House of War – Le Pentagone est incontrôlable


Nous avons repris et traduit en français l’entretien avec James Caroll mené par Mark Karlin sur Buzzflash.com Cet entretien est évoqué sur le site dedefensa.org et commenté par Philippe Grasset

"Plus la menace extérieure est grande, plus nous y gagnons à l'intérieur du pays. Et c'est là que réside la tragédie pour notre Nation [les USA] ; nous avons construit toute notre économie, notre culture et nos recherches académiques autour de l'idée que nous étions menacés par l'étranger. Ces menaces étaient d'abord une vue de l'esprit, mais la tragédie réside dans le fait que, par nos actions, nous avons amené ces menaces à se concrétiser...James Caroll

Le 20 juillet 2006 – Source dedefensa

BuzzFlash : Le titre de votre dernier livre est House of War: The Pentagon and the Disastrous Rise of American Power (Le Temple de la Guerre : Le Pentagone et la désastreuse expansion de la puissance US-américaine). Dans notre précédent entretien avec vous, à propos de votre livre Crusade: Chronicles of an Unjust War (Croisade : Chroniques d’une guerre injuste), nous avions touché à un sujet qui nous semble central dans  »House of War », qui est la question de vos connexions personnelles avec le Pentagone.

James Carroll : J’ai été élevé à Washington. Mon père travaillait au Pentagone, en tant qu’officier de l’US Air Force. Enfant, je m’y rendais régulièrement avec lui. Par certains côtés, ce bâtiment a influencé la représentation que je me faisais du monde. Je dois admettre que ce n’est que lorsque le Pentagone a été touché le 11 septembre, que j’ai pu constater à quel point ce bâtiment avait une stature mythique dans mon esprit. Et je pense que c’est également valable pour l’ensemble de notre nation. Cet édifice pourrait être considéré comme la pierre angulaire autour de laquelle s’est concentrée ma vie.

Dans « House of War », j’ai cherché à voir à travers le mythe pour comprendre la réalité du Pentagone en tant que centre de décisions, et examiner la manière dont le pouvoir US-américain s’est trouvé centré sur cette institution. Pour moi, l’édifice est un symbole, mais c’est également un centre de décisions politiques.

C’est un fait qu’il est important de comprendre car les décisions qui y sont prises gagneraient beaucoup à être examinées de façon plus détaillées. Si nous nous contentons de maintenir le statut mythique ou symbolique de cette institution, les décisions qui y sont prises ne peuvent être examinées. En tant que l’une des sources de prise de décision du gouvernement des USA, il est nécessaire d’examiner le Pentagone de façon approfondie et avec un regard critique acéré.

BuzzFlash : Au regard de l’histoire des forces armées US-Américaines, le Pentagone est un bâtiment relativement récent, puisqu’il a à peu près soixante ans.

James Caroll : Les travaux ont commencé le 11 septembre 1941. La livraison du bâtiment a eu lieu en janvier 1943, ce qui représente une prouesse d’ingénierie civile. Ce bâtiment n’a mis que seize mois à être construit.

BuzzFlash : Et il s’agit d’un édifice gigantesque.

James Carroll : En effet. Son immensité est déjà, en soi, un problème important. Une bureaucratie de cette taille possédera forcément sa propre dynamique impersonnelle, qui dépassera la capacité cognitive des être humains la composant, au point qu’ils seront incapables de juger des conséquences globales de leurs actions, notamment sur le plan moral. C’est l’un des thèmes explorés par  »House of War’‘, comment une bureaucratie impersonnelle peut-elle avoir une influence sur les politiques formées par des générations de dirigeants, sans qu’aucun d’entre eux ne soit capable d’avoir une vue d’ensemble de l’action des différents services sous sa responsabilité ? C’est l’un des problèmes auquel nous devons faire face ; le Pentagone est devenu une entité par elle-même, avec ses propres leviers de puissances et ses propres buts.

