L’Europe du Sud-Est dans les relations internationales au tournant du XXe siècle 3/4


Par Vladislav B. SOTIROVI – Le 6 mai 2019 – Source Oriental Review

Italy and the BalkansAprès l’unification de l’Italie de 1859 à 1866, 1 l’administration italienne donna le feu vert à la politique étrangère de création d’une plus grande Italie relativement semblable à l’Empire romain. 2 Le projet d’un « nouvel Empire romain » reposait sur l’idée d’un contrôle direct ou d’acquisitions territoriales de certaines portions de la mer Méditerranée, la mer Adriatique, la mer Tyrrhénienne ainsi que de certains territoires en Afrique du Nord et en Asie mineure. Toutefois, après l’échec essuyé par les Italiens dans leur tentative de conquérir l’Afrique éthiopienne durant les années 1886-1896, la politique étrangère italienne se tourna vers les Balkans. 3

Continuer la lecture

  1. Sur l’unification de l’Italie, voir Darby G., The Unification of Italy, Seconde édition, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2013. L’unification de l’Italie fut une lutte longue et complexe contre les occupants Habsbourg, des monarques italiens locaux en place depuis le Moyen Âge (par exemple, le Royaume des deux Sicile ou le Duché de Modène), et contre le conservatisme du Vatican. L’idée d’unification était impulsée par le sentiment que l’Italie devait devenir un État moderne, démocratique afin de se projeter dans le monde occidental moderne (Marr A., A History of the World, London : Macmillan, 2012, 404). L’Italie était historiquement marquée par des divisions, des tensions, des conflits et des guerres régionales. Le Nord de l’Italie, particulièrement la Lombardie, connut une forte industrialisation après l’unification qui amena cette partie de la péninsule à être le moteur et devenir la région la plus prospère du pays ainsi que l’une des régions les plus riches d’Europe à la fin du siècle dernier. De son côté, le Sud de l’Italie était dominé par un système de métayage qui maintenait la majorité de la population dans le statut de travailleurs sans terres employés par une minorité de grands propriétaires terriens. L’un des éléments centraux de la politique italienne depuis l’unification jusqu’à la conclusion des Accords du Latran en 1929 fut la relation entre les autorités séculières et l’Église catholique romaine (le Vatican). Après l’unification de l’Italie, dans le cadre de laquelle le Vatican perdit son propre État et de vastes territoires, le Pape interdit en 1918 aux Catholiques romains de prendre part à la mise en œuvre d’un nouvel état italien libéral et laïque (Palmowski J., A Dictionary of Twentieth-Century World History, Oxford : Oxford University Press, 1998, 302‒303). Il était fondamentalement impossible aux Italiens de forger une italianité fondée sur le catholicisme romain pour la simple et bonne raison que le Pape et le Vatican étaient hostiles au mouvement national italien (le Risorgimento). La nature fragmentaire de la société italienne, l’importante diversité linguistique et les multiples identités régionalistes, auxquelles s’ajoutait un conflit social massif ainsi qu’un système éducatif misérable comptèrent au nombre des facteurs qui firent de la nation italienne un projet assez instable et dont la concrétisation est restée problématique jusqu’à nos jours (Berger S., (ed.), A Companion to Nineteenth-Century Europe 1789‒1914, Malden, MA‒Oxford, UK‒Carlton, Australia: Blackwell Publishing Ltd, 2006, 179).
  2. Sur l’histoire de la Rome antique, voir Zoch A. P., Ancient Rome: An Introductory History, Norman: University of Oklahoma Press, 1998; Gibbon E., The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, London: Penguin Books, 2001: Beard M., SPQR: A History of Ancient Rome, New York: Liveright Publishing Corporation, 2015; Baker S., Ancient Rome: The Rise and Fall of an Empire, London: BBC Books, 2007.
  3. Sur la question du colonialisme et de l’impérialisme italiens suite à l’unification en 1861/1866, voir Negash T., Italian Colonialism in Eritrea, 1882−1941: Policies, Praxis, and Impact, Coronet Books Inc, 1987; Ben-Ghiat R., Fuller M. (eds.), Italian Colonialism, New York: Palgrave MacMillan, 2005; Duncan D, Andall J., Italian Colonialism: Legacy and Memory, Peter Lang International Academic Publishers, 2005; Andall J., Duncan D., (eds.), Italian Colonialism: Legacy and Memory, Peter Lang International Academic Publishers, 2005; Finaldi M. G., Italian National Identity in the Scramble for Africa: Italy’s African Wars in the Era of National-Building, 1870−1900, Peter Lang International Academic Publishers, 2009; Finaldi M. G., A History of Italian Colonialism, 1860−1907: Europe’s Last Empire, London−New York: Routledge Taylor & Francis Group, 2017

