Par Vladislav B. Sotirović − Le 14 mars 2019 − Source Oriental Review
Comme nous l’avons déjà mentionné dans la première moitié de l’article, la position géographique et la géographie physique de l’arc dinarique ont modelé les traits anthropologiques dans cette partie isolée de la péninsule balkanique qui s’étend du nord de la Dalmatie au sud de l’Albanie. Pour bien comprendre les problématiques exposées dans cet article, le lecteur peut comparer le type d’isolement dinarique avec d’autres régions européennes. L’exemple le plus proche pourrait être celui de la région basque, dans la chaîne pyrénéenne entre la France et l’Espagne. 1. Ce parallèle devrait être débattu en profondeur quand on aborde la « question albanaise » en général et celle du KosMet en particulier. Mais peut-être le parallèle le plus ressemblant pourrait-il être fait avec les îles méditerranéennes comme la Crète, ou mieux encore la Sicile, la Sardaigne ou la Corse. Parmi ces dernières, la Sardaigne illustre le mieux notre problème des relations entre les Albanais et le KosMet, à de nombreux égards. 2.
Sociétés insulaires
Dans tous ces cas, l’isolement géographique (et par conséquent culturel) a débouché sur la création de cultures intra-sociales à l’intérieur de sociétés insulaires. En général, l’isolement implique le conservatisme, et même l’arriération dans certains cas, si on compare ces régions à d’autres qui maintiennent des relations régulières avec les sociétés et cultures environnantes. Un cas d’arriération est certainement illustré par l’île de Tasmanie, qui dans la préhistoire lointaine constituait une partie du continent australien. Au départ, les Tasmaniens partageaient la même culture avec les Aborigènes d’Australie et possédaient les mêmes traits civilisationnels et technologiques. Mais, quand la péninsule tasmanienne se sépara du continent australien, l’isolement eut pour résultat le gel de la culture et de nombreuses particularités, et cela entraîna l’arriération de la société tasmanienne 3. Quand les premiers Européens débarquèrent sur l’île, ils remarquèrent que les Tasmaniens avaient cumulé un grand retard par rapport à leurs voisins aborigènes d’Australie, en particulier dans le domaine de la culture matérielle 4. Dans les cas extrêmes d’isolement, une extinction biologique peut même avoir lieu si la population descend au-dessous d’un seuil critique. Un autre effet, du point de vue évolutionniste, est la dégénérescence de la population en raison des mariages consanguins, comme on le constate dans de nombreuses sociétés insulaires du bassin méditerranéen.
Montagnards et habitants des plaines
D’un point de vue purement sociologique, l’isolement partiel ou total a pour résultat de conserver les cultures ethniques et les valeurs morales traditionnelles qui en Europe, dans certains cas, se sont formées au cours des époques préhistoriques. Par conséquent, les principales questions sont les suivantes :
- Quels traits propres aux sociétés insulaires ont été préservés et comment sont-ils arrivés jusqu’à nous ?
- Quelles sont les différences civilisationnelles entre les sociétés insulaires montagnardes et celles des habitants des plaines ?
Pour commencer, les montagnards ne peuvent pas développer de civilisations à proprement parler, pour la simple raison qu’ils n’ont pas l’opportunité de développer des villes et d’y habiter, en raison de l’impact du contexte géographique sur leur vie sociale. 5. Les implantations sont des villages disséminés dans les montagnes, séparés par de grandes distances et des interconnections très faibles. Par conséquent, les échanges sont rares et de faible intensité. Arrivés là, gardons à l’esprit que le développement civilisationnel repose essentiellement sur trois piliers : 1. Compétences avancées des individus, 2. Interactions fortes entre les individus et 3. Optimisation pratique de l’équilibre des deux précédentes. 6. C’est exactement sur ces points que la différence entre montagnards et habitants des plaines prend naissance et se creuse. Ce point est probablement de la plus haute importance pour comprendre les relations entre montagnards albanais et habitants serbes des plaines en KosMet. Cependant, sans description détaillée de ces relations, on ne peut pas exactement comprendre comment et pourquoi les montagnards albanais, arrivants récents, ont aujourd’hui acquis la totale maîtrise du KosMet aux dépens des Serbes autochtones qui ont majoritairement été expulsés de la province.