BuzzFlash : En examinant l’histoire des états-nations, on a toujours pu constater une tension et une fluctuation entre les pouvoirs civils et militaires. Au temps de l’Empire Romain, on peut considérer que les pouvoirs civils et militaires étaient confondus. Les forces militaires étaient le moyen qui avait permis à l’état-nation de devenir un empire. Mais ce n’est pas le cas d’une démocratie qui possède une direction civile. Certains vont jusqu’à se demander si ce ne sont pas les forces armées qui nous dirigent avec une direction civile réduite à suivre le mouvement. Quel est votre opinion sur la question ? Vous commencez, en effet, votre livre par un extrait du célèbre discours d’adieu du Président Eisenhower, qui met l’auditeur en garde contre la possibilité d’une prise de pouvoir par le complexe militaro-industriel sur le gouvernement civil, ce qui présenterait un risque pour notre démocratie.

James Caroll : Dans toute discussion portant sur la mentalité militaire, il est nécessaire de garder à l’esprit que celle-ci n’est pas l’apanage des hommes portant l’uniforme. Dans notre cas, faire une distinction nette entre civils et militaires, comme si les civils étaient moins belliqueux que les militaires est une simplification abusive. Après tout, durant les soixante dernières années, les dirigeants US-américains les plus belliqueux, les plus attirés par la guerre, venaient bien souvent du monde civil plutôt que des institutions militaires. Que l’on pense à James Forrestal, le premier Secrétaire à la Défense, nommé en 1947, ou à Donald Rumsfeld aujourd’hui, on peut constater que certains civils ont exercé le pouvoir appuyés sur une rhétorique extrêmement militariste et belliqueuse. Et ce sont bien souvent les hommes en uniforme, avec une connaissance intime des horreurs de la guerre, qui sont les plus réticents à promouvoir des solutions armées.

Omar Bradley ne voulait pas d’une intervention militaire en Corée. Il était pourtant président du Comité des chefs d’États-majors interarmées (Joint Chiefs of Staff ou JCS) des USA, l’un des plus grands généraux ayant exercé durant la seconde guerre mondiale. A l’époque, le promoteur d’une solution militaire au conflit coréen était Dean Acheson le Secrétaire à la Défense. Et plus récemment, nous avions Colin Powell, président du Comité des chefs d’États-majors interarmées des USA qui, en 1991, parmi les cercles intérieurs des dirigeants US-américains, était le plus réticent à déclencher la première Guerre du golfe. Et Dick Cheney qui était Secrétaire à la Défense était le plus fervent partisan de la guerre. La distinction entre militaire et civil n’est donc pas vraiment pertinente pour parler de ce sujet.

La direction du Pentagone vient essentiellement du gouvernement civil. Mais les dirigeants issus du monde civil sont eux-mêmes sujets à des accès de fièvre militaire. C’est l’une des raisons qui rend le sujet si complexe.

BuzzFlash : L’avertissement du président Eisenhower peut évidemment être lu comme celui d’un militaire de carrière. Il avait été commandant en chef des forces alliées durant la seconde guerre mondiale avant d’être élu président. C’était un héros de guerre. Il avait dirigé les efforts de guerre sur le front européen durant la seconde guerre mondiale. Pourquoi a-t-il été le premier à évoquer les risques liés à la puissance grandissante du Pentagone ?

James Caroll : L’avertissement que fait Eisenhower est prononcé deux jours avant la fin de son mandant de président en 1961. Or cet avertissement est donné par celui-là même qui, durant sa présidence, a participé à la mise en place de la structure contre laquelle il nous met en garde. C’est lui qui était en charge dans les années qui on vu l’ascension du complexe militaro-industriel. Faisons un bilan de cette décade. En 1950, l’arsenal nucléaire des USA comprenait deux-cent bombes atomiques. En 1960, alors qu’Eisenhower quittait ses fonctions de président, l’arsenal nucléaire des USA avait crû jusqu’à atteindre 19 000 armes nucléaires, la plupart d’entre elles des bombes à hydrogène. Je pense qu’Eisenhower était, plus que quiconque, conscient de la futilité de cette accumulation, du danger qu’elle représentait et de son absurdité. Et pourtant, il l’avait autorisée.

BuzzFlash : Quand vous dites qu’il l’a autorisée, est-ce que vous voulez dire qu’au final il a été forcé à l’autoriser ? Qu’il ne favorisait pas cette dynamique, mais qu’il a été obligé de la suivre ?

