La Pravda Américaine : L’ascension de la Chine face à l’Occident

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Par Ron Unz — Le 19 août 2024 — Source unz.com

C’est durant l’été 2018 que j’ai lancé sérieusement la série la Pravda Américaine, en décidant de publier divers éléments extrêmement controversés que j’avais peu à peu découverts durant les cinq ou dix années précédentes.

L’un de mes premiers articles traitait du rôle de Juifs dans la Révolution bolchevique, et des répliques idéologiques qui avaient suivi aux États-Unis et dans d’autres pays occidentaux. Il s’agissait de toute évidence d’un sujet ultra-sensible, étant donné que l’article examinait de près Le Juif International, écrit par Henry Ford, et les célèbres Protocoles des Sages de Sion, si bien que j’étais relativement nerveux concernant la franchise de mon analyse. J’avais donc adopté une stratégie de déviation, en ouvrant mon article par quelques paragraphes certes importants mais quasiment sans lien, évoquant la société chinoise.

Comme je l’ai écrit fin juillet 2018 :

J’ai toujours porté un grand intérêt pour l’histoire, mais je croyais naïvement ce que je lisais dans mes manuels scolaires et considérais donc l’histoire américaine comme fade et ennuyeuse à étudier.

En revanche, une terre que je trouvais particulièrement fascinante était la Chine, le pays le plus peuplé du monde et son ancienne civilisation, avec son histoire moderne enchevêtrée de bouleversements révolutionnaires, sa soudaine réouverture à l’Occident pendant l’administration Nixon et les réformes économiques de Deng qui ont commencé à inverser des décennies d’échecs économiques maoïstes.

En 1978, j’ai suivi un séminaire d’études supérieures de l’UCLA sur l’économie politique rurale chinoise, et j’ai probablement lu trente ou quarante livres sur le sujet au cours de ce semestre. Le livre de E.O. Wilson intitulé La sociobiologie séminale : une nouvelle synthèse venait d’être publié quelques années plus tôt, ravivant ce domaine après des décennies de répression idéologique dure et, avec ces idées en tête, je ne pouvais m’empêcher de remarquer les implications évidentes de ce que j’étais en train de lire. Les Chinois avaient toujours semblé être un peuple très intelligent, et la structure de l’économie paysanne rurale traditionnelle chinoise produisait une pression sociale darwiniste sélective si épaisse qu’on pouvait la couper au couteau, fournissant ainsi une explication très élégante de la manière dont les Chinois en sont arrivés là. Quelques années plus tard, à l’université, j’ai rédigé ma théorie alors que j’étudiais sous la direction de Wilson puis, des décennies plus tard, je l’ai encore approfondie, publiant finalement mon analyse sous le titre « Comment le darwinisme social a créé la Chine moderne ».

Le peuple chinois étant clairement doté d’un talent intrinsèque et d’un potentiel déjà démontrés à une échelle beaucoup plus petite à Hong Kong, Taïwan et Singapour, je pensais qu’il y avait de fortes chances que les réformes de Deng déclenchent une croissance économique énorme, et c’est exactement ce qui s’est passé. À la fin des années 1970, la Chine était plus pauvre que Haïti, mais j’ai toujours dit à mes amis qu’elle pourrait dominer le monde sur le plan économique d’ici quelques générations, et même si la plupart d’entre eux étaient au départ assez sceptiques face à une affirmation aussi scandaleuse, ils le devenaient un peu moins chaque année. The Economist était depuis longtemps mon magazine préféré et, en 1986, ils ont publié un de mes articles, particulièrement long, soulignant l’énorme potentiel de croissance de la Chine et exhortant le magazine à étendre sa couverture avec une nouvelle section Asie ; c’est exactement ce qu’ils ont fait l’année suivante.

Aujourd’hui, je me sens extrêmement humilié d’avoir passé la plus grande partie de ma vie à me tromper sur tant de choses, pendant si longtemps, et je m’accroche à la Chine comme à une exception bienvenue. Je ne vois aucune évolution, au cours de ces quarante dernières années, que je n’avais pas anticipée dès la fin des années 1970, la seule surprise ayant été l’absence totale de surprises.