Globalement, les montagnards apparaissent comme une superposition d’individus alors que les habitants des plaines forment un système social structuré en réseau complexe, qui est soumis au développement social, technologique et culturel. Les régions montagneuses apparaissent comme des cas extrêmes de sociétés rurales. Les unes comme les autres doivent leur niveau technologique à l’acquisition des réalisations de la société urbaine civilisée des plaines. Cependant, ce n’est pas seulement la technologie, mais tout simplement les êtres humains que les montagnards « empruntent » à la population des plaines. De ce point de vue, on pourrait décrire la situation comme la coexistence de deux sous-systèmes mal appariés, chacun possédant des traits distinctifs presque opposés. 7.
Bien sûr, ces traits sont dérivés d’environnements physiques différents. Les habitants des plaines vivent dans des zones relativement fertiles qui fournissent un approvisionnement suffisant. Leurs principales activités sont l’agriculture et l’élevage intensif. Quant à eux, les montagnards vivent de la pâture libre et du pillage des biens de la plaine qui était traditionnellement une zone d’activité des Albanais au KosMet et en Albanie du nord. C’est l’immémoriale histoire des tensions entre pâture libre et sociétés agraires, qui est décrite dans la Genèse, quoique sous une forme allégorique, par le récit d’Abel et Cain. 8. Une histoire que Hollywood a évidemment mise en scène des milliers de fois, avec la même répartition des rôles. De manière intéressante, le premier peuple censé avoir cultivé le blé est les Natoufiens, qui vivaient dans la Palestine actuelle, il y a environ 10 000 ans. Si on cherche une équation de la civilisation, on obtient « blé = civilisation ». Car la culture du blé a permis à l’homo sapiens de produire un surplus de nourriture et ainsi, d’ouvrir les portes à la spécialisation, qui se révéla essentielle pour la civilisation. L’ironie de l’histoire est que les Israéliens actuels sont des fermiers alors que les Palestiniens sont devenus des bergers post-nomades.
Les rudes conditions de vie ont forgé les structures mentales et physiques des montagnards. Dans la région des Alpes dinariques, la population est donc le plus souvent grande, mince, osseuse et dolichocéphalique. Comme illustration, presque tous les grands joueurs de tennis yougoslaves, comme Ivanisevic, Ljubicic, Djokovic, Karlovic sont de type dinarien (Homo dinaricus). En fait, c’est en raison de la prépondérance du type dinarien dans certains sports comme le basket-ball, le volley-ball, le handball, que l’ex-Yougoslavie et les États qui lui ont succédé connaissent un tel succès. Cependant, la structuration mentale de l’Homo dinaricus contient de nombreux traits d’agressivité, qui se combinent souvent avec un comportement violent et sans scrupules. La rudesse de l’environnement physique a pour résultat des attributs belliqueux, comme le décrivait Dinko Tomasic, un chercheur croate installé aux USA qui commença ses travaux avant la 2ème Guerre mondiale. 9. De nombreux auteurs yougoslaves ont concentré leur attention sur les traits de caractère dinariens, comme par exemple le célèbre géographe et anthropologue serbe Jovan Cvijic 10, et surtout Vladimir Dvornikovic dans son monumental ouvrage Caractérologie des Yougoslaves, publié juste avant la 2ème Guerre mondiale. 11.
À la différence des habitants des plaines, où l’unité centrale de la société est le village ou la ville, l’unité sociale des montagnards est la famille étendue, appelée zadruga en slavon yougoslave. Dans la région dinarique albanophone, on l’appelle fis. Elle inclut tous les descendants d’un couple : les fils et leur famille, les filles non mariées et toute la progéniture. L’ensemble peut se monter à quelques dizaines chez les Slaves et encore plus chez les albanophones. 12. La structure de cette famille étendue est strictement hiérarchique, et le pater familias y représente l’autorité suprême et indiscutable de la communauté. Les règles de la communauté sont très sévères. La désobéissance peut être punie de mort par le maître de maison. La justification de ce type d’organisation est le manque d’institutions de l’État et son rôle juridique défaillant. Les relations entre familles étendues sont régulées par l’équilibre de la force et la peur de la vengeance que chacune peut exercer sur l’autre quand apparaissent des querelles, fréquentes et même inévitables, surtout pour des questions de femmes et de pâtures. Plus une famille étendue possède de fusils, plus sa puissance et son autorité sont respectées à l’intérieur du clan. On retrouve la même chose pour les relations entre clans, qui sont composées des familles qui descendent d’un même ancêtre, historique ou mythique, peu importe.
