Par François Roddier – Le 15 janvier 2017 – Source francois-roddier.fr
Dans mon billet précédent, j’ai développé l’analogie entre les cycles économiques tels que les décrivent Turchin et Nefedov (billet 90) et le cycle diurne d’un cerveau humain. Dans mon billet 101, j’ai montré que l’évolution politique d’une société s’apparente également au fonctionnement d’un cerveau humain. Il est intéressant de juxtaposer les deux approches. C’est ce qui est fait sur la figure ci-dessus. Reprise du billet précédent, j’y ai ajouté les quatre types de société d’Emmanuel Todd et les quatre états du cerveau mentionnés au billet 101.
Du point de vue thermodynamique, les quatre côtés du carré sont l’analogue du mouvement convectif de l’eau dans une casserole sur le feu. En bas, durant la phase de dépression, l’eau se réchauffe. À gauche, devenue moins dense, l’eau monte vers la surface. C’est la phase d’expansion (ascension économique). En haut, elle s’étale et se refroidit. C’est la phase de stagflation. À droite, l’eau refroidie redescend. C’est la phase de crises durant laquelle les sociétés s’effondrent. Ces quatre phases correspondent aussi aux quatre temps d’une machine à vapeur décrits dans mon billet 104. La phase de dépression correspond à une compression adiabatique, la phase d’expansion à une détente isotherme, la phase de stagflation à une détente adiabatique, la phase de crises à une compression isotherme.
Dans le cas du cerveau, les flèches indiquent les directions vers lesquelles le seuil et l’intensité des connections croissent. L’analogue pour une société pourrait être les seuils d’embauche, la phase de crises correspondant à une période de chômage élevé. L’analogue des intensités serait alors la stabilité de l’emploi. La phase de stagflation serait ainsi une phase d’emploi précaire. Ce schéma conduit à la description suivante du cycle complet d’évolution d’une société.
La phase de stagflation correspond à des sociétés inégalitaires. Nous avons vu que l’interconnectivité y est élevée, rendant la société d’autant plus fragile que l’intensité des liens y est faible (voir les travaux d’Ulanowicz décrits dans mon billet 86). Les inégalités croissantes créent des tensions sociales amenant les gouvernements à tenir des politiques autoritaires. Les individus ne restent solidaires que pour maintenir la société en marche et l’empêcher de se désagréger : c’est une solidarité « mécanique » au sens de Durkheim. Elle favorise l’action collective sous contrôle d’une autorité commune.
La remise en question de l’autorité crée des révoltes, voire des révolutions. On entre dans la phase de crises. Toujours autoritaires, les politiques tendent à devenir plus égalitaires. Les seuils élevés des connections rendent toutefois les coopérations difficiles. L’économie a du mal se développer librement. Une économie dirigée souvent la remplace, maintenant ainsi la société en état de survie.
Lorsque l’économie est au plus bas, on entre dans la phase de dépression. Des sociétés de nature égalitaire se développent à partir de traditions locales. De nouvelles connections s’établissent et permettent à l’économie de redémarrer. Le succès de la reprise renforce l’intensité des connections qui culmine. La solidarité entre les individus y est élevée, mais il s’agit maintenant d’une solidarité organique au sens de Durkheim : elle laisse libre cours aux diversités d’opinion ; elle favorise le dialogue et la réflexion.
Peu à peu, la société devient plus libérale, favorisant l’innovation. On entre dans la phase d’expansion. Une telle société crée des modifications rapides de l’environnement auxquelles les individus ont de plus en plus de difficultés à s’adapter, ce qui nous amène à une nouvelle phase de stagflation.
On peut considérer une société humaine comme un être vivant dont les individus sont les cellules. La phase de crises correspond à la fin d’une société vieillissante et à la naissance d’une société nouvelle. Les phases suivantes sont celles du développement, suivi de la maturité puis de la vieillesse. L’économiste Joseph Schumpeter compare le cycle complet à une tornade. Il voit la phase de crises comme un processus de destruction créatrice.
La description que nous venons de donner des phases successives d’évolution d’une société est tout à fait cohérente et conforme aux descriptions historiques de Turchin et Nefedov. On pourrait donc penser qu’elle puisse servir de base théorique pour donner un sens à l’Histoire, comprendre son évolution passée, et même prévoir, au moins partiellement, son évolution future.