J’ai suivi de près l’édification de l’énorme réussite économique de la Chine au cours des décennies qui se sont écoulées après que j’ai obtenu mon diplôme universitaire en 1983, mais je m’étais principalement intéressé à d’autres sujets politiques. Mais en 2012, j’ai publié un article majeur en couverture de The American Conservative, exposant le contraste entre l’ascension rapide de la Chine et les graves problèmes économiques que subissaient les États-Unis au lendemain de l’effondrement financier et de notre désastreuse guerre en Irak, et cet article avait fait l’objet d’une attention considérable parmi les élites politiques et les cercles médiatiques. Lorsque je le relis aujourd’hui, douze années plus tard, je ne vois pas un seul mot que je voudrais retirer ou changer.

La montée de la Chine figure sans doute parmi les plus importants développements du monde des 100 dernières années. Avec les États-Unis qui restent englués dans leur cinquième année de difficultés économiques, et l’économie chinoise en bonne place pour dépasser la nôtre avant la fin de cette décennie, la Chine se dresse, déjà grande, à l’horizon. Nous vivons les premières années de ce que les journalistes appelèrent jadis “Le siècle du Pacifique”, mais des signes inquiétants indiquent que cela pourrait bien devenir “Le siècle chinois”.

À la fin des années 70, trois décennies de planning central communiste avaient réussi à faire croître la production de la Chine à une cadence respectable, mais avec des hauts et des bas, et souvent moyennant un prix terrible : 35 millions de Chinois, voire plus, étaient morts de faim au cours de la terrible famine de 1959-1961 qui avait découlé de la politique forcée d’industrialisation de Mao du Grand Pas en avant.

La population chinoise avait également cru à un rythme très soutenu sur cette période, si bien que le niveau de vie ne s’était que faiblement élevé, d’environ 2% par an entre 1958 et 1978, en partant d’un point de départ extrêmement bas. En 1980, le revenu de la plupart des Chinois, ajuste en parité de pouvoir d’achat, restait 60 à 70 % plus faible que celui des citoyens d’autres pays majeurs du tiers-monde, comme l’Indonésie, le Nigeria, le Pakistan et le Kenya ; sans qu’aucun de ces pays ne soit considéré comme un fabuleux modèle économique. À l’époque, même les Haïtiens étaient plus riches que les Chinois.

Tout se mit à évoluer très rapidement après que Deng Xiaoping lança ses réformes pour un libre marché en 1978, d’abord dans les campagnes, puis finalement dans les petites entreprises industrielles des provinces côtières. En 1985, The Economist publia une Une vantant le fait que les 700 millions de paysans chinois avaient doublé leur production agricole en sept ans, une réussite quasiment sans précédent dans l’histoire du monde. Dans l’intervalle, la nouvelle politique chinoise de l’enfant unique, malgré son immense impopularité, avait nettement réduit le taux de croissance de la population dans un pays ne disposant que relativement peu de terres cultivables.

La combinaison d’un faible taux de croissance de la population et de résultats économiques croissants a des conséquences évidentes en matière de prospérité nationale. Durant les trois décennies précédent 2010, la Chine présenta possiblement le taux de croissance économique le plus soutenu de toute l’histoire de l’espèce humaine, son économie réelle croissant presque d’un facteur 40 entre 1978 et 2010. En 1978, l’économique étasunienne était 15 fois plus importante, mais selon la plupart des estimations internationales, la Chine s’apprête à dépasser le PIB total étasunien d’ici quelques années à peine.

En outre, le plus gros de la richesse économique nouvellement créée par la Chine a ruisselé vers les travailleurs chinois ordinaires, qui sont passés des bœufs et des bicyclettes au seuil de l’automobile en une génération. Alors que le revenu médian étasunien a stagné depuis presque quarante ans, il a quasiment doublé à chaque décennie en Chine : les salaires des travailleurs non-agricoles ont augmenté d’environ 150 % rien qu’au cours des dix dernières années. Les Chinois de 1980 était horriblement pauvres en comparaison des Pakistanais, des Nigériens, des Kényans ; mais aujourd’hui, leur richesse s’établit en multiple de ces derniers, ce qui constitue un accroissement au décuple en termes de revenu relatif.

