Par Andrew Korybko − Le 10 octobre 2017 − Source geopolitica.ru
On fait toujours des prévisions au plus juste, mais le résultat est rarement exact. C’est pour cette raison que les meilleurs analystes, au fait de ces limites triviales, proposent aux décideurs plusieurs scénarios quand leurs talents sont sollicités. Les prévisions qu’ils fournissent se font moins précises au fur et à mesure que la période envisagée croît en durée, et ces travaux peuvent toujours être pris en défaut par des événements inattendus de type « cygne noir », qui peuvent venir infléchir complètement les trajectoires des événements. Mais quoi qu’il en soit, il est fondamental de se prêter aux exercices de prévisions : cela génère des visions du futur, qui en fin de compte se réalisent de manière plus ou moins concrète, et surtout cela permet aux décideurs et aux gens « normaux » de réévaluer leur situation et de mieux se préparer aux futurs possibles.
La recherche qui nous occupe ici vise donc, en s’alignant avec ce noble objectif, à distinguer les contours de l’ordre mondial post-multipolaire, au vu des analyses récentes que l’auteur a produites des modifications du système monde, et de ses recherches des deux dernières années sur les guerres hybrides. Ces travaux constituent un cadre de référence pour la tâche qui va nous occuper ici, et le lecteur est invité à en prendre connaissance s’il ne l’a pas encore fait. L’idée centrale en est que les USA sont positionnés pour mener des guerres hybrides, sur fonds de divisions identitaires, contre les États de transit géostratégiquement importants sur les couloirs de connexion de la nouvelle route de la soie chinoise, et ce partout dans le monde.
Il est donc à supposer que certains des projets ambitieux de Pékin du cadre « une ceinture, une route » (OBOR, [« One Belt One Road », NdT]) ne parviendront pas à terme, mais la plupart verront probablement le jour, ouvrant la voie à une « mondialisation en mode route de la soie », intimement conçue pour contrer le mode « mondialisation occidentale » en ré-axant les routes commerciales vers l’Orient. Nul ne peut dire lequel des deux schémas de mondialisation finira par l’emporter, une fois les offensives de guerres hybrides des USA finies ou au moins en déclin, mais dans tous les cas, la tendance qui semble se distinguer est la suivante : un système de mondialisation va émerger, et cette tendance apparaît comme irréversible. Cela ne constitue pas une fatalité pour autant, et nous y reviendrons plus bas, mais si l’on suppose que cette tendance va perdurer au cours du XXIe siècle, il est probable que le processus de mondialisation en cours amènera au civilisationalisme.
De la mondialisation au civilisationalisme
On connaît bien Samuel Huntington pour son identification des civilisations comme actrices importantes des relations internationales, même si sa théorie des « chocs » est à prendre comme un schéma directeur américain, visant à diviser l’hémisphère oriental pour mieux y régner au travers du XXIe siècle. C’est Alexandre Douguine qui est venu prendre le parti opposé, postulant que les civilisations pourraient entrer en coopération plutôt qu’en choc. Aucun des deux intellectuels, cependant, n’a perçu l’influence de la vision chinoise de Une ceinture, une route. Ce projet mondial de connectivité des nouvelles routes de la soie a déjà commencé à catapulter les civilisations dans un nouveau mode de relations internationales. Comme l’auteur l’a exposé dans des travaux passés sur « la géopolitique du XXIe siècle de l’ordre mondial multipolaire », Pékin fait plus que n’importe quelle autre grande puissance pour relier les civilisations entre elles, au travers de ses projets d’infrastructures à travers le monde.
Ces processus, pour autant qu’ils ne soient pas contrés, amèneront inévitablement à une convergence de civilisations, et même à un civilisationalisme hybride, que nous décrirons ci-après ; mais les guerres hybrides fomentées par les USA vont probablement en saborder quelques-uns et empêcher cette convergence. Dans les zones du monde dominées par Washington, que ce soit en zone occidentale ou ailleurs, les processus de connectivités comparables vont continuer de se dérouler, permettant un renforcement de chaque civilisation (occidentale et chinoise) et leur intégration progressive avec d’autres, sous l’influence des routes de commerce, qui vont tenir lieu de coutures reliant les diverses zones entre elles. L’intégration économique, simulée par de nouvelles infrastructures, amène à de nouveaux schémas de voyages, d’études et de migrations, ce qui va encourager des civilisations différentes à entrer en interactions régulières les unes avec les autres ; de quoi nourrir des interdépendances complexes entre elles, qui pourraient elles-mêmes minimiser les risques de chocs.
Nouveau nationalisme/Résurrection des souverainetés
Mais tout cela ne correspond qu’au volet théorique des choses, et des facteurs locaux vont entrer en jeu, comme l’assimilation des nouveaux venus, et les prédispositions à l’intégration (en termes commerciaux, touristiques, d’échanges d’étudiants ou de migrations), qui ont déjà provoqué l’apparition d’un « nouveau nationalisme » à rebours de l’esprit du moment, qui pour certaines variations peut correspondre à une « souveraineté renouvelée ». L’idée en est que certaines populations ont résisté à la mondialisation – qu’elle soit menée par l’Occident ou dans le cadre des nouvelles routes de la soie – et ont répliqué avec le Brexit, Trump, et les politiques anti-migratoires/UE de la Pologne, pour ne citer que les exemples les plus notables survenus en 2016-2017 ; ces groupes montrent leur volonté de restaurer leur souveraineté, jusqu’alors dissoute par la mondialisation.