L’Europe du Sud-Est dans les relations internationales au tournant du XXe siècle 2/4


Par Vladislav B. SOTIROVI – Le 2 mai 2019 – Source Oriental Review

Assassination of Archduke Franz Ferdinand

Après l’unification de l’Italie (1859-1866), lorsque l’Empire autrichien perdit toutes ses possessions en Italie 1, la sphère d’influence de la politique étrangère viennoise se recentra sur l’Europe du Sud-Est, notamment sur les régions du centre et du sud des Balkans. Conformément aux mutations en cours dans l’Empire autrichien et à sa transformation en Double-Monarchie d’Autriche-Hongrie en 1867 (l’Aussgleich ou le Compromis) 2, Vienne et Budapest orientèrent dans un premier temps leur expansion économique et politique vers la Bosnie-Herzégovine, le Sandjak (Raska), le Kosovo-Métochie, l’Albanie, et elles achetèrent Thessalonique en Mer Égée. Pour l’élite dirigeante austro-hongroise, cette orientation de la politique étrangère de Vienne et Budapest était tributaire de la position géographique de l’Autriche-Hongrie et de la structure interne (ethnique) de l’État, ainsi que le Ministre des Affaires étrangères autrichien Berthold le déclara le 2 mai 1913. 3

Continuer la lecture

  1. Concernant l’unification de l’Italie et la monarchie des Habsbourg, voir Rene A. C., Italy from Napoleon to Mussolini, New York : Columbia University Press, 1962 ; Delzell C. F. (ed.), The Unification of Italy, 1859−1861. Cavour, Mazzini or Garibaldi, New York, 1965; Beales D., The Risorgimento and the Unification of Italy, London, 1981; Hearder H., Italy in the Age of the Risorgimento, 1790−1870, London, 1983; Smith D. M., Cavour and Garibaldi, 1860: A Study in Political Conflict, Cambridge, 1985; Coppa F., The Origins of the Italian Wars of Independence, London, 1992; Smith D. M., Mazzini, New Haven: Yale University Press, 1994; Lucy R., The Italian Risorgimento. State, Society and National Unification, London−New York: Routledge, 1994; Beales D., Biagini F. E., The Risorgimento and the Unification of Italy, London-New York: Routledge, 2002; Riall L., Garibaldi: Invention of a Hero, New Haven−London: Yale University Press, 2008; Riall L., Risorgimento: The History of Italy from Napoleon to Nation State, New York−London: Palgrave Macmillan, 2009; Clark M., The Italian Risorgimento, London−New York: Routledge, 2013
  2. Taylor J. P. A., Habsburgų monarchija 1809‒1918 : Austrijos imperijos ir Austrijos-Vengrijos istorija, Vilnius : Mokslo ir enciklopedijų leidybos institutas, 1999, 167‒181. L’Autriche-Hongrie fut une double-monarchie de 1867 à 1918 constituée d’une partie autrichienne et d’une partie hongroise et au sein de laquelle chacun des deux pays exerçait un contrôle souverain sur ses propres affaires intérieures. Toutefois, les deux entités étaient liées par un conseil des Ministres en charge des affaires communes, ainsi que par la dynastie régnante issue de la Maison des Habsbourg. Le dirigeant des deux pays était à la fois empereur d’Autriche et roi de Hongrie. Palmowski J., A Dictionary of Contemporary World History from 1900 to the Present Day, Oxford−New York : Oxford University Press, 2004, 40. Sur la transition vers un gouvernement constitutionnel de l’Empire autrichien de 1860 à 1867, voir Kann A. R., A History of the Habsburg Empire 1526−1918, Berkeley−Los Angeles−London : University of California Press, 1980, 326−342. Sur Aussgleich, voir Рокаи П. и други, Историја Мађара, Београд: CLIO, 2002, 460−471
  3. Hobus G., Wirtschaft und Staat im südosteuropäischen Raum 1908−1914, München, 1934, 24−27. Sur cette question, voir Williamson R. S., Austria-Hungary and the Origins of the First World War, Bedford−St Martins, 1991 ; Hanebrink P., Gero A., Gaspar Zs., The Austro-Hungarian Dual Monarchy, 1867−1918, New Holland Publishers Uk Ltd, 2009

L’Europe du Sud-Est dans les relations internationales au tournant du XXe siècle 1/4


Par Vladislav B. SOTIROVI – Le 29 avril 2019 – Source Oriental Review

À l’aube du XXe siècle, les grandes puissances européennes 1, réparties entre deux alliances politico-militaires antagonistes, se préparaient à un grand règlement de comptes autour de la nouvelle répartition des sphères d’influence politico-économiques et de la redistribution des colonies à travers le monde. Leurs intérêts respectifs se télescopèrent sur le territoire du Sud-Est de l’Europe, bien plus que dans d’autres parties du globe. Ces puissances étaient motivées par l’exploitation des richesses naturelles de la région et par le potentiel militaro-stratégique de cette arrière-cour stratégique de la méditerranée orientale, point de passage privilégié entre l’Europe centrale et le Moyen-Orient.

