Par Rosa Llorens – Le 28 mai 2015
C’est la bonne surprise qu’on attendait dans le cinéma français, un film de qualité (comme La Dilettante ou Quand la mer monte) qui émeut ou séduit et qui marche, sans grosse campagne publicitaire (avant d’être récompensé à Cannes, il avait déjà fait 200 000 entrées).
C’est aussi la grosse sensation de la soirée du palmarès de Cannes, le seul moment d’émotion dans cette cérémonie léthargique ou grotesque, marquée par le long laïus lacrymatoire, façon valise en carton, d’Agnès Varda, le léchage de bottes indécent du représentant de l’Alena, le Mexicain Michel Franco qui lance aux Présidents Coen et Coen : «Vous êtes mes héros!», les courbettes tous azimuts du bouffon J. Audiard – et tous ces autres lauréats qui n’ont rien à dire (Ely Dagher, Prix du court métrage, s’acquitte de la corvée d’un simple : «C’est super!»). Seul le Prix de la mise en scène, le Taïwanais Hou Hsiao Hsen, fait entendre sa différence par un gag discret : «J’avais déjà eu un prix, mais je ne me rappelle plus lequel.»
L’annonce du Prix d’interprétation de Vincent Lindon a d’abord été saluée par une ovation (bien différente des applaudissements polis qu’on a souvent entendus), puis son discours a fait, enfin, entendre la voix d’un homme, d’une personnalité généreuse, qui partageait sa joie avec les autres (à la différence des narcissiques et arrogantes A. Varda et Emmanuelle Bercot) : oui, son prix a fait plaisir à tout le monde, et la sympathie qu’il a ainsi suscitée a rejailli sur le réalisateur Stéphane Brizé («Il est à moi – je vous le prêterai, mais il est à moi», autre déclaration attendrissante de Lindon, avec le désormais célèbre «Je n’avais jamais eu de prix.»).
Et, bien sûr, on avait terriblement envie de voir le film. Qu’en est-il donc? Est-ce Lindon qui met en valeur La Loi du marché? Ou le film qui met en valeur l’acteur? En fait, ils sont indissociables : le film lui-même est fort et émouvant, et on voit avec surprise un Lindon tout en intériorité, qui ne semble même pas jouer (à l’unisson des autres personnages, dont aucun n’est un professionnel). Brizé a réalisé un film rigoureux comme une démonstration, mais plein d’humanité, en vingt séquences (à peu près), qui se succèdent de façon sèche, sans amabilité, pourrait-on dire pour reprendre la séquence du débriefing d’entretien de Thierry, et qui sont autant de pas dans l’itinéraire du héros.
Film réaliste, aux allures de documentaire, il échappe à toute faute de tact, à toute invraisemblance : comme Ken Loach, Brizé ne pense pas que, pour être réaliste, il faut forcer sur la noirceur (contrairement au film Jamais de la vie, de P. Jolivet, où le héros gardien de nuit est radicalement seul, nanti seulement d’une sœur qui est une vraie pute, et qui raille cruellement son action de syndicaliste). Thierry, lui, a une femme avec qui il forme un couple parfaitement solidaire ; certes leur fils est handicapé, il a du mal à articuler, mais il est intelligent, il passe son bac et va faire des études de biologie (il y a même dans le film un moment de bonheur sans mélange : la leçon de danse du couple).
Matériellement aussi, tout est crédible, de la cuisine Ikéa (on voit trop de cuisines de luxe au cinéma) aux costumes, qui méritent une mention spéciale, par leur souci d’exactitude balzacienne : ils permettent de hiérarchiser tout de suite le gérant du magasin, avec son costume qui fait des poches, et le représentant de la direction, au costume impeccable ; ils font aussi une grande partie du pathétique, lors de la comparution du deuxième voleur, le petit vieux propre sur lui, qui essaie de garder sa dignité en soignant sa tenue, mais dont la cravate est tellement de mauvais goût.
