Par John J. Mearsheimer – Le 18 Mars 2015 – Source InformationClearingHouse
Si l’on suit la croyance dominante en Occident, la crise ukrainienne découle presque entièrement de l’agression russe. Suivant ce point de vue, l’annexion de la Crimée provient d’une vieille ambition du président Vladimir Poutine de ressusciter l’Empire soviétique, ambition qui pourrait, à long terme, l’amener à annexer le reste de l’Ukraine, ainsi que d’autres pays d’Europe de l’Est. Ainsi, le coup d’État qui a renversé le président ukrainien Viktor Ianoukovich en février 2014 n’aurait fait que fournir un prétexte aux forces russes pour investir une partie de l’Ukraine.
Cette version est fallacieuse. Les USA et leurs alliés européens sont majoritairement responsables de cette crise. Le point d’achoppement de celle-ci est l’élargissement de l’Otan, élément central d’une stratégie plus globale visant à détacher l’Ukraine de l’orbite Russe et la placer dans le giron de l’Occident. L’expansion de l’Union européenne vers l’Orient, et le soutien occidental à des mouvements pro-démocratie en Ukraine datant de la Révolution orange de 2004 ont également été des facteurs déterminants. Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, les dirigeants russes ont été intraitables dans leur opposition à un élargissement de l’Otan, et, durant les dernières années, ils sont allés jusqu’à annoncer qu’ils ne resteraient pas inactifs si un voisin de l’importance stratégique de l’Ukraine était transformé en une citadelle occidentale. Pour Poutine, le renversement illégal du président ukrainien démocratiquement élu et pro-russe, qu’il a qualifié, avec justesse de coup d’État, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Sa réponse a été d’annexer la Crimée, une péninsule sur laquelle il craignait le positionnement futur d’une base navale de l’Otan. Parallèlement, il s’est attelé à déstabiliser l’Ukraine jusqu’à ce qu’elle abandonne ses efforts pour rejoindre l’Occident.
La réponse de Poutine n’aurait pas dû être une surprise. Après tout, l’Occident était en train de s’installer aux portes de la Russie, menaçant ses intérêts stratégiques, une affirmation que Poutine a réitérée avec insistance et à de nombreuses reprises. Les élites européennes et US ont été aveuglées par le déroulement des événements, car elles souscrivent à une vision biaisée de la politique internationale. Elles ont tendance à croire que la logique et le réalisme n’ont que peu d’importance au vingt-et-unième siècle, et que l’Europe peut être maintenue libre et entière en ne se basant que sur des principes libéraux tels que la lettre des lois, l’interdépendance économique et la démocratie.
Mais ces grands projets ont tourné court en Ukraine. La crise en ce pays prouve que le réalisme politique reste d’actualité, et que les États qui ignorent cette vérité ne le font qu’à leurs risques et périls. Les dirigeants US-américains et européens ont gaffé en tentant de transformer l’Ukraine en un bastion occidental sur la frontière russe. Maintenant que ses conséquences se font sentir, ce serait une erreur plus grande encore de continuer à appliquer une politique si mal ficelée.
L’affront commis par l’Occident
Alors que la Guerre froide approchait de sa fin, les dirigeants soviétiques ont préféré que les forces US-américaines se maintiennent en Europe et ils ont accepté que l’Otan reste intacte, un arrangement qui, selon eux, garderait l’Allemagne pacifiée. Mais ces dirigeants, pas plus que leurs successeurs, ne souhaitaient voir l’Otan s’étendre, et ils ont présumé que les diplomates occidentaux comprenaient leurs inquiétudes. Bien sûr, l’administration Clinton, voyait les choses autrement, et dès le milieu des années quatre-vingt-dix, elle a commencé à travailler à l’expansion de l’Otan.
La première phase d’élargissement a eu lieu en 1999, et a permis d’intégrer la République tchèque, la Hongrie et la Pologne. La deuxième phase s’est déroulée en 2004, avec la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie. Moscou s’est amèrement plainte dès la première phase. Par exemple, lors de la campagne de bombardement menée par l’Otan contre les Serbes bosniaques en 1995, le président russe Boris Eltsine a indiqué : «Voici le premier signe de ce qui pourrait arriver si l’Otan atteignait la frontière de la Fédération de Russie… Les flammes de la guerre embraseraient l’ensemble de l’Europe.‘» Mais, à ce moment, les Russes étaient trop faibles pour contrer la marche de l’Otan vers l’est. Et au moins, celle-ci ne semblait pas si menaçante, puis qu’aucun des nouveaux membres de l’alliance ne partageait une frontière commune avec la Russie, exception faite des minuscules États baltes.
