique étant : comment un système aussi abominable a-t-il pu produire une grande équipe qui nous a battus, nous et nos amis canadiens ? Le critique du Figaro assure : «Habile, le montage se fait oublier derrière des interviews pleines d’enseignements.» Mais le montage est on ne peut plus indiscret, interrompant des images sportives ou des témoignages de sportifs russes pour faire asséner par un ou deux journalistes états-uniens le catéchisme de la guerre froide, c’est-à-dire les accusations sempiternelles contre le communisme et sa propagande totalitaire et l’affirmation de la supériorité du système américain et de ses magasins où on trouve toutes sortes de fruits en plein hiver ! (C’est ainsi qu’on a persuadé les Allemands de l’Est de brader leur emploi à vie, leur système de retraites, leurs logements à prix protégé… contre des bananes.) Ces leçons prennent un tour humoristique (volontaire ? on peut en douter, car la propagande américaine est une seconde nature, devenue inconsciente) lorsque Jimmy Carter intervient pour féliciter l’équipe de hockey US après une victoire, pour conclure : «Cela montre que le système américain est le bon» ! Mais ce sont aussi les questions du réalisateur-interviewer qui sont biaisées : à un camarade de Fetissov qui  évoquait la vie en commun des hockeyeurs et leur solidarité, il demande avec insistance : «Mais en dehors de l’entraînement, vous lisiez ? Vous aviez des hobbies ?». On comprend bien l’accusation implicite : le système communiste supprime toute différence individuelle, toute liberté. Mais imagine-t-on un journaliste US demandant à un hockeyeur canado-américain : «Et à part ça, qu’est-ce que vous lisez ?» !

Cependant, vers la moitié du film, se produit une bifurcation : l’URSS se délite, mais les autorités russes empêchent leurs hockeyeurs de rejoindre la Ligue américaine et ses contrats juteux. On essaie alors de comprendre quel est le fil logique du film, puisqu’on abandonne le sujet apparent, les remarquables résultats de l’équipe russe ; mais le fil s’embrouille, on évoque les refus de Fetissov de partir aux USA, même quand le gouvernement russe l’y invite : quelles sont ses raisons ? Patriotisme, bouderie, désir de faire monter les enchères ? Mais le réalisateur n’a pas envie d’explorer la personnalité de son héros.

Non, pour comprendre la vraie logique du film, il suffisait de lire la fiche Fetissov de Wikipédia : «Avec Igor Larionov, il a contribué à casser la barrière empêchant les Soviétiques de rejoindre la ligue nationale de hockey en Amérique du Nord.» Les méandres du film devaient donc nous amener à ce happy end : les hockeyeurs russes se font engager dans des équipes US, sanctionnant ainsi la victoire du monde libre !

Le titre était significatif : Red Army n’a jamais été le nom de l’équipe de hockey mythique ; elle faisait partie des fédérations du CSKA Moscou (qui recrutait, certes, dans l’Armée Rouge, ce qui explique les deux dernières initiales : Krasnoï Armyi), club glorieux, qui compte bien d’autres succès que ceux de ses hockeyeurs. Le film est conçu comme un réquisitoire contre l’ennemi russo-soviétique, accusé d’utiliser ses équipes sportives comme une armée parallèle. Le journaliste US donneur de leçons apporte la morale du film : ces responsables russes formés sous le système communiste sont LE problème. Quel problème ? Le fait que la Russie n’accepte plus, comme sous Gorbatchev, de se laisser désagréger par le bloc occidental ?

Polsky est passé à côté de son sujet de départ et Red Army nous laisse donc sur une frustration : qui fera le vrai film sur les méthodes et la stratégie (qu’on a comparée à celle de la dream team du Barça) de l’entraîneur Anatoli Tarassov, sur les rivalités internes de la fédération russe de hockey et sur la personnalité séduisante mais ambiguë de Viatcheslav Fetissov ?

Parmi les films du Festival de cinéma vénézuélien, on pouvait voir deux documentaires : Dudamel, El sonido de los ninos (Dudamel, le son des enfants) et El Misterio de las lagunas.

