Dévorer sa propre jeunesse


Par Dmitry Orlov – Le 30 novembre 2017 – Source Club Orlov

C’est un peu déconcertant quand vous essayez, encore et encore, et que rien ne semble fonctionner. Les gens te regardent et se demandent ce qui ne va pas chez toi : pourquoi ne peux-tu pas être moins sanguin et arrêter de pousser le même rocher sur la même colline tous les jours ? Si vous pensez que vous avez raison mais que rien ne fonctionne, alors quelqu’un doit avoir tort. Est-ce vous, ou est-ce le reste de l’univers ? Ou est-ce juste de la malchance ? Et le succès temporel et mondain importe-t-il réellement ?

Après tout, un échec est souvent beaucoup plus éclairant et instructif qu’un succès, et certaines personnes parviennent à jouer un rôle parfaitement productif dans la société en échouant devant tout le monde. Et tout expérimentateur vous dira qu’une expérience qui aboutit à un échec est généralement beaucoup plus reproductible qu’une expérience qui aboutit à un succès. Et montrer comment quelque chose ne fonctionne pas est souvent un bon moyen de pointer la direction vers autre chose qui pourrait réussir. Et le processus d’échec peut être parfaitement agréable − à condition de ne pas viser trop haut − parce que la pénibilité d’un échec est surtout une question d’échelle. Être en échec peut même vous rendre populaire, parce que la plupart des gens sont plus prêts à dénigrer qu’à admirer. L’admiration a un potentiel limité si l’objectif est de se sentir suffisant, omniscient et généralement supérieur.

Prenez-moi comme exemple. Je pousse dans une direction particulière depuis un certain temps maintenant. Il y a trois ans, j’ai publié, en collaboration avec des contributeurs partageant les mêmes idées, « Communities that Abide » une collection d’articles décrivant des exemples et des pratiques exemplaires de collectivités résilientes. Il a été établi que pratiquement aucune des initiatives actuelles visant à former des communautés durables et résilientes ne fonctionne réellement. Cela a inspiré deux autres personnes qui ont commencé à penser dans le même sens. Tout d’abord, Rob O’Grady a écrit « 150-Strong » qui définit un cadre conceptuel pour la construction de communautés d’une taille correspondant au nombre de Dunbar. C’est très utile pour ceux qui veulent réfléchir sur le sujet et savoir par eux-mêmes ce qui peut ou ne peut pas fonctionner, et pourquoi. Ensuite, Greg Jeffers a écrit « Prosperous Homesteading » qui décrit sa propre expérience de la construction d’une ferme prospère et autosuffisante. J’ai édité et publié ces livres, en espérant que toute la collection aidera à lancer un processus de formation communautaire durable.

Ce n’est pas le cas. Récemment, Greg, Rob et moi avons comparé nos impressions. Greg a prospéré dans son « homestead » mais il n’a pas réussi à établir une communauté viable autour de lui, au milieu d’autres communautés établies depuis longtemps qui prospèrent et grandissent. Greg, qui est au Kentucky, a écrit :

« Ce que nous n’avons pas, ce sont des gens intéressés à avoir des enfants et à travailler en coopération les uns avec les autres, de manière compétitive avec le monde dans son ensemble. Nous avons eu beaucoup de visiteurs. Nous n’avons eu aucun acteur. Et puis, il m’est venu à l’esprit : tous nos visiteurs étaient sans enfants, célibataires, des féministes, des prêcheurs de vertu, mais pas un seul couple avec un homme ayant assez de testostérone pour engendrer un enfant. Au bout du compte, ces gens ont rejeté l’idée de vivre en accord avec leur système de croyance et sont retournés poster leurs démonstrations de vertu sur Facebook en buvant des lattes au soja … Ma conclusion est qu’il est impossible de construire une communauté sans l’engagement des membres de la communauté envers la famille et les enfants. Voici une expérience de pensée : Imaginez un petit paradis insulaire tropical colonisé par un groupe de la taille du nombre de Dunbar, des intellectuels collectivistes sans enfants, autodidactes. Demandez-leur à tous de tenir des journaux détaillés ; revenez ensuite dans 40 ans et lisez les notes dans les journaux des 15 derniers survivants. Que pensez-vous que ces notes vont dire ? »

Rob, pendant ce temps, a déménagé avec sa famille dans l’île du Sud en Nouvelle-Zélande et vit, non pas hors-sol, mais sur la terre, entouré de diverses communautés de personnes qui essaient de faire quelque chose de similaire. Il a de bonnes chances de réussir : il a déjà eu une expérience positive en ayant construit une communauté de la taille du nombre de Dunbar sous la forme d’une entreprise de construction couronnée de succès, et il a des ressources autour de lui, y compris de bonnes terres agricoles, des familles et des enfants. Son approche est éclairée, en partie, par une compréhension de la culture maorie indigène et sur la façon dont ces éléments sont propices à la formation de communautés stables avec de plus une bonne gérance de la terre. Il a écrit :