Puis l’Otan s’est mise à regarder plus à l’est. Lors de son sommet de Bucarest en 2008, l’alliance a envisagé l’admission de la Géorgie et de l’Ukraine. L’administration de George W. Bush approuvait cette proposition, mais la France et l’Allemagne s’y sont opposées, craignant qu’elle ne contrarie la Russie de façon excessive. Au final, les membres de l’Otan sont arrivés à un compromis ; l’alliance n’a pas mis en œuvre de procédé formel pouvant mener à l’admission, mais elle a émis une déclaration soutenant la volonté de l’Ukraine et de la Géorgie d’aboutir à une telle admission, et annonçant avec témérité que «ces deux pays feront à terme partie de l’Otan».
Ce résultat n’a pas été vu comme un compromis par Moscou. Alexander Grushko, alors ministre desAaffaires étrangères de la Fédération de Russie a déclaré qu’«une admission de la Géorgie et de l’Ukraine dans l’Otan serait une erreur stratégique majeure, et aurait des conséquences extrêmement sérieuses pour la sécurité pan-européenne.» Poutine a depuis maintenu la position : admettre ces deux pays dans l’Otan représenterait une menace directe pour la Russie. Un journal russe a indiqué que Poutine, dans une discussion avec Bush, «a suggéré de façon très transparente qu’en cas d’inclusion de l’Ukraine dans l’Otan, le pays cesserait d’exister».
L’invasion de la Géorgie par la Russie en août 2008 devrait avoir effacé tous les doutes restants à propos de la détermination de Poutine à empêcher ces deux pays de rejoindre l’Otan. Durant l’été 2008, le président géorgien Mikhail Saakachvili, qui était particulièrement impliqué dans les procédures d’admission de la Géorgie dans l’Otan, avait décidé de réincorporer deux régions séparatistes, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Mais Poutine souhaitait conserver une Géorgie faible, divisée, et hors de l’Otan. Après que des combats avaient débutés entre les forces du gouvernement géorgien et des séparatistes d’Ossétie du Sud, les forces russes ont pris le contrôle des deux régions en question. Moscou a montré jusqu’où elle est prête à aller. Et malgré cet avertissement clair, l’Otan n’a jamais abandonné publiquement son but d’incorporer la Géorgie et l’Ukraine. Et son expansion n’a fait que continuer, avec l’intégration de l’Albanie et de la Croatie en 2009.
L’Union européenne a également fait mouvement vers l’est. En mai 2008, elle a présenté son programme de Partenariat oriental, censé participer à la prospérité de pays comme l’Ukraine, et les intégrer à l’économie de l’Union. Sans surprise, les dirigeants russes ont considéré ce plan comme hostile à leurs intérêts. En février dernier, avant que Ianoukovich ne soit déposé, Sergey Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a accusé l’Europe de tenter de se créer une sphère d’influence en Europe orientale. Pour les dirigeants russes, l’expansion de l’UE ne fait que préparer l’expansion de l’Otan.
Le dernier levier employé par l’Occident pour arracher Kiev à l’orbite de Moscou est l’effort pour diffuser les valeurs occidentales et promouvoir la démocratie en Ukraine et dans d’autres États post-soviétiques, un plan qui implique souvent le financement d’individus et d’organisations pro-occidentales dans ces pays. Victoria Nuland, l’assistante du Secrétaire d’État pour les affaire européennes et eurasiennes, a estimé en décembre 2013, que les USA ont investi plus de 5 milliards de dollars depuis 1991 pour aider l’Ukraine à atteindre «le futur que ce pays mérite». Le financement par le gouvernement US-américain de l’organisation National Endowment for Democracy (NED) a fait partie de cet effort. Cette ONG a fondé plus de 60 projets dans le but de promouvoir la société civile en Ukraine, et le président de l’organisation, Carl Gershman, a indiqué que le pays était «la plus grosse prise» de son organisation. Après l’élection de Ianoukovitch à la présidence de l’Ukraine en février 2010, la NED a décidé que celui-ci exerçait une action contraire à ses objectifs, et elle a donc accentué ses efforts pour soutenir l’opposition et renforcer les institutions démocratiques du pays.