James Carroll : C’est le cas, oui. Durant les premiers mois de son administration, il était déterminé à conserver des budgets peu élevés, en particulier les budgets militaires. Mais après la Corée, la terreur de la Guerre Froide avec l’Union Soviétique a atteint des sommets. Eisenhower et son Secrétaire d’Etat, John Foster Dulles, ont dû embrasser la soi-disant doctrine de riposte massive (massive retaliation), plutôt que préparer une force armée conventionnelle qui puisse résister à celle de l’Union Soviétique, ce qui était sans doute impossible pour les USA à ce moment précis. Nous allions nous dresser face à l’Union Soviétique avec notre arsenal nucléaire, en menaçant de lancer une attaque nucléaire sur tout son territoire, suite à la moindre action agressive de leur part. La riposte massive était sur toutes les lèvres. La politique de la corde raide (brinksmanship) était la nouvelle expression en vogue. Dulles et Eisenhower étaient convaincus que leur menace d’utiliser leur arsenal nucléaire contre la Chine et l’Union Soviétique était ce qui avait amené les nord coréens à la table des négociations, et qui avait permis de résoudre la guerre de Corée par un statu quo.

Eisenhower a notamment présidé à l’établissement des doctrines qui permirent au général Curtis LeMay de se déchaîner en créant son Strategic Air Command dans les années 1950. LeMay, plus que tout autre, contrôlait ses bombardiers stratégiques sans avoir à rendre de compte à personne, et a pu engager cette accumulation d’armes nucléaires sans précédent. Et bien sûr, une fois l’US Air Force lancée sur cette route, l’US Navy s’est sentie obligée de rentrer dans la course.

Et c’est là qu’on peut parler de processus bureaucratique. La construction bureaucratique du Pentagone a entraîné la compétition entre les différentes branches des forces armées US-américaines, ce qui a conduit l’US Navy à accumuler à son tour les armes nucléaires pour ses vaisseaux et sous-marins. Ces investissements n’étaient pas motivés par la défense de la sécurité nationale, il s’agissait du besoin de l’US Navy de faire pièce à l’US Air force dans le jeu de la compétition bureaucratique. Cette dynamique a été initiée durant les années de présidence d’Eisenhower. Et ce n’est que dans les années 1959-1960 que le président a pu vraiment constater sa puissance, lorsqu’il a vu les élections présidentielles se déterminer autour des avertissement de Kennedy sur un prétendu retard des USA en matière d’arsenal nucléaire. C’est à ce moment qu’Eisenhower a vraiment compris à quel point cette dynamique était un monstre qu’on avait lâché sur les USA. Et c’est ce qu’il dénonçait dans son discours d’adieu.

Cette anecdote doit nous faire prendre conscience que même ceux qui sont conscients de l’existence de ce monstre, sont pratiquement impuissants à empêcher son développement. Cette histoire s’est répétée à l’envi durant les décennies suivantes.

BuzzFlash : Il est nécessaire de rappeler, dans un souci d’objectivité et de précision historique, que John Fitzgerald Kennedy a gagné les élections de 1960 de justesse, et une partie de sa victoire peut être attribuée à sa rhétorique à propos du retard sur l’Union Soviétique en matière d’arsenal nucléaire.

James Carroll : C’est vrai, et c’est un sujet auquel je m’intéresse de façon détaillée dans « House of War. » La fin des années 50 a vu un vent de panique souffler sur les USA. Tout le monde craignait l’invasion soviétique. L’une des phrases récurrentes de la Guerre froide était  »les russes arrivent, les russes arrivent ! » Ce sont notamment des mots proférés par James Forrestal peu avant qu’il se suicide durant une crise de paranoïa aigue. Mais la paranoïa politique que Forrestal a aidé à mettre en place aux USA s’est transformée en une crainte récurrente de l’invasion russe disposant des moyens de détruire le pays à coup sûr. Après le lancement de Spoutnik, alors que les russes avaient placé un satellite en orbite, faisant ainsi la démonstration de leur très grande maîtrise des fusées, les USA répondirent par un accès de panique, symbolisé par les avertissements de Kennedy à propos du déséquilibre des arsenaux.

Il y avait effectivement un déséquilibre des arsenaux nucléaires, mais il était largement en faveur des USA. Et Kennedy lui-même a participé à la mise en place de cet état d’esprit paranoïaque. Par la suite, alors qu’il exerçait ses fonctions de président, il en est venu à adopter le point de vue d’Eisenhower. Il a vu la folie de cette dynamique, et a tenté d’y remédier, ce qui constitue une autre part importante de son histoire.