Au fil des années à venir, on va voir cette tendance se manifester de diverses manières, selon les pays, qui peuvent être placés ou non en tête de telle ou telle civilisation, et on va bien entendu y mesurer divers degrés de succès. Il est très difficile de prédire avec précision les suites de ces événements, mais on pourrait distinguer avec quelque précision la localisation de ces tendances de nouveau nationalisme/souveraineté ressuscitées : il s’agit probablement des États de transit entre civilisations sur les nouvelles routes de la soie. Se sachant indispensable sur chacun des couloirs de connectivité, chacun de ces États/civilisations pourrait bien choisir de maximiser les gains de sa position géostratégique par une stratégie de « nationalisme économique », comme la Pologne pourrait être tentée de le faire dans un futur proche.
Ne pas voir le processus de mondialisation en mode Route de la soie se heurter à l’obstacle du nationalisme économique se ferait au grand bénéfice de la Chine et de ses alliés multipolaires ; quelles que soient les formes de nouveau nationalisme/souveraineté ressuscitée qui viendront entraver leur objectif commun de remplacer l’ordre international occidental par une connectivité ré-orientée et des routes commerciales, mais il est normal que des États de transit rencontrent une résistance populaire à ce processus, résistance qui pourrait se voir encouragée par des tiers (les USA unipolaires et leurs acteurs « dirigeant dans l’ombre » du système mondial en place) pour y résister. Cela pourrait être générateur de problèmes dans l’ordre mondial multipolaire en émergence, et pourrait également porter à conséquence dans l’ordre mondial unipolaire, à moins que Washington ne prenne le flambeau d’un mouvement mondial vers le nationalisme économique.
La révolution de l’intelligence artificielle et de la robotique
On ne saurait projeter une vision complète de l’avenir sans mentionner le « cygne noir » que constitue l’impact de la révolution de l’IA et de la robotique, qui s’apprête à changer profondément le style de vie du plus grand nombre d’humains. La manière dont cela va se dérouler dépend bien entendu de chaque civilisation/État, mais on peut prédire avec un bon niveau de confiance que les effets principaux se feront jour dans les centres urbains, qui portent l’accumulation de masses de population. Les tendances d’urbanisation vont se poursuivre à un rythme soutenu, et l’immense majorité de la population mondiale va continuer de vivre près des océans, qui vont encore gagner en importance, de par l’extraction des ressources énergétiques au large et des mines en eau profonde. Les arrière-pays ruraux reliant chaque civilisation/État ne seront bons qu’à l’agriculture, à l’extraction de ressources naturelles, et aux projets de connectivité/routes commerciales (nouvelles routes de la soie), encore que l’agriculture puisse se voir remplacée par les exploitations urbaines, si cette technologie parvient à terme et devient à la mode à ce point.
La montée en puissance de robots travailleurs va amener à la distribution d’un « revenu universel de base » aux nombreux citoyens dont les moyens de subsistance seront altérés par ce changement de paradigme. Les « villes intelligentes » qui les hébergent se verront de plus en plus contrôlées, régulées et gouvernées par des IA, infiniment plus aptes à identifier pro-activement et à réagir préventivement aux événements que les humains, et les rues seront arpentées par des policiers robots (dont certains seront autonomes à 100%). Il faudra occuper les masses au chômage, disposant d’un nouveau temps libre et de leurs revenus universels, si bien qu’on en poussera de nombreux – au moins dans les civilisations/États occidentaux – vers l’hédonisme social, sous la forme de drogues, d’orgies, et plus important, vers le monde artificiel de la réalité virtuelle. Bien sûr, chaque civilisation/État trouvera et encouragera ses propres méthodes pour occuper sa population sans emploi, afin de prévenir les émeutes, y compris celles fomentées par des rivaux étrangers.
Enfiler un casque de réalité virtuelle et plonger dans un univers alternatif soigneusement conçu, ressemblant à celui décrit par le roman de science-fiction dystopique Ready Player One [le roman est traduit en français sous le même titre, NdT] constituera un acte d’« emprisonnement volontaire » du point de vue des autorités d’intelligence artificielle au pouvoir (« supervisées par des humains »). Cela mérite d’être souligné, parce que les États (surtout les États post-modernes, mais pas forcément les États traditionalistes) pourraient préférer « brancher leur peuple dans la matrice » que de prendre le risque de voir l’« ennui » ou le mécontentement monter au point que les gens utiliseront les technologies d’impression 3D (que l’on pourrait bien voir hautement régulées à ce stade) pour fabriquer des armes en vue de lancer des émeutes ou des révolutions. La « matrice » que constitue la réalité virtuelle n’est cependant pas sans poser ses propres risques de sécurité, car ces plate-formes pourraient devenir le lieu de contact de groupes étrangers hostiles, prenant contact avec la population d’un État ou d’une civilisation pour les pousser à se soulever et à désorganiser leurs systèmes urbains socio-robotiques, d’où un besoin de Big Data intégré aux politiques de réalités virtuelles, pour établir un État de surveillance totalitaire.
Problèmes périphériques
Hors des grands centres urbains, les zones rurales n’auront qu’une population clairsemée et ne serviront plus qu’à l’agriculture, à l’extraction de ressources naturelles et comme couloirs de commerce/connectivité, comme nous l’avons mentionné dans la section précédente, mais les menaces stratégiques pesant sur ces périphéries sont peut-être encore plus grandes que sur les centres urbains. Les réseaux de commerce maritime resteront sans doute importants à l’avenir, mais les nouvelles routes de la soie que la Chine est en train de projeter en viendront sans doute à remplacer le commerce maritime dans de vastes proportions. Aucune civilisation/État (à l’exception des îles) ne serait à l’aise s’il dépendait de routes d’approvisionnement contrôlées ou influencées par des puissances étrangères, ce qui d’ailleurs explique les motivations de départ du projet Une ceinture, une route. Que ce soit pour commercer avec son voisin, ou, dans le cas de nombre d’États/civilisations africains, pour extraire les ressources naturelles (agricoles, énergétiques ou minérales), les arrières-pays ruraux sont incontestablement essentiels pour garder les centres urbains en vie.