Lorsque les dirigeants russes observent l’ingénierie sociale mise en œuvre en Ukraine par l’Occident, ils craignent que leur pays n’en devienne la prochaine cible. Et de telles craintes ne semblent pas sans fondement. En septembre 2013, Gershman a écrit dans The Washington Post : «Le choix ukrainien de rejoindre l’Europe accélérera la chute de l’idéologie impérialiste russe dont Poutine est le porte-drapeau.» Il a ensuite indiqué que «les Russes aussi sont devant un choix, et Poutine pourrait bien se révéler perdant, non seulement en Ukraine, mais en Russie également».
Créer une crise
La triple politique occidentale d’élargissement de l’Otan, d’expansion de l’UE et de promotion de la démocratie a jeté de l’huile sur un feu qui ne demandait qu’à s’embraser. L’étincelle est partie en novembre 2013, lorsque Ianoukovitch a rejeté des propositions d’accords économiques majeurs, qu’il avait négociés pendant des mois avec l’UE, pour accepter les $15 milliards offerts par la Russie à la place. Cette décision a entraîné des manifestations antigouvernementales, qui ont dégénéré durant les trois mois suivants, et qui, à la mi-février, avaient déjà mené à la mort de près d’une centaine de manifestants. Des émissaires occidentaux se sont précipités à Kiev pour tenter de résoudre la crise. Le 21 février, le gouvernement et l’opposition sont arrivés à un accord, qui permettait à Ianoukovitch de rester au pouvoir, jusqu’à ce que de nouvelles élections soient tenues. Mais cet accord s’est révélé immédiatement caduc, et Ianoukovitch a dû fuir en Russie le jour suivant. Le nouveau gouvernement à Kiev était devenu pro-occidental et viscéralement anti-russe, et quatre de ses hauts responsables peuvent légitimement être considérés comme des néofascistes.
Bien que la teneur complète de l’engagement des USA dans ces événement n’ait pas encore été dévoilée, il est clair que Washington a soutenu le coup d’État. Victoria Nuland et le sénateur John McCain ont participé à des manifestations anti-gouvernementales, et Geoffrey Pyatt, l’ambassadeur des USA en Ukraine, a annoncé, après le renversement de Ianoukovitch, que «ce jour serait marqué d’une pierre blanche». Comme l’ont révélé des conversations téléphoniques fuitées, Nuland avait prôné le changement de régime et souhaitait que le politicien ukrainien Arseniy Iatseniouk devienne le Premier ministre du nouveau gouvernement. Il n’est guère étonnant que les Russes de tous bords soient persuadés que l’Occident a joué un rôle dans l’éviction de Ianoukovitch.
Pour Poutine, il était temps de se dresser contre l’Ukraine et l’Occident. Peu après le 22 février, il a envoyé des forces russes retirer le contrôle de la Crimée des mains de l’Ukraine et, peu après, l’a réincorporée à la Russie. La tâche s’est révélée relativement aisée, grâce aux milliers de soldats russes déjà stationnés sur la base navale du port criméen de Sébastopol. La Crimée était une cible facile, puisque les Russes ethniques composent environ soixante pour cent de la population. Et la plupart souhaitaient quitter l’Ukraine.
Ensuite, Poutine a appliqué d’immenses pressions sur le nouveau gouvernement de Kiev, pour le décourager de s’aligner sur l’Ouest contre Moscou, en soulignant qu’il était en mesure de dévaster le pays plutôt que le voir devenir un bastion occidental sur la frontière russe. A cette fin, il a fourni des conseillers, des armes et un soutien diplomatique aux séparatistes russe en Ukraine orientale, plongeant le pays dans la guerre civile. Il a également fait stationner des forces importantes sur la frontière russo-ukrainienne, menaçant d’envahir l’État voisin si son gouvernement attaquait les rebelles. Il a augmenté fortement les prix du gaz naturel vendu par la Russie à l’Ukraine, et demandé à ce que les livraisons passées soient payées. Poutine a cessé de jouer.
