L’Europe du Sud-Est dans les relations internationales au tournant du XXe siècle 1/4


Par Vladislav B. SOTIROVI – Le 29 avril 2019 – Source Oriental Review

À l’aube du XXe siècle, les grandes puissances européennes 1, réparties entre deux alliances politico-militaires antagonistes, se préparaient à un grand règlement de comptes autour de la nouvelle répartition des sphères d’influence politico-économiques et de la redistribution des colonies à travers le monde. Leurs intérêts respectifs se télescopèrent sur le territoire du Sud-Est de l’Europe, bien plus que dans d’autres parties du globe. Ces puissances étaient motivées par l’exploitation des richesses naturelles de la région et par le potentiel militaro-stratégique de cette arrière-cour stratégique de la méditerranée orientale, point de passage privilégié entre l’Europe centrale et le Moyen-Orient.


Les Allemands tournés vers Bagdad, les Austro-Hongrois et les Italiens vers Thessalonique (Salonique) et les Russes vers Constantinople/Istanbul, tous se projetaient par les Balkans ou l’Europe du Sud-Est. À la même époque, la France et la Grande Bretagne tentaient de maintenir le statu quo dans cette région. Pour Berlin et Vienne, il ne faisait aucun doute que la route vers les champs de pétrole du Golfe persique passait précisément par les Balkans. 2.

Une lutte pour la mainmise sur l’Europe du Sud-Est s’engagea entre les pouvoirs centraux (l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie) et l’Entente cordiale (la France, la Russie, la Grande-Bretagne) au tournant du XXe siècle, particulièrement avant et pendant les guerres balkaniques (1912-1913) qui firent office de prélude diplomatique et économique à la Première guerre mondiale (ou Grande guerre de 1914-1918), 3. Chaque membre de ces deux alliances militaro-politiques avait des intérêts divers dans la région (géopolitiques, économiques, financiers, militaires, confessionnels, etc.). Toute politique menée par l’une des grandes puissances européennes dans cette partie du continent à la fin du XIXe siècle et au début du XXe visait à défendre des intérêts nationaux (et capitalistiques), 4. La politique balkanique des Allemands revêtit notamment une importance cruciale pour la lutte de libération nationale que les peuples et les États des Balkans allaient devoir mener. Cette politique eut en effet une incidence directe sur la résolution de la question orientale entre les années 1912 et 1918.

La politique allemande du « Drang Nach Osten » et l’Europe du Sud-Est

L’Empire germanique unifié, proclamé à Versailles en janvier 1871, voulut équilibrer la répartition mondiale des colonies, des marchés et des sources de matières premières à travers le globe. 5. Le mouvement pangermanique, fondé en 1891, promut le projet d’un puissant empire mondial allemand. Une nouvelle répartition des colonies était primordiale pour parvenir à cette fin. 6. Les Balkans étaient l’une des régions ciblées, et il était impératif pour l’Allemagne qu’elle lui soit « redistribuée ». 7. C’est dans l’esprit de cette politique que le Parlement allemand (le Reichstag) promulgua la loi portant sur l’élargissement de la flotte allemande en 1898 au nom de la « préservation des intérêts maritimes allemands ». Au cours de l’année suivante (1899), à l’occasion de la première Conférence internationale à La Haye, le Kaiser (empereur) allemand Guillaume II de Hohenzollern (1888-1918) déclara publiquement que « l’épée affutée est la meilleure garantie de paix ». 8.

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Colons allemands près de Kamianets-Podilskyi, Pologne (partition russe) à la fin du 19ème siècle

À la suite de l’unification allemande en 1871, l’impérialisme pangermanique se projeta principalement vers l’est avec pour mot d’ordre « Drang nach Osten », (« dans le sens Est »). L’un des objectifs de cette politique était d’assujettir l’Empire ottoman d’un point de vue économique et politique afin de tirer profit des ressources naturelles dont regorgeait cet empire transcontinental. Mais pour ce faire, il importait de faire en sorte que l’influence des Français et des Britanniques en Europe du Sud-Est, en Asie mineure (Anatolie) et au Moyen-Orient diminue, tout en empêchant la progression des Russes dans les Balkans et les détroits. Cela passait par un appui en faveur des statuts politiques en place dans la région. Selon le concept allemand de la politique étrangère du « Drang nach Osten », il fallait que le canal de Suez passât sous la domination de Berlin car cela couperait la Grande Bretagne de ses colonies ultramarines en Asie, en Afrique et au cœur de l’océan Pacifique. À l’horizon de l’année 1900, les investissements en capitaux allemands au sein de l’Empire ottoman prenaient déjà la place des investissements français et britanniques. Pas moins de 45 % des capitaux étrangers dont bénéficiait l’Empire ottoman étaient allemands juste avant le début des guerres balkaniques de 1912. 9. Les échanges commerciaux ottomans étaient financés par la Deutsche Orientbank. 10. L’armée ottomane bénéficia du matériel de guerre et des enseignements techniques fournis par les usines d’armement allemandes (Krupp, Mauzer), notamment dans le domaine de l’artillerie. L’armée ottomane fut restructurée et modernisée selon les principes de la stratégie militaire allemande, principalement du fait de la mission militaire allemande conduite par le général Von der Goltz au sein de l’Empire ottoman.