BuzzFlash : Mais du point de vue de la stratégie politique, il est tout de même notable que nous avons eu un candidat démocrate qui a gagné l’élection présidentielle en accusant son adversaire républicain de faire des compromis dans la défense de la sécurité nationale. Sa campagne a mis sur le devant de la scène un déséquilibre inexistant des arsenaux nucléaires . Il a basé sa dynamique électorale sur l’affirmation qu’Eisenhower, et Nixon, son opposant à l’élection, avaient laissé les russes nous dépasser dans ce domaine.

James Carroll : L’élection de Kennedy a établi un paradigme dont le système politique US-américain n’a toujours pas réussi à se défaire. Vous ne pouvez pas chercher à atteindre une position élevée sans avoir la posture la plus dure sur la politique extérieure. Un candidat à un poste d’importance ne peut se permettre d’apparaître faible, ce qui pose bien des problèmes aux démocrates pour savoir quelle position prendre suite à l’invasion de l’Irak.

Ce qu’il faut comprendre quant on examine les dynamiques internes au Pentagone, ce que je démontre dans  »House of War », c’est que cet état d’esprit est commun aux partis républicain et démocrate. Regardez le gouvernement Kennedy, le gouvernement Carter, le gouvernement Clinton, tous ont succombé à cette dynamique, tout autant que les républicains.

Carter a atteint la présidence en plaçant la fin de la course aux armements au centre de son programme, et en souhaitant réduire la taille des arsenaux nucléaires. Lorsqu’il a quitté sa fonction, il avait fait exactement le contraire. Clinton a exercé alors que se présentait la meilleure opportunité de notre histoire pour altérer cette dynamique. Au final, son action n’a eu aucun effet pour la réduire de façon significative. Il a gardé en hibernation l’arsenal US-américain datant de la guerre froide, et la mentalité allant de pair avec celui-ci, avant de le transmettre à George W. Bush, qui l’a aussitôt ressuscité dans le cadre d’une vengeance personnelle.  »House of War » cherche à montrer que démocrates et républicains sont égaux dans leur soumission à la dynamique qui anime le Pentagone.

BuzzFlash : Concentrons-nous un instant sur un autre sujet d’importance, qui est le côté industriel du complexe militaro-industriel. Notre budget militaire atteint des centaines de milliards de dollars chaque année. La plus grande part de cet argent est versée aux industries de l’armement, Lockheed Martin, General Electric, Northrop Grumman. Ces industriels reçoivent des milliards de dollars pour des contrats de création de systèmes d’armements, que ceux-ci soient utilisables ou non. Il arrive même que certains programmes continuent, après qu’il ait été prouvé que les systèmes créés ne fonctionnent pas. L’un des exemples les plus flagrants est le très controversé système de défense antimissile, qui a récemment reçu l’attention des médias, suite à un exercice de lancement de missiles par la Corée du Nord.

De quoi parlons nous ici ? Nous avons privatisé la production de nos systèmes d’armements, qui nous coûtent des milliards et des milliards de dollars. Par la suite, les compagnies qui créent ces systèmes d’armements vont se constituer en groupes de pression pour s’assurer que les budgets de la défense sont maintenus, afin qu’ils puissent obtenir les contrats en question.

James Carroll : Quand Eisenhower nous a mis en garde contre le complexe militaro-industriel, il aurait tout aussi bien pu le nommer le complexe militaro-industrielo-académico-mediatico-culturel, soutenu par les travailleurs et le Congrès, car toutes les composantes de la culture US-américaine se sont associées dans cette dynamique. Cela signifie donc que la Nation elle-même à un intérêt à conserver cette philosophie militariste, un intérêt économique gigantesque. Ce fait nous empêche d’avoir une perception rationnelle de notre sécurité nationale. Lorsque vous avez tant d’intérêts qui vous poussent à poursuivre un discours capitalisant de manière exagérée sur les dangers extérieurs qui pourraient nous menacer, lorsqu’il y a tant de bénéfices à tirer de ces dangers, la tentation est grande d’aggraver la présentation de ces dangers, ce qui fera plus d’argent pour l’industrie de l’armement, plus d’argent pour les coffres de campagne des politiciens, plus de thèses financées pour les professeurs dans les universités, et plus d’emplois pour les travailleurs. Plus la menace extérieure est grande, plus nous y gagnons à l’intérieur du pays. Et c’est là que réside la tragédie pour notre Nation ; nous avons construit toute notre économie, notre culture et nos recherches académiques autour de l’idée que nous étions menacés par l’étranger. Ces menaces étaient d’abord une vue de l’esprit, mais la tragédie réside dans le fait que, par nos actions, nous avons amené ces menaces à se concrétiser.