Diagnostic de la situation
Les actes de Poutine devraient être aisément compréhensibles. L’Ukraine, une gigantesque étendue de terres plates que la France napoléonienne, l’Empire allemand et l’Allemagne nazie ont traversée pour frapper au cœur de la Russie, est un État tampon d’une importance stratégique immense pour la Fédération de Russie. Aucun dirigeant russe ne pourrait tolérer qu’une alliance militaire, qui jusqu’à récemment était l’ennemi mortel de Moscou, vienne s’installer en Ukraine. Et aucun dirigeant russe ne resterait sans rien faire, à regarder les puissances de l’Ouest y installer un gouvernement déterminé à intégrer l’Ukraine à l’Occident.
Washington peut désapprouver la position de Moscou, mais elle doit également en comprendre la logique. C’est la première règle en géopolitique ; les grands acteurs sont toujours sensibles aux menaces potentielles à proximité de leur territoire. Après tout, les USA ne tolèrent pas qu’un acteur déploie des forces militaires en quelque point de l’hémisphère occidental, et encore moins sur leur frontière. Essayez d’imaginer la réaction américaine si la Chine organisait une grande alliance militaire et tentait d’y inclure le Canada et le Mexique. Et sans même parler de logique, les dirigeants russes ont indiqué à leurs homologues occidentaux à de nombreuses reprises qu’ils considèrent une expansion de l’Otan en Ukraine et en Géorgie comme inacceptable, comme tout effort pour retourner ces pays contre la Russie. Un message rendu limpide par la guerre russo-géorgienne de 2008.
Les officiels US-américains et leurs alliés européens affirment qu’ils ont tout tenté pour rassurer les Russes, et que Moscou doit comprendre que l’Otan n’a aucune intention malveillante envers la Russie. En plus de nier constamment que l’expansion de l’alliance a été réalisée dans le but de contenir la Russie, l’Otan n’a jamais déployé de forces permanentes dans les nouveaux États membres. En 2002, un organe appelé le Conseil Otan-Russie a même été créé, dans un effort d’encourager la coopération entre les deux entités. Pour amollir encore la Russie, les USA ont annoncé en 2009 que, dans un premier temps, ils ne déploieraient leur nouveau système de défense antimissile que sur des navires de guerres en Méditerranée plutôt que sur le territoire tchèque ou polonais. Mais aucune de ces mesures n’a eu l’effet escompté ; les Russes sont restés fermement opposés à l’expansion de l’Otan, en particulier en Ukraine ou en Géorgie. Et ce sont bien les Russes, pas l’Occident, qui ont le dernier mot pour décider de ce qui est une menace à leur encontre.
Pour comprendre pourquoi l’Occident, et particulièrement les USA, ont échoué à anticiper que la politique menée en Ukraine favorisait les conditions d’un affrontement majeur avec la Russie, il nous faut revenir au milieu des années 1990, lorsque l’administration Clinton a commencé à plaider l’expansion de l’Otan. Les commentateurs ont avancé une multitude d’arguments pour et contre cet élargissement, mais aucun consensus sur la marche à suivre n’était visible. La plupart des émigrés d’Europe de l’Est aux USA et leurs familles, par exemple, étaient fortement en faveur d’une telle expansion, car ils souhaitaient que l’Otan puisse protéger des pays comme la Hongrie ou la Pologne. Quelques réalistes étaient également en faveur de cette politique car ils pensaient que la Russie devait encore être contenue.
Mais la plupart des réalistes s’opposaient à cette expansion, estimant qu’une puissance déclinante, avec une population vieillissante et une économie unidimensionnelle n’avait pas besoin d’être contenue. Et ils craignaient qu’une expansion de l’Otan ne donne à Moscou une bonne raison pour déstabiliser l’Europe de l’Est. Le diplomate US-américain Georges Kennan a exprimé ce point de vue dans une interview en 1998, peu après que le Sénat des USA a ratifié le premier round d’expansion de l’Otan : «Je pense que les Russes vont petit à petit réagir contre cette décision, et cela va affecter leurs politiques, a-t-il annoncé. Je crains qu’il ne s’agisse d’une erreur terrible. Il n’y avait aucune raison de prendre cette décision. Personne ne menaçait personne dans cette région.»