L’expansion politico-financière allemande au sein de l’Empire ottoman atteignit son apogée lorsque les entreprises de construction allemandes obtinrent une concession pour bâtir le chemin de fer Berlin-Bagdad (Konya-Bagdad-Bassora), d’une importance économique et militaro-stratégique considérable pour le Moyen-Orient. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que les politiques allemandes déployées au Moyen-Orient et dans les Balkans aient été si semblables. Dans la mesure où la péninsule balkanique se situait à mi-chemin entre l’Allemagne et l’Asie mineure ottomane, la mise sous tutelle financière, économique, politique et même militaire de la région par l’Allemagne s’imposait comme une évidence aux yeux des diplomates germaniques. Les créateurs et promoteurs de la politique du « Drang Nach Osten » concevaient l’axe ferroviaire traversant les Balkans comme le lien naturel rattachant les voies ferrées de la Mitteleuropa (l’Europe centrale) sous l’égide germanique à celles d’Anatolie, voire même du Golfe persique. 11. Le réseau ferroviaire reliant Berlin au Golfe persique et passant par l’Europe du Sud-Est (l’Orient Express) devait bientôt tomber sous la domination et le contrôle financier des banques allemandes. C’est pour cette raison que la politique étrangère allemande ne soutint aucun changement politique dans les Balkans, et que le processus de désintégration de l’Empire ottoman fut enrayé après le congrès de Berlin de 1878. 12. Toutefois, la création et l’expansion des États balkaniques chrétiens devait bientôt sonner le glas d’un Empire ottoman perdant ses possessions dans la région. 13.

Le projet impérialiste allemand visait le Moyen-Orient, mais il lui fallait passer par l’Autriche-Hongrie et les Balkans. Pour concrétiser la politique du « Drang nach Osten », Berlin devait mettre la double monarchie Austro-hongroise ainsi que le reste de l’Europe du Sud-Est sous sa coupe. Vienne, Budapest, Belgrade, Sofia et Edirne constituaient les principales connections de l’axe ferroviaire censé se déployer vers Istanbul, Bagdad et Bassora. Pola (Pula), Trieste, Dubrovnik (Raguse) et Kotor (Cattaro) avaient quant à elles vocation à devenir les principaux bastions sur lesquels Berlin devait assoir sa domination sur la mer Adriatique et la mer Méditerranée. C’est précisément ce qui figurait à la une du journal russe Новое время du 29 avril 1898 qui mettait la Russie en garde contre la perspective d’une percée politico-militaro-économique allemande dans l’Empire ottoman susceptible de « transformer l’Anatolie en Inde germanique ». 14.

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Les armoiries impériales et royales d’Autriche-Hongrie (à partir de 1915)

La double monarchie austro-hongroise était conçue comme pionnière dans la poursuite des intérêts germaniques en Europe du Sud-Est. À cet égard, la politique impérialiste viennoise dans les Balkans fut approuvée et soutenue par Berlin ainsi que les politiciens pangermanistes à Potsdam. 15. La tutelle allemande sous laquelle la double monarchie austro-hongroise se trouvait tenait à la forte dépendance économique et financière de l’Autriche-Hongrie vis-à-vis des capitaux et des investissements financiers allemands. Pareille sujétion des Austro-Hongrois à la mainmise économico-financière allemande ainsi que leur incapacité à exercer une politique indépendante se sont traduites par l’orientation de 50 % des exportations austro-hongroises vers le marché allemand. Avant même la crise en Bosnie-Herzégovine de 1908-1909, la double monarchie austro-hongroise se trouvait financièrement dépendante des banques allemandes (la Dresdner Bank, la Deutsche Bank, la Darmschterer Bank et la Diskontogezelschaft Bank). Dans le même temps, les États balkaniques tombaient progressivement sous la sujétion financière des mêmes capitaux allemands. Ainsi, le principal investisseur allemand en Serbie était la société du commerce de Berlin (la Handelsgezelschaft berlinoise), alors que les exportations de la Serbie vers l’Allemagne en 1910 représentaient 42 % du total des exportations serbes. 16. La Bulgarie se trouvait dans une situation similaire : 45 % de ses importations provenaient d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie, tandis que 32 % des exportations bulgares étaient destinées à l’Allemagne et à la double monarchie austro-hongroise. 17.