Nos relations actuelles avec la Corée du Nord en sont un bon exemple. Il est clair que la meilleure manière de gérer notre conflit avec le pays serait d’utiliser la diplomatie, des outils d’interactions économiques pour ramener la Corée du Nord au sein de la communauté des Nations. C’est le seul moyen de résoudre cette crise. Et nous faisons tout le contraire. Nous les isolons, car nous percevons la menace qu’ils posent de façon extrême, comme s’ils avaient les capacités de raser San Francisco dès demain. Nous fabriquons nous-même la dynamique qui va leur donner toutes les raisons de créer au plus vite un arsenal nucléaire amélioré. Nous leur donnons des raisons de continuer sur le chemin qui nous mène au pire scénario. Et nous le faisons car cela aura des retombées bénéfiques sur de nombreux aspects de notre culture. Plus nos populations auront peur des missiles nord-coréens, plus l’argent se dirigera facilement vers les projets de défense antimissile. On peut déjà observer cette dynamique à l’œuvre. Et malheureusement, la défense antimissile ne donne qu’une illusion élaborée de sécurité. Il n’est pas possible d’être correctement protégé contre la menace nucléaire. Et la menace posée par la Corée du Nord deviendra réelle, à cause de notre aveuglement.

BuzzFlash : Nous construisons des paradigmes sur lesquels nous bâtissons notre sécurité nationale, et l’administration Bush est experte à ce jeu. Ces paradigmes affirment par exemple que la seule menace qu’expérimente notre pays vient d’un missile nord-coréen, mais nous évitons de parler de la bombe atomique qui pourrait entrer dans le pays cachée dans un container.

James Caroll : Tout à fait.

BuzzFlash : Il n’existe pas de système antimissile qui puisse arrêter une bombe amenée jusqu’à New-York en remontant la rivière Hudson. Mais, malgré tout, nous arrivons à nous persuader que les missiles balistiques sont la seule menace à laquelle nous soyons confrontés.

James Caroll : C’est exact.

BuzzFlash : Et nous en arrivons donc à dépenser des centaines de milliards de dollars sur un système de défense antimissile inefficace.

James Caroll : Et nous négligeons les menaces réelles. Combien de dizaines de milliards de dollars avons-nous dépensé en Irak ces trois dernières années ? La sécurité des USA ne serait-elle pas mieux assurée si cet argent avait servi à financer la création d’infrastructures économiques dans la Bande de Gaza, montrant par là au monde, et notamment au monde arabo-musulman, que les USA soutiennent le développement des populations les plus pauvres et les moins favorisées ? Israël serait en sécurité. Le monde arabe aurait des raisons de nous percevoir bien différemment de l’image que nous lui renvoyons aujourd’hui. Et le choc de civilisations que Ben Laden souhaitait déclencher n’aurait pas eu lieu. Ces dizaines de milliards de dollars pourraient aujourd’hui venir au secours de ces populations dramatiquement appauvries, qui se trouvent au bord d’un abysse tant littéral que moral. En d’autres mots, nos réponses militaires ne réduisent pas les dangers bien réels qui nous guettent. Elles ne font que les aggraver.

BuzzFlash : Vous combinez une grande capacité de recherche, avec un éloquence développée et une agilité consommée pour raccorder les fils d’une tapisserie plus large, le tout avec une compassion extrême, puisque vous venez de suggérer une tentative de trouver une solution aux conflits du Moyen-Orient, bien plus satisfaisante que tout ce qui a pu être tenté jusqu’ici. Mais revenons à ce que nous disions, à savoir que ceux qui profitent du complexe militaro-industriel ne sont pas seulement les grandes industries de l’armement, mais aussi les milieux académiques, le Congrès et jusqu’aux travailleurs.