Les mœurs propres à une famille sont composées des règles antiques qu’une société clanique et traditionnelle impose. Pour préserver l’unité de la famille étendue, on pratique le levirate. 13. Elle signifie que, si un homme adulte vient à mourir, son frère, s’il est adulte et célibataire, doit épouser la veuve. En fait, même si l’aîné est encore en vie, sa femme est en partie propriété de son cadet, sauf évidemment pour les relations sexuelles. Au contraire de cette règle explicitement endogamique, le mariage est majoritairement exogamique dans cette société traditionnelle, mais en réalité dépasse rarement les limites du clan. En fait, cette caractéristique exogamique constitue la cause principale des querelles entre familles et débouche souvent sur des crimes d’honneur.
KosMet et montagnards albanais dinariens : les crimes d’honneur
Comme province, le KosMet (Kosovo en anglais, Kosova en albanais, Kosovo-Metochie en serbe) est une adjonction récente, et parfois embarrassante à l’Europe et au reste du monde. La province, qui s’autoproclama quasi-indépendante de la Serbie en février 2008 fut considérée pendant des siècles comme une partie centrale de la Serbie, éloignée de l’empire ottoman et hautement problématique pour sa frontière avec l’Albanie partagée par deux provinces yougoslaves. Sans doute possible, le KosMet est un pays ancien mais l’Occident le découvrit tardivement à l’occasion de la guerre du Kosovo (1998-1999) entre les terroristes séparatistes albanais et les forces officielles serbes. Il avait déjà attiré l’attention des médias occidentaux pendant la sanglante destruction de l’ex-Yougoslavie de 1991 à 1995, comme un problème à résoudre rapidement. Mais à l’époque la priorité allait à la Bosnie-Herzégovine. Cependant, malgré la grande quantité de livres et d’écrits divers sur le KosMet ces vingt dernières années, le cœur du problème du Kosovo n’est pas encore bien identifié et les chercheurs le présentent donc mal : il s’agit des efforts des montagnards dinariens albanais, belliqueux et audacieux, pour occuper la province et en expulser les habitants serbes des plaines afin de créer un Lebensraum ethniquement pur. Pour exemple, choisissons une problématique actuelle du KosMet, que Noam Chomsky a bien identifiée : 1. La manière dont les envahisseurs albanais, qui arrivèrent d’Albanie septentrionale et centrale après 1689, occupèrent, organisèrent la terreur et pour finir assurèrent le nettoyage ethnique des Serbes autochtones qui vivaient dans les plaines ; 2. En conséquence, comment ils modifièrent le paysage ethnique et culturel des très fertiles et naturellement riches provinces du sud de la Serbie. De nos jours, on remarque ainsi le génocide ethnique et culturel appliqué aux Serbes du KosMet à travers le remplacement de tous les toponymes d’origine slavonne par des toponymes artificiellement forgés en albanais et, par-dessus tout, la rédaction de livres délirants sur l’histoire et l’ethnographie du KosMet par des prétendus chercheurs albanais spécialistes en falsification. 14.
Une des particularités les plus remarquables des Albanais, y compris ceux du KosMet, était et reste le crime d’honneur. Ces vestiges typiques d’une société traditionnelle apparaissent comme une caractéristique de l’ensemble de la région dinarique mais ne s’est maintenue que chez les Albanais. Pour résumer, le crime d’honneur est l’obligation faite à une famille A dont un membre a été tué par le membre d’une autre famille B, de venger ce meurtre en tuant un membre choisi de la famille B (ou du même clan). Le devoir de vengeance retombe sur les parents les plus proches de la victime : fils, frères etc. Cependant, le point central d’un crime d’honneur est qu’une fois la vengeance accomplie, la famille B se sent à son tour obligée de se venger. Ainsi s’amorce un cercle vicieux qui ne s’arrête jamais. Certains de ces crimes d’honneur datent de plusieurs générations, si bien que l’arrière-petit-fils n’est pas à l’abri d’une vengeance amorcée par son arrière-grand-père.