« J’ai vu beaucoup de « woofers » (des travailleurs volontaires dans des fermes biologiques − un programme de bénévolat pour les voyageurs) qui sont passés par la ferme de mes parents. La plupart étaient plutôt inefficaces, et il y avait des types idéalistes que Jeff semble avoir également rencontrés. Le gars du coin qui vient maintenant pour aider à couper l’herbe dans les vergers fait le travail de six woofers. J’ai vu dans notre activité de construction, cependant, qu’il y avait des gens du coin qui se frayaient un chemin vers nous quand il y avait quelque chose de compatible avec leurs besoins … Pour mon effort, toujours en phase de germination, j’accumule de l’expérience avec ce qui existe déjà ici. Il y a déjà des communautés correspondant au nombre de Dunbar. La question que je me pose est la suivante : Quel est le seuil au-delà duquel une communauté assume une identité semblable à celle d’une tribu ? »

Quant à moi … je connais un couple dans notre village. Lui est actuellement en prison, pour des crimes contre des biens plutôt insignifiants (une folie de jeunesse) ; sa fiancée termine son cursus sans frais de scolarité en médecine vétérinaire. Ils se sont rencontrés sur Internet pendant qu’il était en prison. Quand elle sera diplômée et qu’il sortira, ils se marieront, emménageront dans leur village ancestral et commenceront un projet de « homesteading ». Son père va bien sûr leur donner des conseils et tous les porcelets qu’ils pourront gérer. Il parle aussi d’une vache. Il n’y a pas de pénurie de terres ; la terre est à celui qui la prend. En fait, il n’y a aucune pénurie. Il y a tellement de foin coupé et mis en balles juste pour garder la terre dégagée − que les greniers à foin sont pleins à craquer et que les balles excédentaires pourrissent dans les champs. Ce qui manque, c’est le manque de bras, à cause de l’attrait des lumières de la ville. Néanmoins, beaucoup de jeunes couples font la même chose ici et ailleurs. Si vous voulez faire du « homesteading » allez-y ; personne ne va vous arrêter. Qui plus est, le gouvernement vous donnera parfois même des terres gratuites et de l’argent pour vous aider à démarrer, et même parfois il vous fournira un accès routier, une couverture de téléphonie cellulaire et un accès Internet mobile 4G. Cela se passe en Russie, où, d’ailleurs, je n’ai rencontré aucun prêcheur de vertu et les féministes sont plutôt difficiles à repérer ; les femmes ici aiment que leurs hommes soient virils.

Mais qu’en est-il des États-Unis ? Là-bas, la politique publique fait en sorte que les riches continuent à s’enrichir tandis que les pauvres s’appauvrissent et la classe moyenne est … eh bien … déclassée. Si ce genre de politique publique vous semble autodestructrice, c’est probablement parce que c’est le cas. Chaque fois qu’il lui est permis de suivre son cours, les résultats de cette politique sont épouvantables. C’est le cas en particulier pour les riches qui ont continué à s’enrichir, dont les cadavres finissent par décorer des réverbères et dont le jet artériel ajoutera une touche de couleur aux places de la ville. Mais avant même que n’arrive cette inévitable fin de partie, la société s’effondrera, car elle aura abandonné et consommé ses jeunes.

C’est ce que nous voyons déjà aux États-Unis : la génération née à l’aube du XXIe siècle ne s’en tire pas aussi bien que celle de ses parents. Les jeunes sont lourdement endettés ; ils ne se marient pas ou n’ont pas d’enfant ; ils n’achètent pas de maison. Pour ainsi dire, ils sont abandonnés par l’économie. Ils peuvent travailler pour quelques missions en indépendants ou dans des emplois à temps partiel, pour avoir un peu d’argent de poche, mais la tâche de maintenir un capital, sans parler de le former, est au-delà de leur possibilité. Et quand le nouveau capital ne se forme pas et que le vieux capital n’est plus maintenu, le capitalisme meurt (comme dans le socialisme, ou tout autre −isme que vous pouvez imaginer).

Les jeunes hommes, en particulier, considèrent qu’il est beaucoup plus satisfaisant de boire de la bière et de jouer à des jeux vidéo que de lutter contre un système qui les combat à chaque étape de leur vie. L’idée de la paternité, que les féministes ont reformulée pour lui faire dire « beaucoup de responsabilités et pratiquement aucun droit » n’est pas attrayante pour eux. Et s’ils n’ont aucun besoin d’enfants, quelle utilité peuvent-ils éventuellement trouver dans leurs parents ? L’idée que ces jeunes vont assumer le fardeau de payer les retraites de leurs parents est absurde ; Si les jeunes ne réussissent pas bien, alors les personnes âgées vont aussi en pâtir.