Essayons de montrer comment cela fonctionne en pratique. Imaginons un district qui accueille de nombreuses industries liées à l’armement. Cela pourrait être n’importe où, par exemple dans le Massachussetts qui accueille le usines de Raytheon. Imaginons que le Congrès décide de réduire la taille de certains programmes. Les membres du Congrès vont aller voir Rumsfeld et lui diront :  »Ecoutez, nous avons besoin de ce programme dans notre district. Les syndicats affirment que nous avons 3 000 personnes employées dans cette usine. » Le maire de ce district va aller voir les membres du Congrès en leur disant :  »il faut que cette usine reste ouverte. » Imaginons que l’usine produit un certain type de roquette, et que cet industriel privé finance des recherches académiques. Il finance des recherches dans une grande université du district, et ces recherches les aident à construire leurs roquettes, en améliorant leur conception.

Ainsi, tout est lié, comme vous l’avez indiqué. Les membres du Congrès vont voir le Secrétaire à la Défense, et lui disent que nous ne pouvons nous permettre de perdre cette industrie. Peut-être que dans ce cas, les membres du Congrès sont Républicains, et si vous voulez garder une majorité républicaine dans le district, ces programmes doivent être financés, il faut que le Président les approuve. Il faut donc en parler au Secrétaire à la Défense, pour qu’il change d’avis, et qu’il conserve ce projet. Le Secrétaire à la Défense est informé ; il faut conserver ces 3 000 emplois, sinon les républicains risquent de perdre ce district, qui est un district contesté. Si ce projet est annulé, 3 000 emplois seront perdus. Le financement pour ces recherches sera perdu. Les syndicats vont se déchaîner. Les maires vont se déchaîner. La compagnie va également se fâcher, alors qu’ils ont l’habitude de donner de fortes contributions de campagne aux républicains. Au final, cette histoire ne semble pas si absurde.

James Carroll : En effet, cela arrive tout le temps.

BuzzFlash : Nous finançons un programme inefficace, pour des raisons purement politiques.

James Caroll : C’est un bon résumé de la situation. Nous maintenons certains contrats avec Raytheon, par exemple pour le programme de défense antimissile, car nous pouvons en retirer un bénéfice économique ou politique à court terme. Mais les conséquences à long terme sont les suivantes ; nous maintenons en vie une dynamique mondiale de course aux armements. Bien que la raison véritable de nos investissements dans la défense antimissile sont les bénéfices économiques intérieurs que nous pouvons en tirer, la Chine et la Russie n’ont d’autres choix que de suivre cette dynamique et améliorer leurs capacités offensives pour contrebalancer nos avancées.

De 1989 à 1991, notre pays a été le théâtre d’intenses débats afin de trouver les voies pour développer des utilisations alternatives pour les infrastructures militaires US-américaines. Il nous faut repasser par les étapes difficiles mais nécessaires à la transformation de notre économie, pour qu’elle ne soit plus basée sur la préparation de la guerre mais sur la recherche de solutions aux dangers qui nous menacent réellement.

Et quels sont ces dangers ? Les menaces économiques et culturelles posées par les désastres environnementaux sont un exemple évident. Une autre menace à notre sécurité nationale réside dans l’abîme croissant entre riches et pauvres. Qu’a révélé l’ouragan Katrina ? Il a montré quel était le coût réel de soixante années de négligence des infrastructures US-américaines. Pourquoi la Nouvelle-Orléans était-elle vulnérable à cet ouragan ? Pourquoi la vaste majorité des citoyens les plus défavorisés étaient-ils les plus vulnérables face à lui ? Parce que pendant deux générations, nous avons négligé les dangers réels auxquels nous faisons face, trop occupés que nous étions à nous concentrer sur des besoins sécuritaires illusoires définis par les apôtres de la course aux armements. La fin de la Guerre froide nous a donné une opportunité formidable, celle de changer notre système. Cette opportunité est toujours présente.

BuzzFlash : Revenons un moment sur cette notion de systèmes d’armements développés et achetés bien qu’ils soient inefficaces ou non-nécessaires. Si vous considérez nos forces militaires comme une entreprise, celle-ci dispose d’une force de travail gigantesque. Vous avez le Pentagone, bien sûr, mais aussi des bases tout autour du monde.

James Carroll : Le complexe militaro-industriel US-américain est sans doute notre industrie la plus développée.

BuzzFlash : Donc, si nous regardons le Pentagone comme une compagnie de sécurité nationale, vous ne pouvez pas la développer, ni améliorer ses procédures, à moins d’être en guerre.