Le premier se présente comme un hymne au Sistema, le Système d’orchestres juvéniles conçu en 1975 (donc bien avant l’ère bolivarienne) par l’économiste et (!) chef d’orchestre José Antonio Abreu, dans un but à la fois artistique et social : intégrer, par la musique, les enfants des quartiers pauvres, leur permettre de dépasser leur situation socio-économique, et leur offrir une perspective de promotion professionnelle, soit directement (le système se nourrit lui-même et réclame de plus en plus de professeurs), soit indirectement (en leur inculquant des valeurs de discipline et d’effort). C’est une belle entreprise, mais qui réclamerait du moins une problématisation (n’y sent-on pas un aspect paternaliste, voire conservateur, comme chez ces philanthropes qui créaient des clubs de foot pour détourner les ouvriers de l’action politique ?).

Mais le film, au lieu de nous présenter le créateur, l’octogénaire J. A. Abreu (beau vieillard au demeurant), préfère faire virevolter devant la caméra Gustavo Dudamel, un jeune prodige qui a bénéficié du Sistema (mais n’est pas un exemple vraiment probant, car il vient d’un milieu de musiciens), aujourd’hui chef d’orchestre à Los Angeles et coqueluche des médias avec ses boucles brunes et ses charmantes fossettes (il rappelle l’acteur fétiche de Pasolini, Ninetto Davoli).

De même, au lieu de nous montrer les fruits du Sistema dans les bidonvilles de Caracas, le film fait de la pub pour le Sistema en nous faisant voyager dans tous les pays franchisés, parmi lesquels la Corée du Sud, où on interviewe un jeune garçon sous le patronage d’une Holy Bible placée bien en évidence sur une étagère.

De fait, le film est une coproduction Venezuela-USA, et semble être un remake consensuel (tout le monde se congratule, avec des yeux extasiés de ravi de la crèche) et spectaculaire (morceaux musicaux faciles de concerts en noeud pap’ ou au milieu d’un quartier populaire avec vues aériennes) d’un autre film antérieur, du même réalisateur, Alberto Arvelo Mendoza, Tocar y luchar o la orquesta de los pobres (Jouer et lutter ou l’orchestre des pauvres), de 2005, dont on aurait oublié la partie lutter, puisque la morale assénée par un des chefs d’orchestre intervenants est : «La musique changera le monde

Heureusement, le Festival réservait une découverte passionnante, El Misterio de las Lagunas, d’Atahualpa Lichy, tourné dans les villages des Andes vénézuéliennes, dans l’État de Mérida, au Nord-Ouest du pays, entre les installations pétrolières de Maracaibo et la populeuse Caracas ; malgré cette proximité, le secteur est encore (pour combien de temps ?) isolé au milieu des montagnes, hors de portée des signaux des radios ou des portables. Le réalisateur aurait pu faire un reportage misérabiliste comme le tristement célèbre Las Hurdes, tierra sin pan, de Bunuel, ou se présenter en champion des Lumières face à des sauvages, comme le héros du roman autobiographique de Levi, Le Christ s’est arrêté à Eboli, ou du film de 1979 de Francesco Rosi, habituellement plus inspiré.

Car ces deux œuvres ne peuvent convaincre que des citadins ignorant tout de la vie des paysans et se contentant de plaquer sur tout la grille manichéenne et paresseuse : préjugés archaïques versus Lumières et modernité. El Periódico de Extremadure publie justement aujourd’hui, 21 mars 2015, un article (dont je recommanderais la lecture à tous les hispanophones qui veulent se faire une idée juste sur ce film mythifié) sur les polémiques provoquées par le pseudo-documentaire de Bunuel. Pseudo, car on sait aujourd’hui que tout y a été mis en scène, selon un scénario préparé d’avance, pour présenter les Hurdes comme une terre d’obscurantisme et de misère effroyables, et faire de son film une exhibition gore (tremendista) selon les mots d’un anthropologue, n’hésitant pas pour cela à torturer un âne, à transformer un groupe de villageois en acteurs maigrement rémunérés, et à énoncer des contre-vérités : «Dans les Hurdes, on n’entend jamais une chanson» : les survivants témoignent, eux, du plaisir avec lequel il écoutait, dans la taverne du village, les femmes du coin chanter des chansons traditionnelles, rémunérées par quelques piécettes.