Ces zones, qui seront sans doute, suite à l’urbanisation vers les grandes villes et à l’auto-emprisonnement des réalités virtuelles, des déserts en termes de populations, sauf dans les cas d’États ou de civilisations de transits déjà en place (qui pourraient opter pour un nationalisme économique et/ou une idéologie affiliée telle que nouveau nationalisme/souveraineté ressuscitée), mais elles seront les endroits où les rivaux se disputeront le destin de leurs citoyens. On peut prévoir que, de la même manière que les guerre hybrides de la première moitié du XXIe siècle seront lancées dans ces régions de transit, les guerres robotiques de la seconde moitié du siècle se tiendront dans les mêmes zones, dans le but couper les lignes de vie des rivaux. Dans certains cas, ils pourraient même en venir à soutenir des rebelles humains mécontents des tendances post-modernes, urbanistes, et/ou en fuite des grandes villes, mais le plus probable reste que les systèmes d’armement robotisés seront largement supérieurs à tous les niveaux sur ce théâtre (les humains ayant un rôle à jouer dans l’incitation du chaos au cœur des grandes villes, par des révolutions de couleur provoquées de l’extérieur, instiguées par des infiltrations sur les mondes de réalité virtuelle).
Guerre de l’électricité
Les sociétés seront largement dépendantes d’un approvisionnement en électricité pour alimenter leurs « seigneurs » robots et IA, en charge de présider chaque État/civilisation dans ce monde à venir, si bien que l’énergie électrique va changer de statut, de service d’utilité publique à « oxygène » de l’avenir, et va donc devenir la cible toute désignée des États rivaux. On ne peut pas déterminer pour l’instant si les centrales – qu’elles soient nucléaires, solaires, ou autres – seront concentrées dans les jungles urbaines ou situées dans les périphéries rurales – chacune de ces possibilités présente ses avantages et ses faiblesses stratégiques – mais on peut affirmer que ces installations vont dans tous les cas constituer des cibles prioritaires dans tout conflit militaire : les désactiver ou les détruire sur une échelle assez grande suffit à désarmer les armées de robots de l’opposant (soit immédiatement, soit après un certain délai, selon l’existence de batteries, des méthodes de recharge, et des délais entre les recharges). Dans le même temps, les effets seraient également des défaillances sociétales incapacitantes pour les centres urbains, la population se trouvant soudainement libérée de sa prison de réalité virtuelle, pour découvrir que l’État piloté par IA n’est plus en mesure de répondre à ses besoins, surtout les besoins essentiels comme nourriture, eau, et possiblement même approvisionnement en médicaments de psychiatrie.
Les moyens d’infliger ce type de conséquences à un État ou une civilisation adversaire seront nombreux, mais le plus efficace sera probablement au travers de guerres des étoiles, au moyen de satellites armés, en commençant par une bataille entre satellites, le vainqueur oblitérant par la suite facilement l’alimentation énergétique du vaincu depuis là-haut. On pourrait s’attendre à voir les IEM (impulsions électromagnétiques) devenir les armes de destruction massive standard de l’avenir ; elles infligeront encore plus de dégâts sociétaux qu’anticipé par le roman One Second After, la dépendance de l’humanité étant alors encore largement accrue dans cet avenir. Une autre méthode pourrait bien sûr passer par des armes cybernétiques et des pirates, qui seraient plus semblables à des « stromtroopers » que l’« étoile de la mort » ne serait comparable aux armes spatiales. Ces combattants seraient dans tous les cas capables d’infliger des dégâts stratégiques à un adversaire. Une troisième méthode de guerre de l’électricité pourra également être de perturber, contrôler ou influencer les routes ou les sources d’approvisionnement que les États/civilisations utiliseront pour se fournir en matières premières à l’origine de l’énergie électrique, et de les faire chanter sur cette base.
On peut prévoir que les stratèges militaires ne voudront pas infliger de destructions physiques à leurs opposants outre le ciblage des infrastructures de production d’énergie électrique, afin de préserver autant que possible les moyens de production économiques (produits par robots), dans l’idée de pouvoir s’en saisir ensuite, à moins bien sûr que leur objectif ne soit la destruction de l’opposant et sa définitive mise « hors jeu ». La carte maîtresse qui pourra préserver les civilisations/États de ce sombre destin pourrait sans doute être un nouvel équivalent au concept nucléaire de « destruction mutuelle assurée », mais dans le domaine des satellites ou de l’alimentation électrique. Ce type d’atout, dès lors que les conditions qui l’activent seraient rassemblées, lancerait toute sa puissance d’attaque en réponse à l’agresseur. Quoique stabilisant dans une certaine mesure, l’existence de ce type de processus porte en elle les mêmes risques que l’on connaît, de voir par une sorte d’inadvertance une escalade ramenant l’humanité à l’« âge de pierre », même si ce scénario ne porte pas les destructions physiques à large échelle associées à l’utilisation de frappes nucléaires.
La montée des civilisations
Après cette description de l’avenir mondial qui semble se profiler – qu’il soit mené par l’occident, ou structuré sur les nouvelles routes de la soie, ou un mélange des deux – il est à présent temps de décrire plus en profondeur le rôle que prendront les civilisations dans ce modèle de fonctionnement. Comme entrée en matière, on peut s’appuyer sur les analyses de Samuel Huntington de 9 civilisations, même si elles ne seront pas adaptées à expliquer les contours de l’ordre civilisationnel mondial à venir.