Le crime de sang disparut de la zone slavonne des Alpes dinariques vers la fin de la 2ème Guerre mondiale, mais en partie seulement, comme le montre un cas au Monténégro il y a quelques années. Mais dans les régions albanophones, à la fois en Albanie et dans le KosMet, cette coutume dévastatrice est restée vivante et a visiblement repris des forces après 1999. La famille du tueur (le « débiteur ») est confinée dans sa maison et n’a plus le droit d’apparaître en public sans le consentement de la famille de la victime. Si on s’appuie sur les élections de 2013, environ 1 300 familles vivent dans ces conditions d’internement domestique pour des raisons de crimes d’honneur. 15. Et si l’un de leurs membres parvient à se montrer en public, cela s’explique par l’institution du besa, une promesse que le « hors-la-loi » sera épargné pendant une période convenue. Cela ne concerne en général que le fait de se rendre à pied dans une ville, le travail des champs et des occasions particulières comme des mariages et d’autres festivités. Le besa est une institution propre à l’Albanie. Elle est strictement respectée par le créditeur et la communauté condamne celui qui romprait sa propre promesse.
Le crime d’honneur ou vendetta (gjakmarrje en albanais, littéralement la « prise du sang ») reflète la loi coutumière albanaise telle qu’elle fut codifiée au XVème siècle dans le Kanun of Lekë Dukagjini. 16. On pratique encore le crime d’honneur comme un moyen d’exercer une justice d’ordre clanique dans de vastes régions du KosMet et de l’Albanie du nord. C’est aussi un élément typique de la psychologie collective de montagnards isolés et arriérés. Jusqu’à la 2ème Guerre mondiale, on pratiquait encore la vendetta dans le Monténégro, de même que sous le joug de la Cosa nostra, ce n’était pas un point que les autorités officielles pouvaient négocier. Car derrière la vendetta il y a dans la mentalité des montagnards le principe d’« honneur viril ». Ou, en d’autres termes, l’idée que l’homme ne peut laver son honneur bafoué que dans le sang, que cela le concerne personnellement, ou un membre de sa famille. Au moins, dans le cas albanais, les femmes sont exemptées de la vendetta, qui ne s’applique qu’aux hommes de la famille. Le crime d’honneur se déroule habituellement entre familles mais, il peut aussi se dérouler entre des clans entiers et peut s’étendre sur des décennies, même quand le point de départ de la vendetta est oublié depuis longtemps.
Un meurtre commis par vengeance s’effectue dans la majorité des cas en suivant des coutumes traditionnelles, et la communauté le justifie pleinement. Selon ces règles, le meurtrier doit informer la famille débitrice de l’état de vendetta et s’assurer que le corps de la victime sera renvoyé à la famille avec l’arme du meurtre. Il y a mieux : on sait que le meurtrier assistera à l’enterrement de sa victime en bénéficiant d’un besa de vingt-quatre heures. En pratique, la vendetta peut s’exercer contre n’importe quel parent masculin du meurtrier et en conséquence, de nombreux clans du KosMet et de l’Albanie septentrionale ont été décimés autrefois par des crimes d’honneur. La pratique de la vendetta a resurgi en Albanie après la chute du socialisme en 1990, et en KosMet après l’occupation de la province par l’OTAN en 1999. De nos jours, des milliers de familles d’origine albanaise sont prises au piège de cette sanglante coutume. En conséquence, les Albanais du nord et ceux du KosMet ont fait bâtir autour de leurs maisons des murs hauts et épais pourvus de meurtrières pour survivre aux attaques de vendetta.
Maintenant, pour ce qui concerne l’histoire récente du KosMet, le cœur du problème est que les Albanais, après 1999, ont transposé la vendetta comme un crime d’honneur collectif contre les Serbes du KosMet en réponse à un problème politique qui avait pris naissance pendant la guerre du Kosovo, en 1998-1999. Leur fonctionnement mental de montagnards arriérés consiste à appliquer leurs stéréotypes et à exercer une vendetta collective qui, de plus, était comprise par les « démocraties » occidentales comme un élément de culture ethnique digne de respect. Par conséquent, la province du KosMet est presque intégralement vidée de ses habitants originels, les habitants serbes des plaines. Inversement, les Serbes n’ont jamais exercé de vendetta collective sur les Albanais du KosMet malgré les trois siècles de terreur qu’ils avaient subis.
