Par Pepe Escobar – Le 6 avril 2015 – Source: Asia Times
Une source haut placée dans la diplomatie européenne a révélé à Asia Times que le gouvernement de la chancelière allemande Angela Merkel n’y est pas allé de main morte avec Pékin, dans le but de faire dérailler son partenariat stratégique à plusieurs volets avec la Russie.
Pékin ne va pas nécessairement prêter l’oreille à ce geste politique de Berlin, car la Chine est trop occupée à accorder les cordes de son instrument qu’est la Nouvelle route de la soie paneurasiatique, qui implique des liens d’affaires et de commerce étroits à la fois avec l’Allemagne et la Russie.
La tactique allemande fait ressortir encore plus la pression exercée par les éléments durs au sein du gouvernement des USA, qui sont résolus à prendre pour cible la Russie et à l’encercler. En dépit de tous les beaux discours autour de l’indignation causée par les manigances de la U.S. National Security Agency (NSA) qui l’a mise sous écoute, la chancelière suit la voie tracée par Washington. Si elle avait été vraiment outrée, elle aurait levé unilatéralement les sanctions imposées à la Russie. Comme Merkel ne l’a pas fait, nous voici donc en présence de la bonne vieille tactique de négociation du bon et du méchant.
Bref, Washington ne peut tolérer que l’Allemagne et la Russie s’engagent dans des relations commerciales et politiques étroites, qui menaceraient directement son hégémonie dans l’Empire du Chaos.
Ainsi, toute la tragédie ukrainienne n’a absolument rien à voir avec les droits de la personne et le caractère sacré des frontières. Rappelons que l’Otan a arraché le Kosovo à la Yougoslavie-Serbie sans même se donner la peine de tenir un vote, comme on l’a fait en Crimée.
Ces S-500 sont à surveiller
Parallèlement à cela, une autre tactique fascinante est en cours. Certains éléments du royaume du baratin formé par les groupes de réflexion aux USA, qui ont des liens étroits avec la CIA, commencent à tergiverser à propos de la guerre froide 2.0, par crainte d’avoir mal jugé ce qui se passe vraiment sur l’échiquier géopolitique.
J’arrive de Moscou, où l’on a l’impression que le Service fédéral de sécurité et les services du renseignement militaire russe sont de plus en plus exaspérés par les provocations sans fin de Washington et de l’Otan, des pays baltes à l’Asie centrale, de la Pologne à la Roumanie, de l’Azerbaïdjan à la Turquie.
Vous trouverez ici un résumé détaillé mais partiel de ce que l’ensemble de la Russie considère comme une menace existentielle, soit la volonté de Washington et de l’Otan d’empêcher la Russie de s’engager dans le commerce et le développement en Eurasie, de détruire son périmètre de défense et de l’amener à s’engager dans une guerre frontale.
Une guerre frontale n’est pas une idée particulièrement géniale. Les missiles antimissiles et antiaériens russes du système S-500 peuvent intercepter tout missile balistique intercontinental, missile de croisière ou avion existant. Ils sont propulsés à une vitesse de 25 000 km/h, atteignent une altitude de 185 km, parcourent horizontalement 3 500 km et peuvent intercepter jusqu’à dix missiles en approche. Aucun système antimissiles des USA ne peut les arrêter.
Du côté des USA, certains disent que le système S-500 est déployé en accéléré, ce qu’a corroboré à Asia Times une source proche des services secrets des USA. Les Russes n’ont rien confirmé. Officiellement, Moscou dit que le système sera déployé en 2017. Ce qui veut dire que tôt ou tard, l’espace aérien appartiendra aux Russes. Il est dès lors facile d’en tirer les conclusions qui s’imposent.
La politique de l’administration Obama, qui consiste à promouvoir l’hystérie guerrière contre la Russie tout en lui livrant une guerre économique (à coup de sanctions), monétaire (contre le rouble) et pétrolière apparaît alors comme l’œuvre d’une bande de spécimens appartenant à une sous-classe de la zoologie.
Au sein de l’Union européenne, certains adultes voient déjà les signes avant-coureurs d’une guerre nucléaire. Les systèmes de défense conventionnels de l’Otan ne sont pas de taille, tout comme l’accroissement de la puissance militaire en cours d’ailleurs, car le tout peut être démoli par les quelque 5 000 armes nucléaires tactiques dont Moscou dispose.
Dans le doute, ne t’abstiens pas de les intimider !