Pour commencer, chaque civilisation peut être subdivisée, avec parfois des recouvrements. Voici un découpage rapide :
Occidentale :
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Musulmane :
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Orthodoxe :
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Hindoue :
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Bouddhiste :
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Chinoise :
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Latino-américaine :
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Africaine :
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Japonaise : (Japon uniquement) |
Comme on peut le voir ci-dessus, Huntington a grossièrement simplifié les civilisations sur la base des religions. On compte 4 religions chrétiennes (occidentale, orthodoxe, africaine et latino-américaine), 3 bouddhistes (chinoise, japonaise, bouddhisme), et enfin une seule hindoue et une seule musulmane, les deux dernières apparaissant comme indivisibles d’après lui. Il est intéressant qu’il n’intègre pas les pays musulmans que sont la Bosnie, l’Albanie, et l’État auto-proclamé du Kosovo comme parties de la communauté musulmane internationale, pas plus que les républiques autonomes musulmanes de Russie ou la région autonome chinoise du Xinjiang. De la même manière, Huntington considère l’Inde comme purement hindoue, malgré les estimations évaluant que le nombre de musulmans est plus élevé dans ce pays qu’au Pakistan voisin.
Cette approche comprend d’autres omissions, comme la mixité religieuse de certaines populations dans certaines zones géographiques (exemple : les chrétiens en Indonésie orientale). Le point qu’on peut noter est que le tableau général que brosse Huntington n’explique pas la diversité et parfois entre en conflit avec les civilisations qu’il a lui-même définies. C’est pour cette raison que le travail effectué par l’auteur et présenté ici, redécoupant les 9 civilisations décrites originellement par Huntington, apporte une valeur importante à la compréhension de l’ensemble des acteurs civilisationnels dont l’emprise ne va faire que croître dans le futur dans les relations internationales.
Pour simplifier l’exercice au lecteur, voici à quoi ressemble chaque bloc civilisationnel quand on le découpe en sous-ensembles charnières :
- Rouge : Américain (USA et Canada)
- Orange : Mexicain
- Jaune : Centre-Américain
- Bleu foncé : Caribéen
- Cyan : Colombien
- Vert : Amazonien
- Marron : Andin
- Violet : Cône sud-américain
- Rose : Brésilien
- Gris : Monde Anglo-saxon élargi
- Orange : Méditerranéen
- Jaune : Hongrois
- Cyan : Scandinave élargi
- Rouge : Polonais
- Vert : Russe
- Rose : Turc
- Bleu lavande : Perse
- Bleu clair : Levantin
- Bleu sombre : Nord-Africain
- Bleu sombre : Nord-Africain
- Vert : Golfe de Guinée/Ouest-Africain
- Orange : Centre-Africain
- Bleu foncé : Éthiopien
- Violet : Swahilien/Somalien côtier
- Vert clair : Communauté/Fédération est-africaine
- Jaune : Culture du Cap/Afrique du Sud
- Rose : Turc
- Vert : Russe-Orthodoxe
- Bleu Lavande : Perse
- Cyan : Levantin
- Bleu sombre : Nord-Africain
- Gris : Éthiopien
- Jaune : Swahilien/Somalien côtier
- Vert clair : Sud de l’Asie
- Violet : Tibétain
- Bleu foncé : Chinois
- Doré : Mongol
- Orange : Sous-région du grand Mékong/Asie du Sud continentale/Bouddiste Theravada
- Vert : Russe-Orthodoxe
- Bleu foncé : Chinois
- Doré : Mongol
- Violet : Tibétain
- Vert clair : Sud de l’Asie
- Orange : Sous-région du grand Mékong/Asie du Sud continentale/Bouddiste Theravada
- Cyan : îles de l’ASEAN
- Bleu lavande : Austranésien (Chrétien-Occidental)
Les civilisations délimitées par les cartes présentées ci-dessus correspondent à des estimations à grosses mailles, qui ne représentent qu’une part de la réalité, mais elles présentent tout de même une description plus opérationnelle du monde que les travaux originels de Huntington. Chaque civilisation présentée ici ne fonctionne pas toujours comme un ensemble, et il arrive qu’elle dépasse les limites étatiques et religieuses décrites ici. En outre, les acteurs civilisationnels peuvent choisir de coopérer ou de s’affronter entre eux, et il est plus fréquent qu’ils le fassent au sein de leurs frontières qu’en dehors.
Note doit également être prise que certaines des « civilisations mineures » qui composent chaque « bloc macro », comme par exemple la civilisation serbe au sein du bloc des Balkans, sont en extinction, vu le caractère hémorragique de leur solde migratoire et la faiblesse de leur taux de natalité. On peut en inférer que les premières seront tôt ou tard incorporées aux secondes, leurs spécificités continuant d’exister de par leur diaspora et dans les centres communautaires locaux, mais qu’elles joueront un rôle de plus en plus mineur dans les schémas directeurs du futur.
Le modèle que nous présentons ici reste donc tout à fait imparfait dans l’illustration des nuances ci-dessus, mais il nous apparaît plus fonctionnel que celui de Huntington, et il permet au lecteur de visualiser comment les mondialisations – occidentales et du mode « Route de la soie » – conduisent à une convergence des civilisations au travers des couloirs de connectivité commerciaux. Voilà qui repousse la fin inévitable du civilisationalisme hybride, tant que les deux trajectoires de mondialisation restent d’actualité, et ne se font pas enrayer par les nouveaux nationalismes/souverainetés ressuscitées (spontanés ou pilotés par un adversaire).