Par contre, la plupart des libéraux étaient en faveur de cette expansion, notamment des membres clés de l’administration Clinton. Ils pensaient que la fin de la Guerre froide avait fondamentalement transformé la politique internationale, et qu’un ordre nouveau, post-national, avait remplacé la logique réaliste qui avait gouverné l’Europe à ce jour. Les USA n’étaient pas seulement la nation indispensable, pour reprendre les mots de la Secrétaire d’État Madeleine Albright, mais ils étaient également une force hégémonique bienveillante, et n’avaient donc pas de raison d’être perçus comme une menace par Moscou. Le but essentiel de cet élargissement était de remodeler le continent entier à l’image de l’Europe occidentale.
Et donc, les USA et leurs alliés ont cherché à promouvoir la démocratie dans les pays d’Europe de l’Est, à augmenter leur interdépendance économique, et à les intégrer dans les institutions internationales. Après avoir clos le débat à leur avantage aux USA, les libéraux ont eu peu de difficultés à convaincre leurs alliés européens de soutenir l’expansion de l’Otan. Après tout, au regard des précédents succès de l’Union européenne, les Européens étaient encore plus convaincus que les USA de la nouvelle non-pertinence de la géopolitique, et ils étaient prêts à croire qu’un ordre libéral inclusif pouvait maintenir la paix en Europe.
Le message des libéraux en est venu à dominer le discours sur la sécurité européenne à un point tel que durant la première décennie de ce siècle, alors que l’Otan adoptait une politique d’expansion tous azimuts, l’opposition des réalistes à celle-ci fut presque inexistante. La vision libérale du monde est maintenant un dogme universellement accepté chez les élites US-américaines. En mars dernier, par exemple, le président Barack Obama a pu, lors d’un discours sur l’Ukraine, parler à de nombreuses reprises des idéaux qui motivent la politique occidentale, et comment ces idéaux «ont souvent été menacés par une vision du pouvoir plus ancienne et plus traditionnelle». La réponse du Secrétaire d’État John Kerry à la crise criméenne reflète cette même perspective : «Au vingt-et-unième siècle, vous ne pouvez pas vous comporter comme un acteur du dix-neuvième siècle, en envahissant un autre pays sous un prétexte complètement fallacieux.»
Les deux parties ont donc une vision du monde totalement opposée ; Poutine et ses compatriotes se pensent et agissent avec un point de vue réaliste, alors que leurs homologues occidentaux adhèrent à une vision libérale de la politique internationale. Le résultat fut la provocation non intentionnelle d’une crise majeure en Ukraine par les USA et leurs alliés.
Blâmer l’adversaire
Lors de cette même interview de 1998, George Kennan avait prédit que l’expansion de l’Otan provoquerait une crise, et que suite à celle-ci, ceux en faveur de l’expansion s’écrieraient : «Vous voyez, nous vous l’avons toujours dit, on ne peut faire confiance aux Russes.» Comme un seul homme, la plupart des responsables occidentaux ont affirmé que Poutine était à l’origine de la crise ukrainienne. En mars, selon le New York Times, la chancelière allemande Angela Merkel est allée jusqu’à sous-entendre que Poutine était irrationnel, indiquant à Obama qu’il «vivait dans un autre monde». Bien qu’il ne fasse pas de doute que Poutine ait des tendances autocratiques, il n’existe pas de faits tangibles permettant de défendre l’hypothèse qu’il soit mentalement dérangé. Bien au contraire, c’est un stratège hors pair, qui devrait être craint et respecté par tous ceux qui se dressent face à lui en politique extérieure.
D’autres analystes supposent, de façon plus plausible, que Poutine regrette la chute de l’Union soviétique, et qu’il est déterminé à revenir en arrière en agrandissant les frontières de la Russie. Suivant cette interprétation, Poutine, après avoir pris la Crimée, est en train de tâter le terrain pour voir si le moment est venu de conquérir l’Ukraine. Pour certains des tenants de cette analyse, Poutine est un nouvel Adolf Hitler, et passer tout marché avec lui serait répéter les erreurs de Munich. C’est pourquoi l’Otan doit intégrer la Géorgie et l’Ukraine pour contenir la Russie, avant qu’elle ne domine ses voisins et ne menace l’Europe occidentale.