Un récent rapport de la Banque mondiale soulignait l’énorme chute des taux de pauvreté entre 1980 et 2008, mais les critiques ont noté que plus de 100 % de ce déclin venait de la Chine à elle seule. Le nombre de Chinois connaissant la grande pauvreté a chuté du nombre remarquable de 662 millions, alors que la population pauvre du reste du monde a en fait cru de 13 millions. Et bien que l’on mette souvent l’Inde de pair avec la Chine dans les médias occidentaux, une grande frange des Indiens s’est en réalité appauvrie avec le temps. La moitié inférieure de la population de l’Inde, croissant toujours à des taux importants, a vu ses apports caloriques quotidiens baisser régulièrement au cours des trente dernières années, la moitié de l’ensemble des enfants indiens de mois de cinq ans étant aujourd’hui mal nourrie.

Les progrès économiques de la Chine sont particulièrement impressionnants quand on les compare à des parallèles historiques. Entre 1870 et 1900, l’Amérique a joui d’une expansion industrielle sans précédent, telle que même Karl Marx et ses disciples se mirent à douter qu’une révolution communiste pourrait être nécessaire ou même possible dans un pays dont le peuple atteignait une prospérité aussi importante et partagée, au travers d’une expansion capitaliste. Durant ces trente années, le revenu réel par tête des États-Unis avait cru de 100 %. Mais au cours des trente dernières années, le revenu réel par tête en Chine a cru de plus de 1 300 %.

Rien qu’au cours de la dernière décennie écoulée, la production industrielle de la Chine a été multipliée par quatre, et atteint à présent un niveau comparable à celui des États-Unis. Dans le secteur central de l’automobile, la Chine a multiplié ses productions d’un facteur neuf, passant de 2 millions de véhicules produits en 2000 à 18 millions en 2010, un nombre désormais plus important que les totaux combinés des États-Unis et du Japon. C’est en Chine que 85% de la croissance de l’industrie automobile s’est concentrée au cours de cette décennie.

Je soulignais que l’ascension économique de la Chine avait bien été bénéfique pour la plus grande partie du reste du monde.

La montée de la Chine implique-t-elle forcément un déclin étasunien? Pas du tout : le progrès économique humain n’est pas un jeu à somme nulle. Lorsque les circonstances sont propices, le développement rapide d’un grand pays devrait amener à améliorer le niveau de vie du reste du monde.

Ceci est d’autant plus évident pour les nations dont les forces économiques se positionnent en complément direct de celles du Chine en croissance. L’expansion industrielle massive nécessite évidemment une augmentation en proportion de la consommation en matières premières, et la Chine est à présent le plus gros producteur et consommateur du monde en électricité, en béton, et de nombreux autres matériaux de base ; ses importations de minerais de fer ont augmenté d’un facteur dix entre 2000 et 2011. Ce phénomène a amené des accroissements considérables dans les prix de la plupart des matériaux ; par exemple, le cours mondial du cuivre a monté d’un facteur supérieur à huit au cours de la décennie écoulée. Conséquence directe, ces années ont dans l’ensemble été très bonnes pour les économies des pays qui dépendent fortement de l’exportation de matières premières, tels que l’Australie, la Russie, le Brésil, l’Arabie Saoudite, et plusieurs régions d’Afrique.

Pendant ce temps, alors que la croissance chinoise double peu à peu la production industrielle mondiale, le “prix chinois” qui en découle fait baisser le prix des biens manufacturés, les rendant plus abordables pour chacun, et faisant fortement croître le niveau de vie au niveau mondial. Si ce processus peut impacter négativement certaines industries et pays en compétition directe avec la Chine, il ouvre également d’immenses opportunités, non seulement pour les fournisseurs en matière première sus-mentionnés, mais également pour des pays comme l’Allemagne, dont les productions de machines-outils et équipements avancés ont trouvé un immense marché en Chine, portant le taux de chômage en Allemagne à un taux au plus bas en vingt ans.