James Carroll : Tout à fait. Et soyons clair sur nos raisons de faire la guerre. Nous ne partons pas en guerre pour défendre nos intérêts nationaux. Nous partons en guerre pour préserver la dynamique. Après la Guerre froide, la guerre qui a sauvé le système a été la Première Guerre du Golfe. Il est clair que nous avons déclaré la guerre à Saddam Hussein, en 1991, pour préserver le système industriel US-américain hérité de la Guerre froide, bien plus que pour répondre à une hypothétique menace que l’Irak représenterait pour nous.

BuzzFlash : Parlons en terme de développement-produit. Imaginons qu’une compagnie, type Kraft, a développé un nouveau produit ,par exemple un macaroni. Pour savoir si ce macaroni va bien se vendre, si il a été bien conçu, il vous faut effectuer des tests. De même, si vous développez des systèmes d’armements et que vous ne les testez pas, comment savoir si ils sont efficaces ?

James Carroll : Vous avez mis le doigt sur le problème.

BuzzFlash : Vous avez donc sur les bras tout un tas de militaires, et d’employés des compagnies d’armements, qui n’attendent qu’une chose, c’est une opportunité de tester leurs derniers jouets.

James Carroll : Et pendant ce temps, vous ne vous intéressez pas aux manières alternatives d’exercer votre influence dans le Monde. Je ne dis pas que les USA ne devraient pas avoir de pouvoir sur la scène internationale. Le problème de notre pays est qu’il ne connait qu’une seule manière d’exercer sa puissance, et c’est par l’utilisation de la force militaire.

BuzzFlash : Nous avons totalement négligé la diplomatie. Le Département d’État devrait être le centre des efforts et de l’attention du gouvernement des USA. Ce n’est pas le cas. Il a la taille d’un nain si on le compare au Pentagone. Et c’est pourquoi nous sommes confrontés à tant de crises étrangères que nous ne savons résoudre.

L’idée qu’un régime fasciste et nihiliste, comme celui de la Corée du Nord, puisse acquérir une arme nucléaire et la capacité de l’utiliser, relève du cauchemar absolu. Mais les USA ont négligé toutes les possibilités qui leur auraient permis de répondre à cette menace par des actions diplomatiques offensives et bien organisées. Nous n’avons ni les ressources, ni l’influence, ni la légitimité dans les structures de négociations internationales pour exercer la plus infime pression sur un régime comme la Corée du Nord, à l’exception des pressions militaires qui sont à l’avantage du régime et vont renforcer sa rhétorique.

BuzzFlash : Je voudrais revenir plus en détail sur le modèle économique qui a si bien permis de maintenir vivant le moteur de l’économie US-américaine, qui est basé sur la consommation. Comme l’a dit Calvin Coolidge, les affaires sont la spécialité des USA. Lorsqu’un fabricant d’armes considère la guerre d’Iraq, il doit la considérer comme une bénédiction pour sa compagnie, car elle a amené une réduction des stocks militaires. Ce qui implique que de nouvelles armes doivent être réalisées pour remplacer celles utilisées. S’il n’y a pas de guerre, ces armes seront stockées quelques part sans être utilisées à nouveau.

James Carroll : Tout à fait.

BuzzFlash : Mais si vous partez en guerre, et utilisez cinq mille cinq cent missiles, vous devrez en racheter cinq mille cinq cent de plus, ce qui représente un nouveau contrat valant près d’un milliard de dollars pour les remplacer. Cela justifie le discours suivant de la part des sous-traitants de l’industrie de l’armement :  »Nous allons devoir mettre la clé sous la porte, si vous ne nous donnez rien à produire. »

James Carroll : C’est une rhétorique qui est constamment utilisée.

BuzzFlash : Nous avons perdu un ennemi avec la disparition de l’Union Soviétique. Comme vous l’avez rappelé, après la fin de la Guerre Froide et la chute du mur de Berlin, à la fin des années quatre-vingt, nous avons eu George Bush senior et la première Guerre du Golf. Et c’est cette guerre qui a préservé la mentalité militariste dans notre pays. Il nous fallait des ennemis pour justifier l’existence de nos forces militaires. Si nous ne trouvions pas de nouveaux ennemis, la taille de nos forces armées devrait être revue à la baisse.