L’objectif principal que visait cette politique économico-financière de l’Allemagne dans les Balkans était de faire de l’Empire ottoman « sa propre Inde ». C’est pour cette raison que Berlin fut l’acteur principal de la politique du statu quo dans les Balkans, offrant à « l’homme malade du Bosphore » une planche de salut. Par la suite, Berlin et Vienne tentèrent d’empêcher la constitution d’une alliance balkanique anti-ottomane sous l’égide russe. 18.
Néanmoins, la politique balkanique des Autrichiens et des Allemands achoppait sur des désaccords internes portant sur deux points cruciaux :

  1. Alors que l’empereur-roi Habsbourg ne voulait d’aucun autre nouvel État que la Bulgarie parmi les empires centraux, l’empereur allemand considérait quant à lui que la Serbie pouvait également être incorporée dans ce bloc politico-militaire. Pour Vienne, il était impératif que la Serbie et le Monténégro fussent tenus à l’écart des empires centraux pour ne pas pousser les populations slaves du sud de l’empire austro-hongrois à se soulever contre les autorités viennoises.
  2. Le Kaiser allemand refusait de soutenir la politique autrichienne visant à étendre le territoire bulgare au détriment de la Grèce et de la Roumanie, du fait des liens familiaux qui existaient entre les Hohenzollern allemands et le couple royal grec George et Constantine, ainsi que ceux qui liaient le Kaiser au souverain roumain Karol.

Mais en dépit de ces dissensions, Berlin et Vienne parvinrent à s’accorder sur la question albanaise : dans le sillage du retrait ottoman des Balkans, il était question de créer l’État d’une Grande Albanie indépendante dont l’existence serait garantie par la protection et l’appui germaniques (assurés par l’Allemagne et l’Autriche). 19.