Civilisationalisme hybride
On peut ré-imaginer les « grands espaces » du professeur Douguine en déconstruisant les 9 civilisations de Huntington et en les reprojetant dans le nouveau paradigme de la mondialisation en mode « Route de la soie », si l’on accepte que la réussite des projets chinois permettrait un mélange des civilisations – ou une civilisation hybride. Bien entendu, il ne faut pas s’attendre à voir les prévisions qui suivent s’accomplir dans leur intégralité : les guerres hybrides des USA vont probablement saboter certaines des routes de connectivité projetées par la Chine, mais la carte ci-dessous présente peu ou prou ce qu’on pourra voir dans le futur en termes de géopolitique civilisationnelle (en respectant les frontières des États telles que définies à ce jour) :
- Rouge : Améro-hispanique
- Doré : Eurabia [Europe/Arabie, NdT]
- Vert : Eurasie
- Bleu : Perse
- Violet : Chininde
- Gris : Austronésie
Fondamentalement, l’Améro-Hispanie constitue le plan de repli de « forteresse » géopolitique américaine : si elle réussit à diviser l’hémisphère oriental pour mieux y régner, par son plan du « choc des civilisations », et si l’opération Condor 2.0 réussit à restaurer l’hégémonie pleine et entière de Washington sur le continent. Nous incluons également le Groenland dans cette civilisation hémisphérique, parce que sa distance de l’Europe l’isolera probablement du processus d’arabisation en cours sur ce continent ; et son emplacement géostratégique au bord de la route de l’Arctique, couplé aux richesses énergétiques et minérales de ses sous-sols en font un composant indispensable des projets « forteresse Amérique ».
Pour ce qui concerne l’Eurabia, il s’agit de la fusion des mondes européen et arabe (ce dernier comprenant des pays musulmans non-arabes des zones les plus australes d’Afrique du Nord), qui a reçu une poussée accélérée au cours de la crise des migrants ces deux dernières années. L’Afrique sub-saharienne, pour autant, marque exactement les frontières décrites par Huntington et nous n’avons rien de plus à dire à cet égard.
L’Eurasie combine les civilisations russo-orthodoxe et turco-musulmane pour constituer un super-centre de pouvoir géostratégique au cœur du supercontinent eurasiatique. La civilisation Perse s’en montre tout à fait indépendante, mais pourrait également s’intégrer avec l’Eurabia, l’Eurasie, ou même le pôle Chine-Inde. Ce dernier constitue le centre de gravité principal, démographique et économique, constitué comme il est des deux plus grandes puissances asiatiques, qui ne sont autres que les deux pays les plus peuplés au monde. L’Austronésie, a contrario, est la moins peuplée des civilisations hybrides, et constitue surtout la sphère d’influence australienne sur l’Océanie.
Lignes de failles
Aucune des civilisations hybrides ne constitue un acteur unifié, et les conflits ne sont pas du tout exclus entre elles – ni, souvent, en leur propre sein – et un examen plus fin révèle nombre de lignes de failles entre elles et en elles, de manière spontanée ou attisées par des forces extérieures :
D’ouest en est, les voici :
- Mexicalixas [condensé de Mexique, Californie, Texas, NdT] : La zone frontalière à cheval sur le Mexique, la Californie et le Texas, sujette aux crimes, au trafics de drogue et à l’immigration illégale, fonctionnant surtout comme pont entre les éléments américains et hispaniques, mais constituant également une possible bombe à retardement suite à leur scission.
- Amazonie : La plus grande forêt vierge au monde sépare les sphères d’influence entre les grandes puissances latino-américaines que sont le Mexique et le Brésil. On peut s’attendre à voir ce dernier pays prendre l’hégémonie sur tout le sud de cette région, par le chemin de fer transocéanique (TORR) à venir, alors que le Mexique travaille à étendre ses influences vers l’Amérique centrale, voire jusqu’à un partenariat avec la Colombie, membre de l’Alliance pacifique dans la zone nord de l’Amérique du sud.
- Mer Méditerranée : L’étendue d’eau constitue la frontière naturelle entre les zones européenne et arabe de l’Eurabia, et est essentielle à la « défense » face aux migrations non régulées et illimitées en provenance du sud.
- Les États de première ligne : Le Nigeria, la République centrafricaine et le sud Soudan sont en première ligne dans un « conflit de civilisations » entre l’islam et le christianisme, l’un de ces pays présentant le potentiel dangereux d’y plonger également l’Éthiopie, également un pays religieusement mixte.
- Le Rimland : Le concept élaboré par Nicholas Spykman de Rimland eurasiatique constitue la ligne de faille la plus importante au monde, à cause de la rivalité russo-polonaise, des Balkans en morceaux, des guerres américaines contre le « Syrak » et l’Afghanistan, et le potentiel de contagion (parfois avéré) de ce dernier vers le Pakistan, l’Asie centrale et le Xinjiang.
- Les Himalayas : Le Tibet, le Népal, l’ancien royaume indépendant du Sikkim, et le Bhoutan peuvent tous ensemble être considérés comme une civilisation himalayenne distincte entre la Chine et l’Inde, cristallisant la sphère de rivalité entre les deux grandes puissances, et, point très important, source d’eau potable pour des milliards de personnes.
- La ligne Mahayana-Theravada : Il s’agit principalement de la ligne de division géopolitique entre les écoles bouddhistes de Mahayana et de Theravada (mise à part l’inclusion du Vietnam à la première des deux), qui constitue la frontière entre la Chine et l’ASEAN, théâtre de conflits tels que la guerre sino-vietnamienne de 1979, et le débordement de la guerre civile birmane vers la Chine du sud-ouest.
- La division entre continentaux et insulaires de l’ASEAN : les États continentaux de l’ASEAN, dans la sous-région du grand Mékong suivent le bouddhisme Theravada, alors que les États insulaires adhèrent à l’Islam.
- Corée : le conflit non résolu en Corée est connu de tous et ne demande pas d’explication complémentaire, mais il constitue la ligne de faille charnière entre les sphères d’influence régionales de Chine et du Japon.
- Zone d’influence australienne : l’Australie pourrait très bien tenter d’établir une zone d’influence dans les îles peuplées de chrétiens d’Indonésie orientale ; certaines de ces îles ont, dans le passé, été le théâtre de bains de sang dans des conflits entre villages, suite à la chute de Suharto. Structurellement (c’est le mot clé), la situation pourrait constituer une réplique du scénario du Timor Oriental, vers un découpage en « salami » de l’Indonésie, en suivant les fractures religieuses.