Mais le plus important, c’est bien sûr le réalisme psychologique, l’évolution qui va amener Thierry à la décision finale : chaque séquence apporte son élément d’explication, de sorte que quand elle se produit (Thierry ne prononce pas un mot, il quitte discrètement l’image), on n’a besoin d’aucun éclaircissement supplémentaire ; la fin est à la fois brutale et indiscutable. Car le film pose un problème, moral et social à la fois : jusqu’où peut-on aller pour trouver ou garder un emploi? Il rejoint ainsi K. Loach, dans A free world, ou La Part des anges, et les Dardenne, dans Deux jours, une nuit, film qui pourrait avoir pour titre Le Prix d’une femme, comme La Loi du marché a été traduit en anglais par The Measure for a man.
Le choix final de Thierry, entre les contraintes matérielles et la raison de bon sens d’un côté, et de l’autre la dignité personnelle et les relations avec les autres, peut soulever une question : ce film est-il le récit d’un échec? Pour Les Cahiers du cinéma, il montre l’engrenage d’un échec (mais les Cahiers éreintent tout film social). D’autres voient aussi chez Thierry du défaitisme ; quand son camarade syndicaliste propose de continuer le combat judiciaire contre l’entreprise qui les a licenciés, Thierry exprime son ras-le-bol : il est temps de tourner la page. Mais ce n’est pas une attitude négative, au contraire : il ne s’enferme pas dans les regrets et la hargne, et constate (sans théoriser) l’échec de l’action syndicale. Il y a longtemps que K. Loach avait fait le même constat à l’égard du Labour et des syndicats anglais (dès 1993, dans Raining Stones).
Pendant tout le film, Thierry fait donc face et, plusieurs fois, il montre qu’il a encore la force de dire non (ainsi quand la conseillère de sa banque lui suggère de vendre son appartement, fruit de toute une vie de travail et de couple). Son choix final est l’aboutissement de cette logique. Face à des conditions de travail révoltantes (il doit espionner ses collègues caissières et dénoncer leurs irrégularités), il dira encore non, et ce non est une affirmation morale : la vie et la dignité d’un homme, ou d’une femme, n’a pas de prix (on retrouve le thème de Deux Jours, une nuit, celui des 30 deniers de Judas, même si, ici, il n’y a pas de parabole religieuse affirmée).
Cette affirmation a mûri en particulier dans ces moments forts du film que sont les jugements des quatre délinquants dénoncés par Thierry et son collègue vigile. Le premier a un aspect comique : le chenapan qui a volé un chargeur pour son portable essaie d’abord de crâner, et puis il règle simplement le prix de l’article. Puis ils deviennent dramatiques, avec le papy qui a volé de la viande parce qu’il a épuisé l’argent du mois, puis les deux caissières qui ont mis de côté des bons de réduction : chaque fois, le coupable est filmé de face, sur un fond de mur blanc et nu, comme si on était au commissariat ou au tribunal (on pense à la séquence du procès, au début de La Part des anges, quand on juge une mère de famille qui a travaillé au noir pour arrondir ses allocations de chômage et pouvoir subvenir aux besoins de ses enfants). Cette stigmatisation de personnes adultes, humiliées et infantilisées pour un délit mineur («Vous vous rendez compte de ce que vous avez fait ? C’est du démarquage»), par des gens sans aucune autorité morale ni légale, mais face auxquels elles sont totalement vulnérables puisqu’elles sont leurs employées, est observée par un Thierry silencieux, souvent filmé de dos ; mais le spectateur ressent tout ce qui se passe dans sa tête, il a honte avec lui, pour les coupables, et pour lui, obligé de participer à leur lynchage moral, qui aboutira, avec le suicide d’une caissière, à un véritable meurtre.
Mais Stéphane Brizé a fait dans son film un choix moral : en faisant le choix héroïque de la dignité et de la solidarité, Thierry rend justice à ces personnes laissées pour compte par la société néo-libérale, qui trouvent ainsi la considération qu’elles méritent (selon les paroles de Lindon dans son discours à Cannes), et permet au spectateur de repartir avec un sentiment d’espoir .
Rosa Llorens est normalienne, agrégée de lettres classiques et professeure de lettres en classe préparatoire.