La réalité est, hélas, plus complexe. Les cycles réguliers donnés en exemple par Turchin et Nefedov s’arrêtent à la fin du XVIIe siècle. À partir du XVIIIe, l’évolution historique s’accélère et devient plus chaotique. Que s’est-il passé ? L’examen de l’évolution démographique en Europe nous apporte la réponse : on assiste à une montée spectaculaire de la densité de population, phénomène qui a conduit l’anglais Malthus à tirer le signal d’alarme.
Du point de vue thermodynamique, cela signifie une montée brutale de la dissipation d’énergie, à l’échelle de l’ensemble des pays développés. L’équivalent en dynamique des fluides n’est plus celui de tornades isolées, mais d’une cascade de tourbillons telle que l’a décrite le physicien russe Kolmogorov. Les tourbillons naissent maintenant à l’échelle de l’Europe. Durant leur phase de crise, ils tendent à créer des tourbillons plus petits à des échelles nationales. Eux-mêmes en créent d’autres à des échelles encore plus locales, pouvant aller jusqu’à provoquer des scissions. Sur son blog, Philippe Grasset parle de tourbillons « crisiques ».
Décrite par Turchin et Nefedov, la révolution anglaise de 1642 n’a pas été sans conséquence à l’étranger : elle a entraîné des remous aux Pays Bas et même en France. À partir du siècle suivant, les interactions entre les divers pays européens vont les rendre indissociables. On le voit avec la Révolution française. Provoquée par une monarchie autoritaire et inégalitaire, celle-ci tente d’instaurer une société plus égalitaire. Les biens de l’Église et ceux des nobles ayant fui à l’étranger sont confisqués. Cela requiert un gouvernement tout autant autoritaire, mais déclenche une coalition de pays étrangers contre la France. Comme on le sait, cela se termine par la défaite de Napoléon devant les Anglais à Waterloo, suivie d’une restauration de la monarchie.
Dans mon billet 73, j’ai décrit l’évolution de l’Europe au XIXe siècle, montrant le rôle joué par les colonies. Un cycle de 120 ans semble s’être établi sur toute l’Europe. Il se termine par un effondrement majeur : la Première Guerre mondiale. À partir de 1918, un nouveau cycle de 120 ans s’instaure, élargi aux États-Unis d’Amérique, tandis que la révolution Russe entame un cycle de même période mais dont la tendance s’oppose au premier. Bientôt le Japon et plus tard la Chine se joignent à la tourmente. C’est le phénomène de la mondialisation.
L’Europe continue cependant à jouer un rôle moteur. La phase de dépression s’étend de 1918 à 1948. Marquée par la crise financière de 1929, elle se termine avec la Seconde Guerre mondiale. La phase d’expansion s’étend de 1948 à 1978. Elle se termine avec l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en Angleterre (1979), suivie de celle de Ronald Reagan aux États-Unis (1981). Commence alors une phase de stagflation allant de 1979 à 2008. La phase de crises commence avec la crise financière de 2008. Elle se poursuit aujourd’hui, où elle est caractérisée par de fortes tensions au Moyen Orient.
Il est tentant d’extrapoler cette évolution aux prochaines années. La figure jointe à ce billet laisse présager un déclin de l’influence des sociétés inégalitaires comme les États-Unis en faveur de sociétés plus égalitaires comme celle de la Russie. La transition aurait lieu en 2023. On peut s’attendre également à un phénomène de « démondialisation » redonnant du poids aux souverainetés nationales, comme le suggère l’économiste Jacques Sapir. C’est le passage de la sélection K à la sélection r en biologie. . Ce mouvement pourrait inclure un retour aux monnaies nationales, comme le franc, non pas à la place de l’Euro mais en plus de ce dernier. Cela entraînerait un déclin de l’interconnectivité, améliorant la robustesse de l’économie. .
François Roddier
Après avoir enseigné pendant 18 ans la physique à l’Université de Nice, je suis parti avec ma famille travailler aux États-Unis. J’ai passé 4 ans à Tucson (Arizona) et 12 ans à Honolulu (Hawaii). Avec mon épouse, nous avons participé au développement de l’instrumentation optique des grands télescopes. À la fin de l’année 2000, nous avons pris notre retraite et sommes revenus en France. L’image en tête de ce blog montre une ceinture de poussières circumstellaires que nous avons découverte. Des planètes peuvent s’y former. Après m’être intéressé à l’origine des planètes, je m’intéresse maintenant à la planète Terre, à l’origine de la vie et aux théories darwiniennes de l’évolution.
Notes