Observations
On peut encore glaner quelques observations intéressantes des lignes de fractures inter/intra-civilisationnelles décrites ci-avant :
- Le Mexicalixas constitue une réalité géo-démographique couplée à des revendications irrédentistes historiques, qui constituent une menace existentielle pour les USA. Cette menace pourrait finir par déboucher sur une nouvelle guerre mexico-américaine ou sur l’intégration totale des deux pays. C’est la deuxième option que les mondialistes voulaient invoquer, au travers de la mécanique du NAFTA et de l’« union nord-américaine » qui devait lui succéder dans leurs plans.
- l’Amazonie est une zone immense et largement délaissée par les pays qui la couvrent ; cette zone pourrait devenir le terrain d’une compétition entre la grande puissance hispanophone du Mexique et son homologue lusophone du Brésil dans l’avenir.
- L’Union européenne fait face à un choix historique – ou bien elle met en place des mécanismes de contrôle sur la Méditerranée, et régule l’immigration sur la zone, afin de prévenir durablement l’émergence de l’Eurabia, ou bien elle se soumet aux dynamiques démographiques et abandonne sa souveraineté civilisationnelle à l’issue d’un flux incontrôlable d’« armes de migration de masse » – populations d’âge jeune en provenance des régions du sud et de l’est.
- Les guerres ethnico-religieuses qui se tiennent sur les États de première ligne d’Afrique risquent bien de ruiner la promesse de « siècle africain » de croissance et de développement ; ces conflits pourraient amener à une réaction en chaîne amenant toute la zone centrale du continent (en particulier le Congo), et ce jusqu’à l’Est (surtout entre la côte musulmane du Swahili qui forme le terminus des projets OBOR de Pékin et son arrière-pays chrétien), fermant la voie de l’intégration de la « Route de la soie » chinoise, dépossédant ainsi la Chine des marchés dont elle a besoin pour écouler ses productions excédentaires, et mettant en danger la stabilité socio-économique de la République populaire elle-même.
- Le projet polonais intermarium des « Trois Mers », visant à intégrer l’espace central et est-européen, serait une catastrophe pour les relations Eurabia-Eurasie, en raison de la haine de Varsovie aussi bien pour Berlin que pour Moscou ; mais ce projet pourrait profiter aux intérêts chinois, en traçant un couloir nord-sud directement au cœur du « vieux monde ».
- Les guerres américaines en Irak et en Syrie, suivies de la quête par Washington d’y modeler – ainsi qu’en taillant dans la Turquie et l’Iran – un nouvel État « Kurdistan », « deuxième ‘Israël’ géopolitique » – tout ceci constitue une menace majeure pour la stabilité et la cohérence civilisationnelle entre les civilisations d’Eurabia, d’Eurasie (la Turquie étant en première ligne) et de Perse.
- La guerre américaine en Afghanistan a débordé vers le Pakistan et pourrait mettre en risque les investissements chinois clés du CPEC. Le potentiel existe également de voir ce conflit s’étendre en Asie centrale et d’ajouter un élément terroriste au nationalisme turc dans la zone, avec des conséquences graves pour la solidarité eurasienne de la Russie et des problèmes de sécurité chinois au Xinjiang.
- Le Tibet a déjà été positionné contre la Chine sur l’échiquier de la guerre hybride, mais la région entière de l’Himalaya (Tibet, Népal, Sikkim et Bhoutan) devient une zone de compétition entre la Chine et l’Inde.
- L’historien hollandais Willem van Schendel a été le premier à nommer « Zomia » la frontière de la « grande Indochine » entre l’Himalaya et le Mékong, et c’est bien cette région qui deviendra probablement la ligne de faille ultime entre la Chine et l’Inde, au fur et à mesure que les deux grandes puissances feront monter les tensions l’une contre l’autre, par intermédiaires interposés, en nouvelle guerre froide, tout au long de ce siècle.
- Les dynamiques stratégiques sont telles que l’ASEAN se divisera sans doute de manière informelle, entre la zone continentale bouddhiste adhérant au Theravada et les îles musulmanes, les Philippines constituant une zone commune entre les deux, et devenant l’État charnière contrôlant ou influençant l’équilibre des pouvoirs du bloc.
- L’Australie pourrait, de deux choses l’une, ou bien tirer parti des insécurités identitaires en Indonésie, et exploiter une crise inattendue semblable au chaos de la chute de Suharto, ou bien œuvrer en sous-main à des guerres hybrides dans les zones chrétiennes d’Indonésie orientale, afin de modeler une série d’États fantoches à la sauce Timor Oriental, constituant un couloir civilisationnel reliant l’Austronésie au Japon.
Naissance de nouvelles civilisations
Variables
À ce stade, nous avons identifié nombre de civilisations actives à ce jour, et projeté l’émergence de civilisations hybrides qui se formeront probablement à l’avenir. Nous admettons que cette liste est par nature incomplète : nous n’avons fait que souligner les plus grands regroupements, et n’avons pas ici la place d’en examiner chaque sous-composant à la loupe. Cependant, nous pouvons ajouter quelques éléments quant aux facteurs facilitant le modelage de nouvelles civilisations, qu’il s’agisse de « micro » ou de « macro » facteurs. Les variables les plus importantes influant le développement d’une civilisation – parmi lesquelles sa naissance, sa croissance, son hybridation et son déclin – en sont : la démographie (taille de la population, taux de croissance et de migrations), la géographie, les perspectives de connectivité (comme les nouvelles routes de la soie, qui pourront amener à des convergences civilisationnelles et faciliter les migrations), et l’histoire.