Ce mépris aveugle à la réalité, ce parti-pris de truquage didactique par un détenteur des Lumières est aux antipodes du documentaire de Lichy ; il nous montre, au contraire, la richesse des traditions et des savoir-faire paysans, ce qu’aurait pu voir aussi à Aliano (le village du Christ s’est arrêté…) Levi, confiné là par les autorités fascistes, si, au lieu de vouloir apporter la civilisation aux sauvages, il avait profité de cette expérience pour découvrir la culture de la Basilicate. Nous découvrons donc avec émerveillement la culture des villages des Andes, d’une activité agricole et d’une fête à l’autre.

Là, on n’a pas besoin de télévision, les paysans sont bien plus autonomes que nous citadins, et les artistes locaux abondent, chanteurs traditionnels, ou violonistes compositeurs, dont les airs, comme les corridos mexicains, s’inspirent de la chronique locale, ou encore jeune cavalier virtuose qui fait danser son cheval. Mais on retient surtout les images des grandes fêtes, incroyablement colorées : celle de San Isidro, patron des paysans, le 15 mai, où défilent dans les rues des attelages de bœufs aux cornes ornées de fleurs et de fruits, comme des cornes d’abondance, ou celle de San Benito, fin décembre, dont le culte, venu de Palerme, répandu dans toute l’Amérique latine, s’est mêlé ici à une célébration patriotique, celle de la Campagne admirable de Simon Bolivar, en 1813, qui a abouti à la conquête de l’Ouest vénézuélien, jusqu’à Caracas et à la IIe République du Venezuela. Cette fête est encore plus spectaculaire : les hommes se peignent le visage en noir (San Benito est un saint noir, originaire d’Afrique), et, armés de tromblons rafistolés (versant historique de la célébration), font exploser des charges de poudre (les blessures aux mains font partie de la fête, les secours sont là, prêts à intervenir).

Mais le documentaire se construit (de façon peut-être trop dramatique) autour du mystère des lagunes, face obscure de la culture traditionnelle : les sacrifices humains qu’on offrait aux dieux des lagunes (Arco et Arca, Soleil et Lune), mis en rapport, par une anthropologue strictement objective, évitant tout commentaire moralisateur, avec la célébration des Angelitos : jusqu’au début des années 1970, les enfants morts étaient grossièrement momifiés, revêtus d’habits de fêtes, et offerts pendant des mois parfois à la contemplation des villageois, pour la plus grande fierté de leurs parents. Ces enfants étaient en effet les substituts des anciens sacrifices humains, conçus comme des offrandes des prémices, destinées à appeler la protection des dieux sur toutes les autres naissances. Coutume barbare ? Mais en quoi témoigne-t-elle de plus de superstition que la croyance, aujourd’hui, semble-t-il, majoritaire, que le meilleur moyen de protéger une population et de lui apporter la démocratie est de la bombarder et de détruire son pays ?

Ce documentaire envoûtant ne laisse qu’une question : ces villageois, successeurs, et en partie descendants des Indiens Mucuchies, sont-ils vraiment aujourd’hui aussi isolés et autonomes que le montre le film, ou leur culture et leurs fêtes n’ont-elles pas déjà été récupérées par l’industrie du tourisme ?

Le documentaire est donc un genre à accueillir avec intérêt et méfiance. Il peut nous mettre en contact avec d’autres cultures,apportant les connaissances concrètes que les médias, qui ne fonctionnent que sur des généralités idéologiques, nous refusent. Mais c’est aussi une arme de propagande plus sophistiquée que les blockbusters hollywoodiens. Et, comme pour les films de fiction, on peut se demander si le cinéma états-unien est plus dangereux quand il récrit et mythifie sa propre histoire, comme dans American Sniper, ou quand il récrit celle des autres peuples, comme dans Red Army, selon ses propres critères et intérêts. Mais il y a pire que le documentaire de propagande US, c’est le documentaire français, aussi creux que faux, qui n’apporte ni information ni spectacle.