Serbes, Albanais du Kosmet et Cosa nostra
Il faut maintenant s’étendre sur certains détails qui servent de justification au crime d’honneur, car ils révèlent le fond de la mentalité des montagnards et leur rapport à la justice. À la lecture des premières phrases d’un article de Scott Andersen publié dans le New York Times en 1999, notre premier sentiment est celui d’une bestialité gratuite de la part du meurtrier. 17. Mais plus loin, nous arrivons à la conclusion que chaque geste qu’il fait est une décision mûrement calculée et qu’il envoie ainsi une série d’informations importantes à son environnement, d’abord aux témoins oculaires puis à l’entourage plus lointain. La première de ces informations est destinée aux informateurs potentiels et dit : « Je suis dans une rage démente et défie qui que ce soit d’essayer d’informer la police ». Ensuite, le temps pris pour l’assassinat, le calme du meurtrier et son départ sans précipitation ajoute : « Je n’ai pas peur ». Il se trouve que ce comportement semble typique des tueurs à gages de la mafia, comme l’illustre une scène du film-culte Le Parrain de Francis F. Coppola (1972). Cela donne au meurtre sa dimension sociale et l’assimile à une exécution capitale. Le but principal est d’intimider l’entourage, et particulièrement les vengeurs potentiels. Car le meurtre aurait pu être exécuté d’une manière moins spectaculaire, lors d’une embuscade au coin d’une rue. Mais alors, l’objectif principal aurait été manqué. L’exécution publique signifie : « C’est mon droit, mon geste est justifié ». C’est un message explicite adressé à la famille de la victime, sans quoi l’acte pourrait être interprété comme un accident. Et comme le journaliste (qui se trouve à Shkodër, en Albanie du nord, exactement à la frontière avec le Monténégro) le souligne, les témoins immédiats comprirent très bien le message.
Le parallèle avec la mafia sicilienne, à la fois en Sicile et plus largement en Italie, ainsi qu’aux États-Unis, n’est pas un hasard. Dans ces deux cas, ces conflits révèlent un triste fait : la coexistence de deux autorités, l’une officielle et l’autre cachée, mais bien présentes au même moment dans l’esprit des gens ordinaires. 18. Les assassinats publics, tels que décrits ci-dessus, révèlent seulement la pointe de l’iceberg du crime organisé, c’est-à-dire de la « loi » dans une société traditionnelle. Mais on peut pousser le parallèle encore plus loin. Les deux institutions, mafia et crime d’honneur, se sont développées en raison de l’absence d’État. En Italie par exemple, c’est la mafia qui organisait la résistance à la domination étrangère (en l’espèce, espagnole). Dans le cas des Dinariens et d’autres sociétés semi-traditionnelles, l’absence de l’État comme institution, sous une souveraineté étrangère (comme les Ottomans ou l’Autriche des Habsburg), modela les règles de comportement indigènes comme le crime d’honneur. Mais quand la Sicile se fut débarrassée de la domination espagnole, le mouvement clandestin se maintint sans dommage et continua ses activités, quoique dans une autre direction. Ainsi, quand les peuples autochtones, comme les montagnards dinariens des Balkans, eurent obtenu leurs États nationaux respectifs, ils purent à peine voir une différence. 19.
On devrait comparer les coutumes en Albanie et dans les régions habitées par des Albanais comme le KosMet, le Monténégro ou la Macédoine du nord. Dans ces derniers cas, les locaux d’ethnie albanaise, immigrés récemment arrivés, continuent d’appréhender les États où ils vivent comme des étrangers parfois hostiles, alors que les Albanais ne montrent pas une telle opposition de principe à l’État, sauf comme entité incarnée (comme collecteur d’impôts et comme expression légitime du pouvoir). En fait, les rapports avec la « loi traditionnelle » sont encore plus difficiles dans les pays avoisinants qu’en Albanie elle-même. Mais même en gardant cette différence à l’esprit, le récit reste identique, basé sur le contrepoint entre État et société traditionnelle. Le message que l’assassin de Shkodër dont nous avons parlé plus haut a envoyé aux témoins est le même que celui de Cosa nostra : 20.
« Nous sommes en conflit avec tout le monde, mais nous sommes nos propres maîtres et nous ne donnerons le droit à personne, pas même à l’État et sa loi, d’interférer avec nos propres lois ».