Il faut évidemment du temps pour transformer les mentalités actuellement fixées sur la guerre froide 2.0, mais certains signes laissent croire que les Maîtres de l’Univers prêtent l’oreille, comme dans cet article qui, pourrait-on dire, brise la glace (publiquement).
Admettons que la Russie décide de mobiliser cinq millions de personnes et de passer à la production militaire. L’Occident reviendrait alors aussitôt sur sa politique et proposerait une entente cordiale. Admettons aussi que Moscou décide de confisquer tout ce qui reste des richesses acquises de façon douteuse par les oligarques. Le taux d’approbation de Vladimir Poutine, déjà loin d’être négligeable, grimperait à au moins 98 %. Poutine a fait preuve d’assez de retenue jusqu’à maintenant, ce qui n’a pas empêché sa diabolisation hystérique puérile de se poursuivre.
Nous assistons à une perpétuelle escalade. Les révolutions de couleur; le coup d’État de Maidan ; les sanctions; le méchant Hitler-Poutine; l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan; des bases de l’Otan partout. Sauf que dans la réalité, le contre-coup d’État en Crimée et les victoires sur le champ de bataille par les armées des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk ont fait dérailler les plans les plus détaillés du département d’État des USA et de l’Otan. En plus de cela, Merkel et François Hollande ont été contraints de conclure une entente cordiale avec la Russie (Minsk 2), parce qu’ils savaient que c’était l’unique moyen d’empêcher Washington d’armer davantage Kiev.
Poutine est essentiellement engagé dans un processus très complexe de préservation et d’épanouissement de l’histoire et de la culture de la Russie, teinté de panslavisme et d’eurasisme. Le comparer à Hitler ne tient même pas la route comme blague de jardin d’enfants.
Mais il serait étonnant que les néocons à Washington comprennent quoi que ce soit à l’histoire et à la culture russes. La plupart d’entre eux n’arriveraient même pas à répondre à des questions portant sur Leo Strauss et Carl Schmitt, leurs héros adorés. En outre, leur anti-intellectualisme et leur arrogance exceptionnaliste n’offrent un espace privilégié qu’à une intimidation sans borne.
Une de mes sources, universitaire aux USA, a envoyé une lettre à Nancy Pelosi avec copie conforme à un néocon notoire, l’époux de Victoria, reine du Nulandistan. Voici la réponse du néocon, à partir de son adresse courriel à la Brookings Institution : Va donc te faire f… ! Un autre exemple éloquent de mari et femme faits l’un pour l’autre.
Il semble toutefois y avoir, dans l’entourage du gouvernement, des gens avec un QI décent qui sont prêts à affronter la cellule néoconservatrice au sein du département d’État, les néocons qui infestent les pages éditoriales du Wall Street Journal et du Washington Post, toute une série de groupes de réflexion et bien sûr l’Otan, dont le chef militaire en place, le général Breedlove/Follehaine, fait tout pour se distinguer dans son interprétation postmoderne du docteur Folamour.
L’agression russe est un mythe. La stratégie adoptée jusqu’ici par Moscou est purement défensive. Moscou s’engagerait sans hésiter dans une coopération stratégique avec l’Occident si cette dernière comprenait les intérêts de la Russie en matière de sécurité. Si les intérêts de l’ours sont bafoués, comme lorsqu’on le provoque, l’ours se défendra. Quiconque possède une compréhension minimale de l’histoire sait que l’ours a déjà enduré quelques souffrances. Il ne s’effondra pas et ne disparaîtra pas non plus.
Par ailleurs, un autre mythe a été démoli, celui voulant que les sanctions nuiraient grandement aux exportations et aux surplus commerciaux de la Russie. Elle a bien sûr été blessée, mais le mal était supportable. La Russie possède des matières premières à profusion et une immense capacité de production intérieure, ce qui suffit à répondre à la majeure partie de la demande dans le pays.
Ce qui nous ramène à l’UE, à la Russie, à la Chine et à tout ce qui se trouve autour, qui pourraient se joindre au plus grand marché commercial de l’histoire couvrant l’ensemble de l’Eurasie. C’est ce que Poutine a proposé en Allemagne il y a quelques années. C’est aussi ce à quoi s’affaire déjà la Chine. Que proposent les néocons en retour? Une guerre nucléaire en sol européen.
Traduit par Daniel, relu par Diane pour Le Saker francophone
Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009) et le petit dernier, Empire of Chaos (Nimble Books).