«La Isla minima» inaugure un nouveau genre : le film-Podemos

Par Rosa Llorens – Le 31 août 2015

Le film d’Alberto Rodriguez est bien parti au box office, dépassant fin juillet les 150 000 entrées ; et fin août encore, la salle où je l’ai vu était pleine, ce qui est remarquable pour un film espagnol portant une signature presque inconnue en France. On peut se féliciter de cette dynamique : La Isla minima est un bon film, et un bon spectacle, et il était temps de tourner la page du cinéma de papa, le cinéma-Almodovar.

Mais on peut se demander, comme le blog Le Passeur critique, ce qu’il en est vraiment de ce film, coqueluche de la critique officielle, «vendu chez nous comme le thriller phénomène du cinéma espagnol» (il a trusté aux Goya, les César espagnols, 10 récompenses) : est-ce bien un film exceptionnel ? Le choix du paysage est certes bluffant, mais il souligne les faiblesses du buddy movie (les relations entre  deux flics que tout oppose), ainsi que de l’analyse sociale.

On ne s’attendait pas à ce paysage : les rizières du delta du Guadalquivir. Les auteurs du western spaghetti avaient déjà prouvé que l’Andalousie pouvait avantageusement remplacer l’Arizona ou le Nouveau Mexique ; voilà qu’elle nous offre aussi les bayous de Louisiane (Tavernier n’y avait pas pensé quand il est allé tourner Dans la brume électrique aux States). Dès le générique, Rodriguez exploite cet atout : on découvre une vue aérienne du delta qui ressemble aux circonvolutions du cerveau, annonçant qu’on va s’enfoncer dans les méandres ténébreux de l’esprit humain (dans le corps du film, cependant, Rodriguez triche et tombe dans la facilité en filmant des flamants roses dans le Parc naturel de Donana – d’ailleurs menacé par la culture intensive de la fraise). Il réussit ainsi un incipit mystérieux, analogue à celui de El Jarama, roman de 1955 de R. Sanchez Ferlosio, qui commence par ancrer son action dans le paysage de la rivière castillane du Jarama. Un lecteur l’ayant félicité pour ce prologue, le plus beau passage du roman, Sanchez Ferlosio écrivit une jolie préface auto-ironique où il avouait qu’il l’avait recopié dans un manuel de géographie. Rodriguez pourrait recevoir le même compliment ; car la suite déçoit quelque peu.

D’abord, l’équipe des deux policiers chargés d’enquêter sur le meurtre de deux jeunes filles est caricaturale et n’arrive pas à fonctionner : c’est Juan qui rit et Pedro qui pleure, ou plutôt qui fait la gueule, d’un bout à l’autre du film (pour bien montrer qu’il est idéaliste), Juan l’ancien policier tortionnaire du franquisme, et Pedro le policier pur et démocrate ; et leurs relations n’évolueront pas, il n’y aura entre eux aucune émotion humaine, pas le moindre sourire de complicité. Pour trouver une paire de policiers réalistes, mieux vaut lire Penalty (El Delantero centro fue asesinado al atardecer) de Vazquez Montalban : Fonseca, le vieux policier franquiste, ventripotent et inculte, est maintenant flanqué d’un jeune policier, mince, élégant, spécialiste de sémiologie et féru d’analyses de contenu. Mais les fondamentaux de la police n’ont pas changé en 1988, et sa fonction, démocratie ou pas, est toujours de maintenir l’ordre instauré par les puissants ; aussi le jeune policier sémiologue, confronté à un délinquant ou un SDF, est-il aussi dur que le policier ringard. Faire croire qu’avec la transition démocratique, en 1980, apparaît une nouvelle race de policiers relève de l’escroquerie ou d’une naïveté boboïste.

C’est là que se situe la pire faiblesse du film : le réalisateur précise lourdement que nous sommes en 1980 et montre consciencieusement des groupes de journaliers réclamant une augmentation. On apprend donc que les journaliers andalous sont mal payés ! On veut bien le croire, mais l’analyse est sommaire. Aucun syndicaliste, aucun ouvrier gréviste n’interviendra au cours de l’enquête (Rodriguez préfère le personnage pittoresque du braconnier), pas plus qu’on n’entendra le latifondiste [grand propriétaire terrien, ndlr] du secteur exposer sa conception de la transition (qui serait : changer de régime pour que tout reste comme avant). Non, nous sommes invités à croire qu’il suffira que de jeunes flics remplacent les flics ripoux pour instaurer une belle démocratie. Le politiquement correct va jusqu’à donner le rôle de celui qui dit le droit (en dénonçant à son collègue le passé franquiste du vieux policier) à un journaliste paparazzi : pour Rodriguez, la presse est encore un contre-pouvoir, comme l’enseignait Tocqueville !

Cette absence de critique sociale affaiblit le scénario (même si le film a aussi raflé le prix du meilleur scénario original) : on sait que refuser la facilité du vagabond qui passait par là est la règle de base de l’auteur de polar (A. Christie ne se lasse pas de l’affirmer) : c’est pourtant un peu ce qui se passe ici, et la trouvaille géniale de la diabolique Dyane blanche tombe à l’eau (dans tous les sens) quand on découvre son conducteur. Certes, faire du latifondiste, un moment soupçonné, le coupable, pourrait sembler conventionnel ; mais au moins le scénario aurait été carré, cohérent avec l’arrière-plan social, qui reste en fait à l’état de décor.

On ne peut donc que se rallier au jugement du blog Le Bleu du miroir : le message pseudo-politique du film «rappelle les discours de Pablo Iglesias [dirigeant du parti Podemos, ndlr]», avec lesquels il partage la faiblesse d’analyse et l’inconsistance idéologique (voir l’article de Razmig Keucheyan et Renaud Lambert dans Le Monde diplomatique de septembre 2015 : Ernesto Laclau, inspirateur de Podemos).

Ce genre du film-Podemos aura-t-il le temps de prospérer? Les compères de Pablo Iglesias, confrontés au pouvoir municipal, ont déjà commencé à décevoir. Mais il ne faut pas oublier un autre aspect du film, peut-être frivole, mais marquant : il nous fait découvrir, dans un rôle secondaire, le nouveau sex symbol espagnol, Jesus Castro, d’une impressionnante beauté romaine.

Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeure de lettres en classe préparatoire.

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