Au fur et à mesure que les Chinois s’enrichissent, ils constituent également un marché de plus en plus important pour les biens et services des sociétés occidentales dominantes, allant des chaînes de restauration rapide aux produits de consommation courante, en passant par les biens de luxe. Les travailleurs chinois ne font pas qu’assembler les iPhones et iPads d’Apple, ils sont également très désireux de les acheter, et la Chine constitue désormais en volume le second marché de cette société, les marges bénéficiaires considérables affluant vers les propriétaires et salariés étasuniens. En 2011, General Motors a vendu plus de voitures en Chine qu’aux États-Unis, et ce marché en croissance rapide est devenu un facteur crucial de la survie d’une société étasunienne iconique. La Chine est devenue le troisième marché mondiale du monde pour MacDonald’s, et la principale source de profits mondiaux pour la société holding étasunienne détenant Pizza Hut, Taco Bell et KFC.

Si mon évaluation générale des réalisations de la Chine était extrêmement favorable, je n’en évoquais pas moins les très graves problèmes auxquels ce pays restait confronté, mais j’affirmais que les médias occidentaux avaient fortement exagéré l’ampleur de ces problèmes.

La tâche de transformer un pays, en l’espace d’un peu plus d’une génération, d’une terre agraire comptant presque un milliard de paysans en une zone urbanisée de presque un milliard de citadins, n’est pas chose aisée ; et un rythme aussi soutenu de développement économique et industriel porte inévitablement des coûts sociaux non négligeables. Les taux de pollution urbaine de Chine figurent parmi les pires au monde, et les niveaux de circulation routière prennent la même direction. La Chine est désormais le second pays au monde en nombre de milliardaires, après les États-Unis, ainsi que plus d’un million de millionnaires (en dollars), et bien que nombre de ces personnes aient gagné leur fortune honnêtement, beaucoup d’autres ont usé de procédés douteux. La corruption des dirigeants est une source importante de colère populaire, contre les différents échelons du gouvernement chinois, allant des conseils municipaux locaux aux dirigeants de haut rang à Pékin.

Mais il faut maintenir un juste sens des proportions. Moi qui suis né à Los Angeles, à l’époque où cette ville vivait sous le brouillard de pollution le plus notoire des États-Unis, je reconnais que ce genre de tendance peut être inversé en y consacrant du temps et de l’argent, et de fait, le gouvernement chinois fait montre d’un intérêt immense envers la technologie émergente des voitures électriques non polluantes. La richesse nationale, croissant à un rythme rapide, peut être utilisée pour résoudre de nombreux problèmes.

De la même manière, les ploutocrates qui s’enrichissent par le fait de disposer d’amis haut placés, ou même grâce à la corruption ouverte, sont des choses que l’on peut tolérer lorsqu’une marée croissante fait rapidement monter toutes les barques. Le travailleur chinois ordinaire a vu son revenu croître de plus de 1 000 % au cours des décennies récentes, pendant que le même chiffre appliqué au travailleur étasunien est resté proche de zéro. Si les revenus étasuniens moyens doublaient chaque décennie, notre société connaîtrait beaucoup moins de colère contre les “1 %”. De fait, à en croire l’indice GINI standard, qui sert à mesurer les inégalités de richesse, le score de la Chine n’est pas particulièrement élevé, et reste proche de celui des États-Unis, même si cela indique des inégalités plus importantes que dans la plupart des démocraties sociales d’Europe occidentale.

De nombreux commentateurs et hommes politiques étasuniens continuent de porter attention à l’incident tragique de la place Tian’anmen en 1989, au cours duquel des centaines de manifestants chinois déterminés furent massacrés par l’armée gouvernementale. Même si cet événement fit beaucoup de bruit à l’époque, on peut dire avec le recul qu’il ne constitua guère qu’un léger écart dans la trajectoire montante du développement chinois, et qu’il semble aujourd’hui oublié de la plupart des Chinois ordinaires, dont les revenus se sont plusieurs fois multipliés au cours du quart de siècle qui s’est écoulé depuis.

