Comment les États-Unis ont abandonné la paix et réinventé la guerre
Par Priya Satia – Le 3 décembre 2021 – Source LARB
Le roman « Guerre et Paix » de Léon TOLSTOÏ (1869) est une méditation sur l’histoire, et il se déroule pendant une guerre. L’un des héros du roman, le prince Andrei, qualifie la guerre de « terrible nécessité« , faisant écho à la croyance des Lumières dans le rôle essentiel de la guerre dans le déroulement de l’histoire. Tolstoï, cependant, rejette l’hypothèse du libéralisme selon laquelle « il existe un but vers lequel » l’histoire se dirige, à savoir « le bien-être de la nation française, allemande, anglaise, ou […] la civilisation de toute l’humanité, c’est-à-dire le bien être des peuples qui occupent le petit coin nord-ouest d’un grand continent« . Cette croyance, percevait-il, libérait de toute « responsabilité morale » ceux qui se livraient à des « crimes collectifs » au nom du « patriotisme » ou de la « civilisation« , des justifications qui manquaient « de sens général et étaient contradictoires« . » Tolstoï reconnaissait, en d’autres termes, le péril moral de l’empire libéral, qui insistait sur le fait que la propagation providentielle de la civilisation européenne occidentale pouvait nécessiter certaines destructions en cours de route. En effet, la « Pax Britannica » de son époque était une ère de guerre sans fin. Finalement, il s’est tourné vers le pacifisme comme corollaire de l’anticolonialisme, encourageant le jeune Mohandas Gandhi à résister à la domination britannique par la non-violence.
Comprendre le rôle intégral de la guerre sans fin pour l’empire libéral est crucial pour saisir ce qui est et n’est pas nouveau dans la guerre aujourd’hui. Retraçant la tension, depuis l’époque de Tolstoï, entre le mouvement américain visant à mettre fin à la guerre et les efforts déployés pour la rendre moins brutale, le nouveau livre de Samuel Moyn, Humane : How the United States Abandoned Peace and Reinvented War, soutient qu’avec l’avènement des drones, la seconde a vaincu la première, inaugurant une ère de guerre humanitaire sans fin, déguisée en une sorte de maintien de l’ordre. Moyn a raison d’attirer notre attention sur la guerre sans fin et sur le rôle des drones dans la suppression du sentiment anti-guerre, mais il se méprend sur la manière dont cela se déroule.