Macro-hybridation
Ces éléments étant posés, et en gardant un focus particulier sur les migrations (ou comme Kelly M. Greenhill le souligne dans certains contextes, « Armes de migration de masse »), le lecteur peut déjà distinguer comment et pourquoi certaines civilisations sont en cours de fusion avec d’autres ou en cours de disparition. Des critiques, par exemple, exposent que les migrations massives de populations Han vers le Tibet, à l’issue de la construction du premier chemin de fer à haute vitesse desservant Lhassa ont amené au déclin de la civilisation traditionnelle, alors que d’autres arguent de l’inéluctabilité de la convergence des deux côtés, les deux populations-civilisations (chinoise et tibétaine) faisant partie du même ensemble administratif qu’est la République populaire de Chine. C’est un processus similaire qui est en cours avec les migrations incontrôlables de musulmans vers l’Europe, qui amène au concept d’Eurabia, exactement comme le parallèle qui peut en être fait avec les migrations hispaniques vers les USA en Améro-Hispanie. Dans la même veine, on trouve en Asie centrale le processus de migration de turcs musulmans migrant vers la Russie, propulsant l’Eurasie (l’Eurasie est, dans la terminologie de l’auteur, l’union des civilisations russo-orthodoxes et turco-musulmanes). Enfin, si un processus semblable se produit de l’Indonésie vers l’Australie, on pourrait parler un jour de « grande Austronésie », comprenant l’ensemble zone insulaire de l’ASEAN, et l’espace sud-pacifique.
Micro-hybridation
Les migrations de personnes vers une région avoisinante peuvent également donner lieu à des hybridations de civilisations plus localisées, comme le Sahelgeria (le Sahel en cours de fusion avec le Nigeria) et l’Éthipalia (Éthiopie et Somalie) ; ces processus pourraient être exploités à des fins stratégiques ou hégémoniques par l’acteur civilisationnel le plus important (dans ces cas, le Nigeria et l’Éthiopie), s’il dispose du niveau de puissance suffisant pour exercer son pouvoir de cette manière. Des facteurs comme une géographie facile à traverser, une histoire interconnectée, et certains profils démographiques (minorités en forte croissance et émigration en familles de leur pays d’origine vers un pays voisin) peuvent amener un voisin à mettre en risque un pôle civilisationnel, ou le forcer à s’intégrer avec lui au fur et à mesure que certains groupes constituent le bélier (si on le présente sous un jour négatif ou hostile) ou le pont (pour le présenter de manière positive et amicale) entre eux.
Affaires latentes
On peut compter quatre affaires latentes de ce type d’occurrence, qui devraient être suivies par ceux qui s’intéressent au sujet de l’hybridation civilisationnelle.
- Theravada : La première d’entre elles concerne l’« ingérence » envers la civilisation Theravada – constituée de l’ASEAN continentale, hors Vietnam – de la part de ses voisins. L’État-nation du Vietnam, athée et affilié à la civilisation chinoise, a maintenu, au temps de la guerre froide, une sphère d’influence sur le Laos et le Cambodge – et il garde des liens très proches avec le premier des deux et des relations de méfiance avec le second. On observe également des foyers de population insulaire de l’ASEAN (musulmane) dans le sud de la Thaïlande, pas tant du fait de poussées démographiques ou de politiques d’États/civilisations, mais plutôt en héritage de l’époque où ces minorités musulmanes avaient été gardées sous contrôle administratif bouddhiste de la Thaïlande. À l’Ouest, la civilisation sud-asiatique, et en particulier sa composante musulmane du Bangladesh, maintient des prétentions territoriales envers l’État de Rakhine – une région de Birmanie [Birmanie = Myanmar, NdT] – au travers des populations Rohingyas. Si on les considère comme un ensemble, ces trois fronts civilisationnels sont sources de complications pour la civilisation de Theravada, qui ne dispose pas de mécanismes unifiés de prises de décisions et d’actions, et tout ceci nourrit l’impression que les bouddhistes sont « agressés ». Ce phénomène a, en retour, engendré une réaction hyper-nationaliste de la part de nombreux bouddhistes du Theravada, comme on a pu le voir en Birmanie ces deux dernières années, ce qui pourrait engendrer des mouvances armées, utilisées par les USA dans leur projet de « conflit de civilisations » en zone ASEAN.
- Eurasie/Pôle chinois : Le deuxième exemple présente un caractère moins dramatique et ne ressemblera probablement pas au premier, parce qu’il n’implique que deux civilisations-États, l’Eurasie et la Chine. Les inquiétudes existent depuis longtemps, et ont souvent été attisées et amplifiées par des acteurs externes à des fins de guérilla informationnelle, de migrations en provenance de populations chinoises vers les régions les plus orientales de Russie, des voix s’élevant pour dénoncer une volonté de Pékin de préparer des revendications territoriales sur ces zones, cédées au départ à la Russie au XIXe siècle par des « traités inéquitables ». Le problème territorial est officiellement clos entre les deux États, mais des gens s’inquiètent de le voir ressurgir à l’avenir, si le partenariat russo-chinois devait s’effilocher ou était remis en question par l’une des parties. Aucun motif de voir cela se produire n’est perceptible ou prévisible à ce jour, mais des changements dans les structures décisionnaires de ces États, couplés aux machinations clandestines sans fin des USA visant à semer la discorde entre les deux pays pourraient, en théorie, suffire à démarrer ce scénario. Quoi qu’il en soit, tant que le gouvernement russe garde le contrôle des migrations sino-han vers ses régions grand-orientales, aucun motif plausible de voir cela arriver n’est décelable.