Rosa Llorens

Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeur de lettres en classe préparatoire.

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Les leçons géopolitiques d’un tankiste russe

Par Yuriy Selivanov – Le 15 mars 2015 – source Fort Russ

Cela fait trois ans que Mosfilm a terminé l’une des créations les plus insolites de l’industrie contemporaine du cinéma russe, le film Tigre blanc* de Karen Shakhnazarov. L’année 2012 a été une bonne année, douce et prospère, où il était de bon ton de glorifier la vie, et donc un film sur un tankiste russe grièvement brûlé semblait hors de propos. D’ailleurs il a fait un flop commercial.

Personne ne savait alors ce qui allait arriver à ce monde en seulement deux ans, ni comment, dans le contexte d’un avenir incertain, on devait accueillir ce film vraiment prophétique. Prévenez-nous la prochaine fois!

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Les enlèvements de l’EI
sont-ils une propagande de l’Observatoire syrien des droits de l’homme?

Par Shawn Helton – Le 28 février 2015 – Source 21WIRE

GUERRE PSYCHOLOGIQUE 

Les enlèvements de l’État islamique sont des instruments de propagande de l’Observatoire syrien des droits de l’Homme

Les derniers racontars sur les enlèvements d’EI tirent leur origine d’une source unique, l’Observatoire syrien des droits de l’homme, une organisation financée de façon importante par l’Union européenne…

Il y a eu ces derniers jours un flot de rapports sur les militants sunnites masqués, connus sous le nom d’EI. Une organisation activiste financée par l’Union européenne et basée au Royaume-Uni, l’Observatoire syrien des droits de l’homme a distribué ces rapports prétendant que 220 chrétiens assyriens issus de 11 villages, avaient été enlevés dans la campagne de Tal Tamir à al-Hasakah en Syrie, par les ninjas croquemitaines tout de noir vêtus.

L’histoire arrive après des articles révélant, apparemment, que des combattants des Peshmergas ont été retenus captifs dans des cages (voir la vidéo plus loin).

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Depuis 75 ans, on nous montre le même film de guerre américain

Par Peter Van Buren – Le 19 février 2015 – Source TomDispatch

Oui, ils sont devenus la plus grande des générations (une phrase qui m’a toujours fait penser à une pub pour une boisson gazeuse), mais ce n’est pas ainsi qu’ils se voyaient à l’époque. Comme l’a montré Susan Faludi dans son livre Stiffed (Raidis), devenu un classique, et comme j’ai pu le constater enfant, les hommes qui sont rentrés au pays après la Seconde Guerre mondiale étaient particulièrement silencieux à propos de leur expérience des combats, du moins avec leurs enfants. Mon père, qui avait été officier pour le 1er Groupe de commandos aériens en Birmanie, avait quelques anecdotes qu’il finissait par raconter, si on l’y encourageait, mais en général, il ne parlait de la guerre que lorsqu’il était en colère. Par exemple, je peux me rappeler d’une occasion où il s’est emporté et nous a interdit, à ma mère et à moi, d’aller faire nos courses chez l’épicier du quartier car, d’après lui, son propriétaire avait profité de la guerre. En de rares occasions, il pouvait sortir de l’armoire un vieux sac de marin rempli de souvenirs de guerre, dont un brassard nazi (sans aucun doute échangé avec quelqu’un qui avait été sur le front européen) et quelques glorieuses cartes de soie de Birmanie, oranges ou blanches, qui étaient censées ne pas prendre de place dans le sac d’un commando. Il s’agit de moments excitants de mon enfance, bien que mon père n’ait eu que peu à déclarer à propos de ce qu’il nous montrait.

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La Libye, l’Égypte et l’État Islamique: La troisième guerre mondiale pourrait-elle commencer avec une vidéo ?