Continuer la lecture

  1. Une grande puissance est « un État s’inscrivant parmi les plus puissants d’un système hiérarchique dans lequel ils se classent, et dont la puissance se mesure à l’aune de l’influence qu’il exerce sur les États modestes »,  Heywood A., Politics, Third Edition, New York : Palgrave Macmillan, 2007, 450

Une courte histoire de la Yougoslavie 4/6


Par Vladislav B. SOTIROVI – Le 9 avril 2019 – Source Oriental Review

Yugoslavia mapAu cours des dernières années de la Guerre Froide (1949-1989), la République fédérative socialiste de Yougoslavie (RFSY) était le pays le plus grand, le plus développé et le plus diversifié sur le plan ethnoculturel de la péninsule des Balkans (Europe du Sud-Est). C’était une fédération non alignée composée de six républiques : Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine, Monténégro, Serbie et Slovénie. Outre ces six républiques, deux territoires distincts, le Kosovo-et-Métochie et la Voïvodine, avaient le statut de provinces autonomes en république de Serbie. Sans aucun doute, l’ex-Yougoslavie était un mélange de groupes ethniques et de religions, le christianisme orthodoxe, le catholicisme romain et l’islam étant les trois principales religions du pays. 1

Continuer la lecture

  1. À propos de la structure ethno-nationale et confessionnelle de la Yougoslavie de 1918 à 1991, voir dans Tim Judah, The Serbs: History, Myth & the Destruction of Yugoslavia, New Haven−London: Yale University Press, 1997, 311−317

Une courte histoire de la Yougoslavie 3/6


Par Vladislav B. SOTIROVI – Le 3 avril 2019 – Source Oriental Review

https://orientalreview.org/wp-content/uploads/2019/03/grb_ii-380x280.jpg
Titoslavie : Les questions nationales et les frontières inter-républicaines

Après la Seconde Guerre mondiale, le mythe officiel parrainé par l’État du combat antifasciste et de la libération de la Yougoslavie par les partisans de Tito, fondé sur des mensonges notoires et des faits historiques falsifiés a acquis une vie politique qui lui était propre jusqu’aux années 90. Le dogme du lavage de cerveau officiel est devenu la soi-disant libération nationale de la Yougoslavie tandis que le culte personnel de Josip Broz Tito encadrait la propagande selon laquelle le “maréchal” autoproclamé de Yougoslavie (le 29 novembre 1943, dans la ville de Jajce en Bosnie) était un des dirigeants nationaux les plus intelligents et ingénieux de la coalition antifasciste en Europe pendant la guerre 1. Dans la République fédérative socialiste de Yougoslavie (RFSY) d’après 1945, ce mythe a toutefois servi d’instrument politique et moral de légitimation du pouvoir illégitime et incontesté du Parti communiste de Yougoslavie (la LCY, la Ligue des Communistes de Yougoslavie depuis 1963) sur la Yougoslavie. Selon le mythe, ce parti de brigands était devenu le “libérateur” du pays des occupants étrangers ainsi que leurs satellites nationaux et seul ce parti méritait et était capable, après la guerre, d’assurer une protection continue contre différents ennemis étrangers qui menaçaient encore la Yougoslavie, que ce soit par l’Est (l’URSS) ou l’Ouest (l’impérialisme occidental).

Continuer la lecture

  1. Voir l’un des livres les plus typiques de la biographie officielle de Tito blanchi à la chaux pour maintenir son culte personnel. Branislav Ilić, Vojislav Ćirković (priredili), Hronologija revolucionarne delatnosti Josipa Broza Tita, Beograd : Export-Press, 1978. Comparer avec la biographie plus objective et académique de Tito dans Jože Pirjevec, Tito i drugovi, I-II, Beograd : Laguna, 2013

Une courte histoire de la Yougoslavie 2/6


Par Vladislav B. SOTIROVI – Le 26 mars 2019 – Source Oriental Review

Partitionnement de la Yougoslavie pendant la Seconde Guerre mondiale (1941-1945)

Indépendamment de l’accord obtenu sur l’autonomie ethnique et politique  croate en Yougoslavie, l’animosité et même la haine traditionnelle et historique croate (catholiques romains) contre les Serbes (chrétiens orthodoxes) est restée extrêmement forte – un fait qu’Adolf Hitler et Benito Mussolini ont très bien su exploiter dans les événements de la guerre d’avril 1941 contre le Royaume de Yougoslavie.