James Carroll : Exactement.

BuzzFlash : L’administration Bush junior et Karl Rove excellent dans la désignation de nouveaux ennemis. Ce fut d’abord Ben Laden, puis Saddam Hussein, puis Zarqawi, puis son successeur. Nous nous découvrons constamment de nouveaux ennemis. On pense à la Corée du Nord, à l’Iran, à la Syrie. Ces menaces apparaissent en moins de temps qu’il n’en faut pour les nommer. Nous en venons donc à la question que je souhaite vous poser ; le Complexe Militaro Industriel, que vous appelez  »House of War », n’a-t-il pas besoin d’un ennemi ? Woody Allen a bien affirmé  »Ce n’est pas parce que je suis paranoïaque que quelqu’un n’essaie pas de me tuer. »

James Carroll : Ce qui est exact.

BuzzFlash : Je ne cherche pas à affirmer qu’il n’existe aucun individu mal disposé envers les USA. Mais l’administration Bush semble n’avoir qu’une solution militaire à proposer face à chaque menace perçue, aussi mineure soit-elle, comme l’a démontré notre intervention en Iraq. Ne sommes-nous pas, d’une certaine façon, en train de nous créer des ennemis afin que le complexe militaro-industriel puisse continuer à croitre et prospérer ?

James Carroll : Il est difficile de ne pas tirer cette conclusion, n’est-ce pas ? Il est clair qu’il existe une tendance humaine à nous définir positivement en définissant un autre groupe de façon négative. Le fameux eux contre nous. C’est l’une des constantes de la pensée humaine. Il est plus facile de chercher un ennemi extérieur qui puisse justifier notre attachement à une mentalité défensive, en particulier lorsque nous avons des raisons d’être effrayés.

Mais le fait que la tentation de penser ainsi soit inhérente à notre condition ne veut pas dire que nous devons nous y abandonner sans résistance. Elle ne justifie pas l’organisation de toute notre société autour de ces peurs. Nous pouvons changer. Nous l’avons fait par le passé.

Et regardez, le plus bel exemple d’un tel changement, qui a eu lieu au sein de l’Union Soviétique, lorsqu’elle a accepté de se démanteler elle-même. Au lieu de rejeter toute la faute sur l’ennemi extérieur, elle a contemplé sa propre corruption et choisi la dissolution. Cette événement majeur du vingtième siècle, la chute non-violente de l’Union Soviétique, est quelque chose que les citoyens US-américains devraient examiner bien plus attentivement car elle est une source d’espoir. Les affirmations superficielles suivant lesquelles nous avons gagné la Guerre Froide font que nous n’avons pas à comprendre ce qu’il s’est passé dans le camp ennemi.

Avec l’exemple donné par Mikhail Gorbatchev, et bien d’autres cadres soviétiques, avec la manière dont s’est déroulée la Révolution de velours, l’URSS nous a montré la voie pour éviter de nous diriger vers une société totalitaire. Et il nous faut comprendre que c’est à notre portée. Nous pouvons démanteler les structures de notre économie militarisée. Nous pouvons transformer notre identité nationale. Nous pouvons cesser d’être une nation fonctionnant sur la préparation de la prochaine guerre. C’est encore possible. C’est arrivé durant le vingtième siècle, cela peut arriver à nouveau durant le vingt-et-unième.

Malheureusement, si cela n’arrive pas, le vingt-et-unième siècle est condamné. L’enjeu est bien là. Si nous ne changeons pas la manière dont nous nous définissons, nous allons mener la planète jusqu’au bord de l’abîme qui est dans tous nos cauchemars depuis 1945.

BuzzFlash : James Carroll, merci pour les immenses services que vous rendez à ce pays. « House of War » est un livre que nous recommandons à tous nos lecteurs.

James Carroll : Merci, j’apprécie votre soutien à sa juste valeur.

Traduit par Étienne, édité par jj, relu par Literato pour le Saker Francophone

[Notre recommandation est que ce texte doit être lu avec la mention classique à l’esprit, —  »Avertissement : suivant l’article 17 U.S.C 107, le texte reproduit ci-dessus est distribué sans recherche de profit ou de paiement, à ceux qui ont exprimé le souhait de recevoir ces informations, à des fins d’étude ou d’enseignement, et sans recherche de profit »]

 

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