Une grande partie des manifestations de Tian’anmen avait été causée par la colère populaire du fait de la corruption du gouvernement et, sans aucun doute, de nouveaux scandales majeurs ont été mis au jour au cours des années récentes, souvent en bonne place dans les pages d’éminents journaux étasuniens. Mais si l’on considère la question de plus près, on en tire une image plus nuancée, en net contraste avec la situation intérieure des États-Unis.

Par exemple, au cours des dernières années, l’un des projets chinois les plus ambitieux a été celui d’établir l’un des réseaux les plus étendus et les plus avancés au monde en matière de transport ferroviaire de grande vitesse ; un projet qui a absorbé de manière remarquable 200 milliards de dollars d’investissements payés par le gouvernement. Le résultat en a été la construction d’environ 10 000 km de voies ferrées, c’est-à-dire sans doute plus que la somme de tous les autres pays du monde combinés. Malheureusement, ce projet a également connu une corruption considérable, et comme les médias mondiaux l’ont largement relayé, on estime que des centaines de millions de dollars ont été détournés par corruption et pots-de-vin. Ce scandale a fini par amener à l’arrestation ou la déchéance de plusieurs dirigeants gouvernementaux, parmi lesquels le puissant ministre des voies ferrées.

Évidemment, une corruption aussi grave aurait semblé terrifiante dans un pays disposant des irréprochables standards d’une Suède ou d’une Norvège. Mais sur la base des chiffres publiés, il semble que les fonds détournés se soient élevés à environ 0,2 % du total, les 99,8 % restants ayant été dans l’ensemble dépensés comme prévu. Malgré une corruption aussi grave, le projet est arrivé à terme et la Chine dispose de fait à présent du réseau mondial le plus grand et le plus avancé en matière de train à grande vitesse, presque entièrement construit au cours des cinq ou six dernières années.

Dans le même temps, les États-Unis n’ont pas le moindre train à grande vitesse, malgré des décennies de débats et des sommes d’argent considérables dépensées en lobbying, auditions, campagnes politiques, efforts de planning, et rapports d’impacts environnementaux. Pour imparfait que ce soit le système de trains à grande vitesse chinois, il a le mérite d’exister, contrairement à celui des États-Unis. L’achalandage chinois annuel s’élève à présent au total à plus de 25 millions de trajets par an, et malgré la tragédie d’un désastre occasionnel – comme l’accident de 2011 à Weizhou, qui coûta la vie à 40 passagers, et qui ne fut guère étonnant. Après tout, le système de trains lents étasuniens n’est pas non plus exempt de calamités du même ordre, comme nous l’a rappelé en 2008 l’accident de Chatsworth, qui avait tué 25 personnes en Californie.

Tout ceci suit le schéma de développement mixte de Lee Kwan Yew, qui combine le socialisme d’État et la libre-entreprise ; ce modèle a fait passer le peuple de Singapour d’un état de pauvreté abjecte et désespérante en 1945 à un niveau de vie de nos jours significativement plus élevé que celui de la plupart des Européens ou Étasuniens, avec un PIB par habitant supérieur de presque 12 000 dollars à celui des États-Unis. De toute évidence, mettre en œuvre un tel programme dans le pays le plus peuplé du monde, et à l’échelle d’un continent, constitue un défi bien plus important que de le réaliser dans une petite ville-État, avec une population de quelques millions, hérité des institutions coloniales britanniques. Mais à ce stade, la Chine a produit de très bon résultats, propres à contredire les sceptiques.

Une grande partie de mon article traitait des échecs économiques et politiques évidents qu’avait connus la société étasunienne durant les dix années précédentes, un historique qui présentait un contraste vraiment marquant avec la réussite colossale qui était celle de la Chine. Je discutais également des fortes déformations qui caractérisaient parfois la comparaison entre les deux pays si l’on s’en tenait aux métriques internationales biaisées créées et contrôlées par l’Occident, et la manière fallacieuse suivant laquelle les médias dominants occidentaux s’employaient bien souvent à dissimuler ces réalités.