Continuer la lecture

Le traité de paix de Westphalie et ses conséquences sur les relations internationales


Par Vladislav B. Sotirovic − Le 9 décembre 2017 − Source Oriental Review

Du milieu du XVIIème siècle au milieu du XXème siècle, les relations internationales (RI) ont été fondées sur les décisions du Traité de paix de Westphalie qui mit fin à la Guerre de trente ans en 1648.

Cependant, depuis le début du XXIème siècle, les RI sont de nouveau de plus en plus encadrées par les normes internationales établies en 1648.

Continuer la lecture

Une courte histoire de la Yougoslavie 1/6


Par Vladislav B. SOTIROVI – Le 22 mars 2019 – Source Oriental Review

Kingdom of Yugoslavia

La Yougoslavie (la “terre des Slaves du Sud”) était un État multiethnique balkanique issu des ruines de la monarchie austro-hongroise (est. 1867) dont l’existence fut officiellement annoncée le 1er décembre 1918, sous le nom original du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes.1 Le nom a été changé en juin 1929 pour le Royaume de Yougoslavie. Le pays a existé sous ce nom jusqu’en avril 1941, date à laquelle il a été détruit, occupé et divisé par les puissances de l’Axe et leurs satellites des Balkans. Sur le plan juridique, l’État est issu du Pacte de Corfou de 1917 signé par le gouvernement serbe d’une part, et les représentants politiques slaves du sud de l’Autriche-Hongrie (le Comité yougoslave), d’autre part. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, trois branches du même arbre yougoslave étaient reconnues : les Serbes, les Croates et les Slovènes. C’est la première fois dans l’histoire que les Slaves du Sud ont commencé à vivre ensemble dans leur propre État national.

Continuer la lecture

  1. Snežana Trifunovska (ed.), Yugoslavia Through Documents: From Its Creation to Its Dissolution, Dordrecht−Boston−London: Martinus Nijhoff Publishers, 1994, 157−160.

Montagnards albanais et Kosovo 2/2


Par Vladislav B. Sotirović − Le 14 mars 2019 − Source Oriental Review

Kosovo Liberation Army

Comme nous l’avons déjà mentionné dans la première moitié de l’article, la position géographique et la géographie physique de l’arc dinarique ont modelé les traits anthropologiques dans cette partie isolée de la péninsule balkanique qui s’étend du nord de la Dalmatie au sud de l’Albanie. Pour bien comprendre les problématiques exposées dans cet article, le lecteur peut comparer le type d’isolement dinarique avec d’autres régions européennes. L’exemple le plus proche pourrait être celui de la région basque, dans la chaîne pyrénéenne entre la France et l’Espagne. 1. Ce parallèle devrait être débattu en profondeur quand on aborde la « question albanaise » en général et celle du KosMet en particulier. Mais peut-être le parallèle le plus ressemblant pourrait-il être fait avec les îles méditerranéennes comme la Crète, ou mieux encore la Sicile, la Sardaigne ou la Corse. Parmi ces dernières, la Sardaigne illustre le mieux notre problème des relations entre les Albanais et le KosMet, à de nombreux égards. 2.

Continuer la lecture

  1.  Sur les Basques et la question basque, voir  Roger Collins, The Basques, Hoboken, seconde édition, New Jersey : Blackwell Pub, 1990 ; R. L. Trask, The History of Basque, New York : Routledge, 1997 ; Mark Kurlansky, The Basque History of the World, New York : Penguin Books, 1999 ; M. Bryce Ternet, A Basque Story, seconde édition, Scotts Valley, California : CreateSpace Independent Publishing Platform, 2009
  2. Sur la Sardaigne, voir [Antonio Sorge, Legacies of Violence : History, Society, and the State in Sardinia, Toronto−Buffalo−London : University of Toronto Press, 2015

Montagnards albanais et Kosovo 1/2


Par Vladislav B. Sotirović − 14 mars 2019 − Source Oriental Review

Au sud-ouest de la Serbie se trouve la province de Kosovo et Métochie (KosMet), une région de vieille souche slave, plus précisément serbe. Actuellement, la question centrale est la suivante : comment cette province est-elle devenue une « terre contestée » et en particulier, quel est son rapport avec les Albanais ? Dans l’article qui suit, nous allons étudier cette question de manière détaillée, des points de vue géographique ; historique et préhistorique ; anthropologique, religieux et politique. Commençons par la géographie physique des Balkans occidentaux.

Continuer la lecture