À suivre …

Vladislav B. SOTIROVI

Traduit par François pour le Saker Francophone

Notes

  1. Une grande puissance est « un État s’inscrivant parmi les plus puissants d’un système hiérarchique dans lequel ils se classent, et dont la puissance se mesure à l’aune de l’influence qu’il exerce sur les États modestes »,  Heywood A., Politics, Third Edition, New York : Palgrave Macmillan, 2007, 450
  2. Поповић В., Источно питање, Београд, 1928, 8, 210−216; Цвијић Ј., Балканско полуострво и јужнословенске земље, Београд, 1966, 10−12
  3. Sur le nouvel impérialisme, le nouveau militarisme et la Seconde Guerre mondiale, Magone M. J., Contemporary European Politics : A Comparative Introduction, London‒New York : Routledge Taylor & Francis Group, 2011, 49‒52
  4. Sur le capitalisme et ses ennemis de 1800 à 1918, Marr A., A History of the World, London : Macmillan, 1912, 383‒465.
  5. Sur l’unification allemande en 1871, Darmstaedter F., Bismarck and the Creation of the Second German Reich, London, 1948 ; Pflanze O., Bismark and the Development of Germany. Volume I : The Period of Unification, 1815‒1871, New Jersey : Princeton University Press, 1962 ; Medlicott E., Bismarck and Modern Germany, Mystic, Conn., 1965 ; Pflanze O., (ed.), The Unification of Germany, 1848?1871, New York : University of Minnesota, 1969; Rodes J. E., The Quest for Unity. Modern Germany 1848‒1970, New York : Holt, Rinehart and Winston, Inc., 1971 ; Michael J., The Unification of Germany, London‒New York : Routledge, 1996 ; Williamson G. D., Bismarck and Germany, 1862‒1890, New York Routledge, 2011 ; Headlam J., Bismarck and the Foundation of the German Empire, Didactic Press, 2013
  6. Paul Rorbach devint le partisan allemand de la création du grand empire germanique d’outre-mer le plus influent. Selon lui, la création d’un grand empire germanique dans le monde ne pouvait se passer de la Grande guerre mondiale, i.e. sans « le sang et le leadership ». Sur le concept et la pratique du colonialisme, voir Berger S., (ed.), A Companion to Nineteenth-Century Europe 1789‒1914, Malden, MA‒Oxford, UK‒Carlton, Australia : Blackwell Publishing Ltd, 2006, 432‒447
  7. Sur la création du nationalisme de masse en Allemagne, voir Mosse G. L, The Nationalization of the Masses : Political symbolism and mass movements in Germany from the Napoleonic wars through the Third Reich, Ithaca, NY : Cornel University Press, 1991
  8. Kautsky K., Comment s’est déclenchée la guerre mondiale, Paris, 1921, 21. Des tentatives de mener à bien une politique de désarmement par le biais d’une sorte d’accord international et/ou de traité furent esquissées durant les conférences de La Haye en 1899 et en 1907. Toutefois, aucune de ces conférences ne donna de résultats significatifs. Palmowski J., A Dictionary of Twentieth-Century World History, Oxford : Oxford University Press, 1998, 171
  9. Sur les investissements étrangers dans l’Empire ottoman à l’aube de la Grande guerre dans un contexte de domination politique sur le pays, voir Готлиб В. В., Тайная дипломатия во время первой мировой войны, Москва, 1960
  10. Sur l’incursion des capitaux financiers allemands dans les Balkans ottomans au cours de la première décennie du XXe siècle, voir Вендел Х., Борба Југословена за слободу и јединство, Београд, 1925, 553−572
  11. Sur le concept géopolitique allemand de Mitteleuropa, voir Naumann F., Mitteleuropa, Berlin : Georg Reimer, 1915 ; Meyer C. H., Mitteleuropa in German Thought and Action, 1815-1945, The Hague : Martinus Nijhoff, 1955 ; Katzenstein J. P., Mitteleuropa : Between Europe and Germany, Berghahn Books, 1997 ; Lehmann G., Mitteleuropa, Mecklemburg : Mecklemburger Buchverlag, 2009
  12. En 1878, le Congrès de Berlin, durant lequel les grandes puissances européennes redessinèrent la carte politique de l’Europe du Sud-Est après la grande crise de l’est et la guerre russo-ottomane de 1877-1878, plaça la province ottomane de Bosnie-Herzégovine sous l’administration de l’Autriche-Hongrie (qui l’annexa en 1908) et reconnut l’indépendance de la Roumanie, de la Serbie et du Monténégro tandis que la principauté vassale qu’était la Bulgarie bénéficia d’un statut d’autonomie. La Grèce, le Monténégro, la Serbie et la Roumanie virent leurs territoires s’agrandit aux dépens de l’Empire ottoman. Ference C. G. (ed.), Chronology of 20th-Century Eastern European History, Detroit−Washington, D. C.−London : Gale Research Inc., 1994, 393
  13. Hobus G., Wirtschaft und Staat im südosteuropäischen Raum 1908−1914, München, 1934, 139−151
  14. Архив Србије, Министарство Иностраних Дела Србије, Политичко Одељење, 1898,  Ф-IV, Д-I, поверљиво 962, “Ф-IV, Д-I, поверљиво, April 18th – old style, 1898
  15. Le Premier ministre allemand (Kanzellar) déclara, durant la crise autour de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine de 1908, que la politique allemande dans les Balkans se conformerait strictement aux intérêts austro-hongrois dans la région
  16. Алексић-Пејковић Љ., Односи Србије са Француском и Енглеском 1903−1914, Београд, 1965, 35−42
  17. Жебокрицкий В. А., Бьлгария накануне балканских войн 1912−1913 гг., Кийев 1960, 59−61
  18. Huldermann V., La Vie d’Albert Ballin, Payot, Paris, 1923, 207−213 ; Die Grosse Politik der Europäischen Kabinette 1871−1914, Vol. XXXIV, − 13428, − 12926, Berlin, 1926. About the Serbian endeavor to create the Balkan Alliance in the mid-19th century, see in Пироћанац М. С., Међународни положај Србије, Београд, 1893 ; Пироћанац М. С., Кнез Михаило и заједнићка радња балканских народа, Београд, 1895
  19. Pribram A. F., Die politischen Geheimverträge Österreich–Ungarns 1879−1914, Wien−Leipzig, 1920 ; Преписка о арбанаским насиљима, Службено издање, Београд, 1899 ; Documents diplomatiques français, Vol. II, Paris, 1931 ; Архив министарства иностраних дела, Извештај из Цариграда од 25.-ог септембра, 1902, Београд ; Ilyrisch-albanische Forschungen, Vol. I, 1916, 380−390 ; Neue Freie Presse, 02−04−1903 ; British documents on the Origins of the War, 1899−1914, Vol. V, London, 68−72
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