Maintenant, on pourrait penser qu’au moins quelques-unes des personnes plus âgées et plus riches, ici et là, pourraient réaliser cela et faire quelque chose à ce sujet ; après tout, ils ne peuvent pas tous être si complètement stupides. Eh bien, je pense que ce n’est pas une question d’intelligence ; c’est une question de sensibilité. Les gens riches ne sont pas des gens normaux, ce sont des « pleins aux as ». Et les « pleins aux as » ont une logique propre : je l’appelle « la logique des pleins aux as ». Cette logique dit qu’avoir plus d’argent est toujours bon, avoir moins d’argent est toujours mauvais, et donc tout le monde devrait faire tout son possible pour s’assurer d’avoir toujours plus d’argent. Si cela nécessite de transformer la Terre en un désert pollué, radioactif et sans vie, qu’il en soit ainsi. Si cela signifie que la prochaine génération ne se reproduira pas, c’est bien. Celui qui meurt avec le plus de bitcoins (ou peu importe la monnaie à la mode) gagne.

Comme l’a dit un jour l’auteur Victor Pelevin : « Tout s’est bloqué autour de l’argent et l’argent s’est bloqué sur lui-même. » Des mots plus vrais ont rarement été prononcés. Après tout, vous ne pouvez rien faire sans dépenser de l’argent. Et pour dépenser de l’argent, vous devez le gagner en premier. Et vous devez avoir de l’argent pour gagner de l’argent. C’est ce que nous enseignons à nos enfants, avec « Il n’y a pas de repas gratuit » et d’autres homélies de ce genre. « Ne quittez pas votre travail actuel »  disons-nous s’ils veulent se lancer dans la musique ou les arts, avec le « Comment pensez-vous que vous gagnerez votre vie avec ça ? »

Regardons les choses en face : les « pleins aux as » ne peuvent pas aider en agissant comme des « pleins aux as » conformément à la logique des « pleins aux as ». Mais beaucoup d’entre eux sont effrayés, pensant que cela finira mal pour eux. Beaucoup d’entre eux se rendent compte que cet argent qu’ils ont accumulé n’est que du papier cul ou des nombres à l’intérieur d’ordinateurs, et que pour conserver la réalité de la valeur de cet argent, ils ont besoin de tout contrôler. Mais que se passe-t-il si ce contrôle leur glisse entre leurs doigts ? Combien vaudra cette montagne de rien alors ? Heureusement, il y a quelques professionnels pour les aider. Je les appelle des chuchoteurs des « pleins aux as ». Comme ces gens qui peuvent apaiser les chevaux nerveux, ces professionnels excellent à calmer les angoisses des « pleins aux as ». Vous pouvez même survivre à un  Armageddon financier, leur disent-ils. Vous avez juste besoin de beaucoup d’or, d’armes et de quelques seigneurs de la guerre de votre côté. Votre jet privé est prêt à vous évacuer vers votre île paradisiaque privée. Des petites choses comme ça. Tout est sous contrôle, vous voyez. Grâce aux efforts des chuchoteurs des « pleins aux as », il peut s’avérer que certains de ces « pleins aux as » les plus rusés n’auront pas de problème, quoi qu’il arrive.

Mais tout les autres auront un problème, et ici la logique des « pleins aux as » ne va pas les aider. La logique des « pleins aux as » peut fonctionner pour les gros « pleins aux as », mais elle est aussi séduisante même pour le plus petit sac plein de nickels. Après tout, même le plus petit tas de nickel pourrait gagner à la loterie un jour … Mais qu’est-ce qui, selon vous, sera le plus utile : un sac sans valeur, rempli de nickels, ou des jeunes gens indépendants et prospères qui sont à vos côtés ? Peu importe que cela soit utile : ce n’est certainement pas un sujet de fierté que les Américains les plus âgés et les plus riches soient si épouvantables envers leurs jeunes au point que beaucoup d’entre eux pensent qu’ils ne pourront pas un jour se marier ou avoir des enfants. La plupart d’entre eux ont déjà abandonné, d’une façon ou d’une autre. Pour avancer sur leur propre trajectoire indépendante, ils ont besoin d’une avance : un capital de départ. Et qui a ce capital ? Les personnes âgées.

Vous savez, il y a des choses qui pourraient être faites à ce sujet. Par exemple, Greg Jeffers vient de lancer une initiative en faveur du « homesteading ». Et je continue mon initiative de construire des péniches familiales abordables (pour aider les jeunes familles à contourner les prix et les loyers immobiliers scandaleux). Ce ne sont que des exemples. Mais rien de tout cela ne marchera à moins que certaines personnes plus âgées et plus riches puissent être persuadées de lâcher un peu de leur richesse, bientôt sans valeur, pour commencer à investir dans de jeunes familles.

Les cinq stades de l'effondrementDmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie », c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Traduit par Hervé relu par Catherine pour le Saker Francophone

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