Cet argument ne tient pas face à une inspection attentive. Si Poutine cherchait à recréer une Grande Russie, des signes de ces intentions auraient sûrement fait surface avant le 22 février 2015. Mais il n’y a aucune indication permettant d’affirmer que son but était de prendre la Crimée, ou tout autre territoire en Ukraine, avant cette date. Même les dirigeants occidentaux favorables à l’expansion de l’Otan n’étaient pas motivés par la crainte de la puissance militaire russe. Le mouvement de Poutine en Crimée les a pris totalement par surprise, et semble bien avoir été une réaction spontanée à l’éviction de Ianoukovitch. Et juste après l’annexion, Poutine est allé jusqu’à dire qu’il s’opposait à une sécession de la Crimée, bien qu’il ait rapidement changé d’avis.
Et même s’il avait ce projet, la Russie ne possède pas les capacités de conquérir et annexer rapidement l’Ukraine orientale, encore moins le pays entier. Environs 15 millions de personnes, soit un tiers de la population ukrainienne, vivent entre le Dniepr qui traverse le pays et la frontière russe. Une immense majorité des ces gens souhaitent rester ukrainiens, et seraient sûrement prêts à résister à une occupation russe. De plus, la médiocre armée russe ne semble pas exactement s’être transformée en une Wermarcht moderne, et elle aurait de grandes difficultés à pacifier l’ensemble de l’Ukraine. Enfin, Moscou n’a guère les moyens de payer une occupation coûteuse. Sa faible économie souffrirait encore plus face aux sanctions qui en résulteraient.
Mais même si la Russie possédait une organisation militaire puissante et une économie florissante, elle ne serait sans doute pas capable d’occuper l’Ukraine. Que l’on prenne le temps d’examiner les expériences soviétiques et US-américaines en Afghanistan, les difficultés rencontrées par les USA au Vietnam et en Irak, et les épreuves qu’on vécues les forces russes en Tchétchénie, et on réalise aussitôt qu’une occupation militaire se termine généralement mal. Poutine comprend sûrement qu’essayer de soumettre l’Ukraine serait comme avaler un porc-épic. Sa réponse aux événements récents a été défensive, pas offensive.
Comment résoudre la crise ?
Étant donné que la plupart des dirigeants occidentaux refusent toujours d’admettre que le comportement de Poutine puisse être motivé par des préoccupations légitimes concernant la sécurité de la Fédération de Russie, il n’est guère étonnant que leurs tentatives pour l’influencer aient consisté à redoubler des politiques déjà existantes, en punissant la Russie dans l’espoir que cela dissuade toute agression russe future. Bien que Kerry maintienne que «toutes les options sont sur la table», ni les USA, ni leurs alliés de l’Otan ne sont prêts à employer la force pour défendre l’Ukraine. A la place, l’Occident utilise des sanctions économiques pour forcer la Russie à stopper son soutien à l’insurrection en Ukraine orientale. En juillet dernier, les États-Unis d’Amérique et l’Union Européenne ont mis en place leur troisième lot de sanctions ciblées, pointées principalement vers des individus proches des milieux de pouvoir au gouvernement russe, ainsi que certaines banques, compagnies énergétiques et fabricants d’armements. Ils ont également menacé de lancer une autre série de sanctions, plus dures et visant l’ensemble des secteurs de l’économie russe.
Les effets de ces mesures seront faibles. Les sanctions les plus radicales ne sont sans doutes pas envisagées. Les pays d’Europe occidentale, notamment l’Allemagne, ont refusé de les imposer, craignant que la Russie ne riposte et ne cause des dégâts sérieux aux économies européennes. Mais même si les USA pouvaient convaincre leurs alliés de mettre en œuvre de telles mesures, cela n’aurait sans doute guère d’effet sur les décisions prises par Poutine. L’Histoire nous montre qu’une nation sera prête à endurer d’immenses souffrances dans le but de protéger le cœur de ses intérêts stratégiques. Rien ne permet de penser que la Russie soit une exception à cette règle [et surtout pas l’Histoire du pays, NdT].