- Amérique latine : Les deux dernières affaires en instance se déroulent dans l’hémisphère Ouest, et impliquent les civilisations mexicaine, centre-américaine, américaine (USA) et caribéenne. En premier lieu, les hémorragies démographiques en provenance du « Triangle nord » Guatemala-Honduras-Salvador constituent un développement bien connu des affaires régionales, mais toutes ces personnes n’ont pour l’instant pénétré le Mexique qu’à des fins de transit, leur but étant de rejoindre les USA. Si néanmoins les USA renforcent leurs contrôles aux frontières, on pourrait voir les migrants s’installer au sud du Mexique – en zones historiquement Mayas – ce qui pourrait amener à des scénarios de type bélier/pont. En deuxième chef, un schéma similaire est en cours avec les civilisations américaine et caribéenne, en particulier dans l’État de Floride. Nombre d’habitants de la zone sud de cet État sont des descendants de migrants en provenance des Caraïbes (légaux ou non), ce qui transforme rapidement la Floride en extension caribéenne. Si cette tendance se poursuit – et on n’a aucune raison de la voir s’enrayer – les civilisations américaine et caribéenne pourraient bientôt fusionner, tout à fait comme il est prévu que les civilisations américaine et mexicaine le fassent, apportant des avancées importantes dans les plans mondialistes d’une « union nord-américaine ».
Conclusions
L’ordre mondial civilisationnel va monter en puissance, sur la base de l’ordre mondial multipolaire en cours de façonnement. Il est difficile d’estimer la durée du processus : combien de temps il faudra pour que les civilisations prennent le relais des États en tant qu’acteurs ? il est probable que le processus soit partiel, et que divers acteurs sous-civilisationnels, tels des gouvernements nationaux, restent les décideurs officiels des politiques du futur. Mais la grande tendance est là : les civilisations vont émerger comme facteurs déterminants dans les relations internationales. Il s’agit d’une conséquence inévitable des modèles de mondialisations – occidental ou basé sur les nouvelles routes de la soie chinoises – qui pourra partiellement se voir enrayée par les dernières tendances à voir ressurgir de nouveaux nationalismes/souverainetés. Ces phénomènes de résistance, spontanés ou provoqués depuis l’extérieur – et dans ce deuxième cas ciblant délibérément les civilisations/États de transit sur les nouvelles routes de la soie chinoises. On peut déjà prédire que nombre de ces situations constitueront autant de théâtres de guerres hybrides dans les décennies à venir, en raison de leur importance régionale dans les projets OBOR et de mondialisation des routes de la soie, même si nombre d’entre eux se situent également sur les lignes de failles civilisationnels qui seront exploitées pour attiser des conflits.
Les incompatibilités et les contradictions qui peuvent émerger entre les frontières étatiques et civilisationnelles (que ce soit dans le modèle d’Huntington ou dans celui que nous proposons ici) constitueront autant de menaces « localisées » de guerres hybrides, qui seront instrumentalisées par les USA et leurs alliés unipolaires, pour ralentir l’ordre mondial multipolaire émergent. Il sera intéressant de voir que certaines des variables identitaires, précisément instrumentalisées comme armes par les stratèges en guerres hybrides (la démographie, la géographie et l’histoire) pourront être à l’opposé utilisées de manière positive et constructive par la Chine, aux fins de renforcer les solidarités civilisationnelles zone par zone, en fertilisant les terrains de coopérations mutuelles, au fur et à mesure que les nouvelles routes de la soie constitueront autant de nouveaux ponts entre ces zones. Il est réaliste de penser que ces routes pourraient permettre le dépassement des différences identitaires susmentionnées, au sein et entre les civilisations, transformant chaque acteur en partie prenante de l’ordre mondial reconstitué – même si elle pourraient par inadvertance faire monter les tensions dans certaines zones, en raison des changements démographiques qu’elles pourront faciliter.
L’inter-maillage des civilisations, au travers des réseaux des nouvelles routes de la soie, pourrait porter le phénomène de civilisationalisme macro-hybride, s’il parvient à son but ultime, qui est d’unifier plusieurs modèles de « mondialisation régionale » au travers du globe (ASEAN, Union eurasienne, SAARC, UE, etc.), même si, comme nous l’avons mentionné précédemment, on verra également probablement certaines frictions monter du fait des nouveaux nationalismes/souverainetés. On verra probablement cette idéologie se cristalliser d’abord sous forme de nationalisme économique, avant de prendre des formes géopolitiques plus larges, qui pourraient venir en opposition aux nouvelles routes de la soie. Les nouveaux nationalismes/souverainetés ressuscitées ne sont pas en soi anti-multipolaires (après tout, la Russie les pratique dans une certaine mesure), et leur implémentation, si elle est bien gérée, pourrait en fait accompagner la transition du modèle unipolaire vers un modèle multipolaire de manière plus stable, en lissant certains des défis structurels sociaux-économiques qui pourraient accompagner la mondialisation en mode « nouvelles routes de la soie » ; mais il pourraient également à l’opposé être exploités par des puissances externes pour saboter cette vision.
Pour synthétiser toutes les facettes et tendances qui ont été présentées dans le présent travail, il apparaît comme une évidence que le monde est sur le point de connaître une transformation rapide, menée par la Chine, et conçue afin de défier le schéma de domination américaine du monde ; chacun de ces deux modèles, l’ancien et le nouveau, subissent le risque de se faire obstruer par des phénomènes de nouveaux nationalismes ou de souverainetés ressuscitées. Au delà de ces considérations, plane le « cygne noir » jamais vu de l’énorme essor prochain de la révolution des intelligences artificielles, qui portera des conséquences immenses, sur la nature desquelles nous ne pouvons encore que spéculer, mais dont on ne saurait douter qu’elles présenteront un très fort impact sur l’ordre mondial civilisationnel à venir. L’auteur reconnaît que son expertise en la matière est peu développée, et que l’exploration du sujet en a été par conséquence limitée, mais tient à souligner l’importance de ce phénomène dans le cadre géopolitique du présent travail. Même si on peut le considérer comme incomplet à cet égard, la « géopolitique de l’ordre mondial techno-civilisationnel » visait à élaborer une vision, œuvrant à faire réfléchir le lecteur, qui inspirera ce dernier, espérons-le, à mener ses propres recherches dans cette direction et à contribuer à une vision plus étendue dans le domaine de la géopolitique civilisationnelle.
Andrew Korybko
Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone
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