On rappelle ainsi aux parents de la victime qu’ils appartiennent au sous-État traditionnel qui s’oppose à l’État formel dans lequel ils vivent. Ainsi, témoigner en justice contre le meurtrier est une trahison et donc strictement interdit. Dans un sens, cette loi non-écrite est l’équivalente de l’omerta mafieuse : la loi du silence. Il se trouve que cette loi a un tel poids qu’elle finit même par nommer une branche de la mafia, la Cosa nostra, ce qu’explique un incident à Palerme dans les années 1860 : pour désigner son agresseur à un policier, un mafioso blessé le désigna comme « Cosa nostra ». Le policier comprit clairement le message comme un « laisse-moi tranquille » ou un « pas tes oignons » agacé et abandonna son enquête.
En conclusion, on peut tracer un parallèle entre les implications intra-claniques et extra-claniques du crime d’honneur, comme celui de Shkodër décrit plus haut. Ce parallèle doit attirer notre attention car c’est un point crucial du nœud kosovar et des relations entre Albanais et Serbes dans la province. À savoir, ce meurtre reflète précisément la nature de la société pourvue d’un tel ethos, puisque tous les gens impliqués appartiennent au même groupe ethnique et mental. Même si le tueur et sa victime appartiennent à des clans différents, mais à la même société traditionnelle, cela reste un problème aux conséquences ethniques locales. Mais si nous déplaçons le meurtre dans une société où le tueur et la victime appartiennent à des ethnies différentes, l’une traditionnelle (l’albanaise) et l’autre non-traditionnelle (la serbe), l’incident aura alors des conséquences profondes, comme le cas du KosMet le montre clairement. En d’autres termes, si le membre d’une société traditionnelle, comme un montagnard albanais, se venge sur une personne d’environnement non-traditionnel (un Serbe des plaines), c’est un signe d’alerte de la plus grande importance. Même si les deux protagonistes sont du même groupe traditionnel, l’acte est d’un très haut niveau d’intimidation dans un environnement standard. Alors, le moins que vous puissiez faire quand vous avez été témoin d’un incident, ou que vous en avez entendu parler, c’est de quitter la région. Et c’est exactement ce que les Serbes du KosMet ont fait après la guerre du Kosovo en 1998-1999. Les bandits occidentaux savaient très bien comment manipuler la psychologie des montagnards dinariens pour servir leurs intérêts géopolitiques dans cette partie des Balkans.
Traduit par Michel pour le Saker Francophone
Notes
- Sur les Basques et la question basque, voir Roger Collins, The Basques, Hoboken, seconde édition, New Jersey : Blackwell Pub, 1990 ; R. L. Trask, The History of Basque, New York : Routledge, 1997 ; Mark Kurlansky, The Basque History of the World, New York : Penguin Books, 1999 ; M. Bryce Ternet, A Basque Story, seconde édition, Scotts Valley, California : CreateSpace Independent Publishing Platform, 2009 ↩
- Sur la Sardaigne, voir [Antonio Sorge, Legacies of Violence : History, Society, and the State in Sardinia, Toronto−Buffalo−London : University of Toronto Press, 2015 ↩
- Sur la Tasmanie, voir Tom Lawson, The Last Man : A British Genocide in Tasmania, New York : I.B.Tauris & Co. Ltd, 2014 ↩
- C’est ce « sous-développement » qui eut partiellement pour conséquence que les nouveaux venus d’Europe exterminèrent la population tasmanienne autochtone dans la seconde moitié du 19ème siècle. Cela se déroula de la même manière qu’avec les Aborigènes d’Australie. Du point de vue du droit pénal international, nous pouvons parler d’un génocide dans les deux cas. En effet, le « génocide est un refus du droit à l’existence de groupes humains entiers, de même que l’homicide est un refus du droit de vivre fait à des individus. » Alexander Zahar, Göran Sluiter, International Criminal Law : A Critical Introduction, Oxford‒New York : Oxford University Press, 2008, 155. Sur l’histoire du génocide, voir Norman M. Naimark, Genocide : A World History, New York : Oxford University Press, 2017. Sur l’histoire de l’Australie, voit Mark Peel, Christina Twomey, A History of Australia, seconde édition, London : Palgrave, 2018 ↩