Par ailleurs, ce sont les dirigeants occidentaux qui ont mis en place les politiques provocatrices qui ont directement mené à cette crise. En avril dernier, le vice-président des USA, Joseph Biden, a annoncé lors d’un discours devant les législateurs ukrainiens : «Nous avons une nouvelle opportunité de satisfaire les promesses qui avaient été émises lors de la Révolution orange.» John Brennan, le directeur de la CIA, n’a pas arrangé les choses lorsque, le même mois, il a visité Kiev pour, si l’on en croit la Maison blanche, améliorer la coopération en matière de sécurité avec le gouvernement ukrainien.
Pendant ce temps, l’UE a continué à promouvoir son partenariat oriental. En mars dernier, José Manuel Barroso, le président de la commission européenne, a résumé le point de vue de l’UE concernant l’Ukraine, en annonçant : «Nous avons une dette, un devoir de solidarité avec ce pays, et nous ferons tout notre possible pour nous en rapprocher au maximum.» Et effectivement, le 27 juin, l’UE et l’Ukraine ont signé l’accord économique que Ianoukovitch avait funestement refusé sept mois plus tôt. Durant le même mois, lors d’une réunion des ministres des Affaires étrangères des pays membres de l’Otan, il a été annoncé que l’alliance restait ouverte à la possibilité d’accueillir de nouveaux membres, bien que les ministres en question se soient abstenus de mentionner directement l’Ukraine. «Aucun pays n’est privé du droit à postuler pour rentrer dans l’Otan», a annoncé Anders Fogh Rasmussen, le secrétaire général de l’Otan. Les ministres des Affaires étrangères se sont également mis d’accord pour soutenir diverses mesures visant à améliorer les capacités militaires ukrainiennes dans des domaines tels que le commandement, la logistique, la cyberdéfense. Naturellement, les dirigeants russes ont mal pris ces actions. Les réponses occidentales à la crise ne feront qu’empirer une situation déjà tendue.
Il existe cependant une solution à la crise ukrainienne, mais elle nécessite que l’Occident considère ce pays d’une façon radicalement différente. Les USA et leurs alliés doivent abandonner leurs plans d’occidentalisation de l’Ukraine, et doivent à la place chercher à en faire un état tampon entre l’Otan et la Russie, équivalent à la place que tenait l’Autriche [neutre, NdT] durant la Guerre froide. Les dirigeants occidentaux doivent comprendre que l’importance de l’Ukraine pour Poutine est telle qu’ils ne peuvent pas y soutenir un régime anti-russe. Cela ne signifie pas que tout futur gouvernement ukrainien doive être pro-russe et anti-Otan. Bien au contraire, l’objectif serait d’arriver à une Ukraine souveraine qui ne soit ni dans le camp russe, ni dans le camp ukrainien.
Pour atteindre cet objectif, les USA et leurs alliés doivent annoncer publiquement que l’expansion de l’Otan en Ukraine et en Géorgie n’est pas envisageable. L’Occident devrait également participer à la mise en place d’un plan de sauvetage pour l’Ukraine, financé par l’UE, le FMI, la Russie et les USA, une proposition qui serait bien accueillie par Moscou, étant donné son intérêt à maintenir une Ukraine stable et prospère sur sa frontière occidentale. Et l’Occident devrait réduire considérablement ses tentatives de manipulation de la société ukrainienne. Il est temps d’enterrer le soutien occidental à une nouvelle Révolution orange. Par ailleurs, les USA et l’UE devraient encourager l’Ukraine à respecter les droits des minorités, et particulièrement le droit de ses russophones à pratiquer leur langue.
Certains penseront sans doute que changer de politique envers l’Ukraine de façon si tardive porterait un sérieux coup à la crédibilité US-américaine à travers le monde. Il y aura sans doute un coût à payer pour cette action, mais le coût pour maintenir une stratégie malavisée serait, à terme, bien plus élevé. Par ailleurs, la plupart des nations respecteront sans doute un État prêt à apprendre de ses erreurs et à participer finalement à un arrangement politique qui apporte une solution réelle au problème posé. Cette option doit être clairement examinée par les États-Unis.