Patrick Henningsen

Par Patrick Henningsen – Le 17 février 2015 – Source 21st Century Wire

Ce qui s’est passé en Libye cette semaine ne devrait pas surprendre ceux qui ont prêté attention à ce qui s’est passé durant les quatre dernières années.

Géopolitiquement parlant et en considérant sa proximité avec l’Europe, ce nid de vipères a le potentiel pour devenir encore plus périlleux que la Syrie. Au début de la nouvelle année, nous avions prédit que la Libye deviendrait le prochain théâtre important pour l’EI, ouvrant la voie à une éventuelle intervention des États-Unis ou de l’OTAN. A la fin de l’année, 21WIRE avait fait paraître un article intitulé Game Changers: 2015 Prediction [Changer la donne: prédictions pour 2015], qui expliquait :

«Parmi tous les fronts de conflits potentiellement émergents selon la planification centrale de l’OTAN, celui-ci est de loin le plus prometteur. D’une manière hégélienne classique, le désastre libyen que l’OTAN a engendré en 2011, est maintenant mûr pour une deuxième tournée de nettoyage. Tout comme pour l’Irak, le pays a été effectivement séparé en trois régions. Les seigneurs de guerre et les gangs terroristes se sont emparés du pouvoir laissé vacant par la décapitation bâclée du régime de Kadhafi en 2011, et le gouvernement fantoche de l’OTAN s’est déjà mis à l’abri, utilisant ce qui reste de sa force aérienne pour bombarder ses propres villes.»

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Le septième art au service de la propagande anti-Poutine

Par Rosa Llorens – Le 12 février 2015 

Commentaires sur le film Territoire de la liberté d’Alexandre Kouznetsov

Le film de montagne constitue un genre à part, souvent connoté idéologiquement: c’est dans ce genre que s’est d’abord illustrée Leni Riefenstahl, avec La Lumière bleue, de 1932, avant de devenir la grande cinéaste du Troisième Reich.

S’il se présente comme un documentaire, Territoire de la liberté sert, lui aussi, une démonstration idéologique, contre la Russie de Poutine.

Le titre lui-même est fort clair: le mot liberté, comme le mot démocratie, est un des piliers de notre novlangue; il est, en soi, vide de contenu, mais il implique toujours une intention polémique. A un premier niveau, géographique, il désigne ici un espace naturel, au-dessus de Krasnoïarsk (dans la Sibérie méridionale), caractérisé par ses barres rocheuses, les Stolbys, fréquentées (selon les résumés du film) par une communauté d’alpinistes, dont fait partie le réalisateur, Alexandre Kouznetsov.

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La Russie, ultime recours avant la Chute?

Par Nikita Mikhalkov – Le 30 janvier 2015 – Source (en anglais)  FortRuss

L’EUROPE EST UN HOSPICE, ET MERKEL EST LE SEUL HOMME ENCORE VALIDE

Nikita Mikhalkov, cinéaste russe

Interview donnée à Russia 24 le 30 janvier 2015. 

Regardez les visages de Turchinov, Porochenko, Iatseniouk, de cette dame pas très équilibrée qui voulait utiliser l’arme atomique. [Probablement une des hystériques qui officie au Département d’État US, note du Saker Francophone]

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Art et Liberté d’exécration
Hollywood tue des Arabes : le film. 

Par Khaled A. Beydoun et Abed Ayoun, Al Jazeera
Le 25 janvier 2015 – Source Al Jazeera

le film “American Sniper” nous SATURE EN rejouANT leS VIEUX clichés racistes.

Le film réalisé par Clint Eastwood contient tous les clichés des films de guerre selon Beydoun and Ayoub [Reuters]

L’art et la propagande ont un rapport intime. Tout spécialement aujourd’hui, aux États-Unis, où les films de guerre sont un genre sacré qui montre, dans l’intimité, des M. Tout-le-monde états-uniens issus de la classe moyenne ordinaire de leur pays et placés au milieu des dangers d’un champ de bataille à l’étranger, où ils deviennent des héros aux proportions historiques.

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