- Sur les plans économique et anthropologique, la notion de « civilisation » (et même de « culture ») est reliée à celle de villes/cités qui se sont formées près des grandes rivières dans les plaines. Les exemples classiques sont la Mésopotamie ou l’Égypte ↩
- La diffusion de l’alphabet dans l’Antiquité est un bon exemple historique sur la manière dont les faits de civilisation profitent des connections interculturelles entre peuples et cultures pour se répandre David W. Del Testa et al (eds.), Global History : Cultural Encounters from Antiquity to the Present, New York : Sharpe Reference, 2004, 16‒18 ↩
- Sous cet aspect, voir un auteur croate Dinko Tomašić, Personality and culture in Eastern European Politics, New York : G. W. Steward, 1948. Bien que le livre ait un biais évident contre les Serbes (l’auteur parvient à ne pas faire mention des nazis croates oustachis, par exemple, alors que le livre parut juste après la 2ème Guerre mondiale), ce livre illustre la différence essentielle entre les montagnards et les habitants des plaines. Nous devons ici mentionner que dans l’État indépendant de Croatie pendant la 2ème Guerre mondiale, les criminels de guerre les plus célèbres du camp oustachi venaient de l’Herzégovine occidentale dinarique et d’autres parties de Bosnie. C’est le cas du führer (poglavnik) Ante Pavelic (1889‒1959). Celui qu’on connaît comme le Boucher des Balkans fut responsable des massacres de Roms, de Juifs et surtout de Serbes orthodoxes. Leslie Alan Horovitz, Christopher Catherwood, Encyclopedia of War Crimes and Genocide, New York : Facts On File, 2006, 343‒344. sur lui voir plus dans Džon K. Koks, « Ante Pavelić i ustaška država u Hrvatskoj », Bernd J. Fišer, Balkanski diktatori : Diktatori i autoritarni vladari jugoistočne Evrope, Beograd: IPS−OP Prosveta, 2009, 229−271 ↩
- Cet épisode biblique apparaît comme une sorte de « justification théologique » du pillage des habitants des plaines par les montagnards ↩
- Dinko Tomašić, Personality Development of the Dinaric Warriors, Psychiatry, 8, 1945, 449−493. Cependant, il faut noter que ses vues personnelles sur les querelles entre Serbes et Croates doivent être prises avec précaution ↩
- Par exemple, Jovan Cvijić, Speeches and articles, I, Chapter Dinaric Serbs (en serbe) or « Karst and Man », Glasnik Geografskog društva, XI, 1925 (en serbe) ↩
- Владимир Дворниковић, Карактерологија Југословена, Београд: Просвета, 2000 (1ère édition en 1939) ↩
- Ici il faut noter que, par exemple au KosMet, il y a des albanophones qui ne sont pas des Albanais originaires d’Albanie (Arbanashes) et environ 1/3 sont albanophones d’origine serbe (Arnauts) Душан Т. Батаковић, Косово и Метохија : Историја и идеологија, Друго допуњено издање, Београд : Чигоја штампа, 2007, 31−51 ↩
- Connue depuis les temps bibliques ↩
- Comme un très bon exemple de ces livres délirants est Robert Elsi, Historical Dictionary of Kosova, Lanham, Maryland‒Toronto‒Oxford : The Scarecrow Press, Inc, 2004. Ce livre est basé de manière écrasante sur la falsification de la vérité et procède au lessivage de la réalité historique en faveur des Albanais ↩
- La brutale agression de l’OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) en 1999 était finie à ce moment, mais il est difficile d’estimer si, dans l’hypothèse où l’Occident aurait eu conscience du fond essentiel de la dispute entre Serbes et Albanais et si de tels récits avaient été publiés auparavant, cela aurait changé les décisions politiques ↩
- Shtjefën Gjeçovi, Kanuni I Lekë Dukagjinit, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2014 ↩
- « Dans l’Albanie septentrionale reculée, la vie collective est gouvernée par d’antiques codes d’honneur que les notions récentes de droits ou de règle de la loi n’ont pas modifiées. C’est pourquoi Shtjefen Lamthi a été abattu en plein jour et pourquoi la famille du tueur prendra aussi son dû, un de ces jours. » Scott Anderson, The Curse of Blood and Vengeance, The New York Times Magazine, 1999-12-26 ↩
- Sur la mafia sicilienne, voir John Dickie, Cosa Nostra : A History of The Sicilian Mafia, New York : St. Martin’s Press, 2004 ↩
- Sur l’histoire des Balkans, voir Georges Castellan, History of the Balkans : From Mohammed the Conqueror to Stalin, New York : Columbia University Press, 1992 ↩
- Notre affaire en italien ↩