D’autres avanceront l’argument qui veut que Kiev ait le droit de déterminer ses alliances, sans que les Russes aient à redire à une volonté ukrainienne de rejoindre l’Occident. Cette façon de penser ses choix de politique étrangère mènerait l’Ukraine sur un terrain dangereux. La triste vérité est que la force fait bien souvent le droit, lorsque des acteurs politiques de grande envergure sont impliqués. Des droits abstraits tels que le droit à l’autodétermination sont vains lorsque des États puissants entrent dans des situations de conflit avec des acteurs plus faibles. Cuba avait-elle le droit de former une alliance militaire avec l’Union soviétique lors de la Guerre froide ? Les USA n’étaient pas prêt à les laisser faire, et les Russes ont la même approche concernant l’adhésion de l’Ukraine à l’Occident. Il est dans l’intérêt de l’Ukraine de comprendre ces faits, et d’y réfléchir à deux fois lorsqu’elle traite avec ses puissants voisins.
Même si l’on refuse cette vision des choses, et si l’on considère que l’Ukraine a le droit de postuler pour rejoindre l’Otan et l’UE, il reste vrai que les USA et leurs alliés européens ont le droit de rejeter cette requête. L’Occident n’a aucun intérêt à satisfaire l’Ukraine si celle-ci s’entête à poursuivre une politique étrangère malavisée, en particulier si sa défense n’est pas d’un intérêt vital pour ces acteurs. Permettre la réalisation du rêve de certains Ukrainiens n’est peut-être pas digne des querelles et tensions qu’une telle action entraînerait, et qui affecteraient l’ensemble des citoyens ukrainiens.
Bien sûr, certains analystes considèrent que l’Otan a effectivement mal géré ses relations avec l’Ukraine, mais continuent à affirmer que la Russie est un ennemi, qui deviendra plus formidable encore si le temps lui en est laissé. Ainsi, l’Occident n’aurait d’autre choix que de continuer les politiques déjà engagées vis-à-vis de cet ennemi. Ce point de vue est gravement erroné. La Russie est un pouvoir en déclin, et sa stature ne fera que décroître avec le temps. Et même si la puissance russe était en pleine croissance, l’incorporation de l’Ukraine dans l’Otan resterait une erreur. En effet, les USA et leurs alliés européens ne considèrent pas que l’Ukraine fasse partie de leurs intérêts stratégiques cruciaux, comme l’a prouvé leur refus d’utiliser la force militaire pour venir à son aide. Il serait donc d’une stupidité sans borne d’incorporer dans l’Otan un pays que ses alliés ne seraient pas prêts à défendre. L’Otan s’est étendue par le passé car les politiciens libéraux considéraient que l’alliance n’aurait jamais à honorer son obligation de protéger ses membres, mais le récent jeu de pouvoir russe montre qu’intégrer l’Ukraine dans l’Otan pourrait placer la Russie et l’Occident sur le chemin d’une réelle confrontation.
Enfin, conserver les politiques actuelles ne fera que compliquer les relations occidentales avec Moscou sur d’autres sujets d’importance. Les USA ont besoin de l’assistance du Kremlin pour retirer leurs équipements d’Afghanistan, en passant par le territoire russe, conclure un accord sur le nucléaire iranien et stabiliser la situation en Syrie. En fait, Moscou a déjà aidé Washington sur ces trois dossiers. Durant l’été 2013, c’est bien Poutine qui a sauvé les fesses d’Obama en mettant en place l’accord selon lequel la Syrie acceptait de détruire ses armes chimiques, évitant ainsi les frappes militaires qu’Obama avait menacé d’utiliser. Les USA auront également besoin, dans le futur, de l’aide russe pour contenir la montée en puissance chinoise. Les politiques actuelles de Washington engendrent au contraire un rapprochement entre Moscou et Beijing.
Les USA et leurs alliés européens se trouvent à la croisée des chemins en Ukraine. Ils peuvent continuer leurs politiques actuelles, qui ne pourront qu’exacerber l’hostilité russe et participer à la dévastation de l’Ukraine, un scénario qui ne présente aucun gagnant. Ils peuvent également changer leur politique, et travailler à la création d’une Ukraine prospère, mais neutre, qui ne soit pas en mesure de menacer la Russie, et qui permette à l’Occident de raccommoder ses relations avec Moscou. Cette approche serait bénéfique pour toutes les parties.
Par John J. Mearsheimer
Traduit par Étienne, relu par jj et Diane pour le Saker Francophone