La Chine monte alors que les États-Unis chutent, mais existe-t-il des relations de causalités entre ces deux tendances qui préparent un avenir différent pour notre monde? Je n’en vois pas. Les hommes politiques et les commentateurs étasuniens craignent évidemment de s’en prendre aux féroces groupes d’intérêts qui dominent leur univers politique, si bien qu’ils cherchent souvent un bouc émissaire extérieur sur lequel faire peser la misère de leurs électeurs, et choisissent parfois de s’en prendre à la Chine. Mais il ne s’agit guère que d’un jeu de théâtre politique destiné aux ignorants et aux crédules.

Diverses études ont suggéré que la monnaie chinoise est peut-être substantiellement sous-évaluée, mais même si les fréquentes demandes de Paul Krugman et des autres étaient honorées et que le yuan s’appréciait rapidement de 15 ou 20 %, fort peu d’emplois industriels se verraient rapatriés aux États-Unis, et la classe laborieuse étasunienne devrait débourser beaucoup plus cher pour satisfaire à ses besoins de base. Et si la Chine ouvrait ses frontières à plus de films ou de services financiers étasuniens, les multi-millionnaires d’Hollywood et de Wall Street pourraient devenir encore plus riches, mais les Étasuniens ordinaires n’en verraient guère la couleur. Il est toujours plus facile pour une nation de désigner d’un doigt accusateur les étrangers, plutôt que de reconnaître honnêtement que presque tous ses terribles problèmes proviennent pour la plus grande partie d’elle-même.

Lorsque des élites parasites gouvernent une société suivant des lignes “extractives”, une caractéristique centrale du système qu’elles établissent est le flot massif vers le haut de la richesse qui est extraite, indépendamment des lois ou régulations qui stipulent le contraire. Sans doute les États-Unis ont-ils connu une très importante croissance de la corruption tolérée officiellement, cependant que notre système politique se trouvait de plus en plus consolidé en État unipartie, contrôlé par une média-ploutocratie unifiée.

Mais certaines sources des réussites chinoises et du délitement étasunien ne sont pas totalement mystérieuses. Il se trouve que l’arrière-plan typique professionnel de l’élite politique de Chine est l’ingénierie ; ils ont appris à construire des choses. Dans le même temps, une frange importante de la classe politique dirigeante étasunienne a étudié le droit, où on leur a appris à argumenter efficacement et à manipuler l’auditoire. Nous ne devrions donc pas être surpris outre mesure que les dirigeants chinois tendent à construire, cependant que les dirigeants étasuniens semblent préférer pratiquer des manipulations sans fin, que ce soit des mots, de l’argent, ou des gens.

Quel est le niveau de corruption de la société étasunienne façonnée par nos élites dirigeantes en place? La question est peut-être plus ambiguë qu’il n’y parait. Selon le classement standard mondial établi par Transparency International, les États-Unis restent un pays relativement propre, avec un niveau de corruption considérablement plus élevé que dans les nations d’Europe du Nord ou ailleurs dans l’anglosphère, mais bien plus bas que dans le reste du monde, Chine y compris.

Mais je soupçonne que cette métrique unidimensionnelle ne suffise pas à décrire certaines des anomalies centrales du dilemme social étasunien. À la différence de la situation que connaissent de nombreux pays du tiers monde, les professeurs et les inspecteurs des impôts étasuniens ne demandent que très rarement des pots-de-vin, et il n’y a guère de recouvrement entre nos effectifs de police locale et les criminels qu’ils poursuivent. La plupart des Étasuniens ordinaires se montrent le plus souvent honnêtes. C’est pourquoi, selon les métriques s’intéressant à la corruption au quotidien, les États-Unis sont plutôt propres, pas trop éloignés de l’Allemagne ou du Japon.

En contraste, les autorités locales de villages en Chine ont une tendance notoire à s’emparer des terrains publics, et à les vendre à des promoteurs immobiliers pour engranger d’immenses profits à titre personnel. Ce type de malversation quotidienne a produit un total annuel chinois de quelque 90 000 “incidents de masse” — grèves publiques, manifestations, ou émeutes — souvent dirigés contre les autorités locales ou les hommes d’affaires corrompus.

Cependant, si la micro-corruption est rare aux États-Unis, nous semblons pâtir de niveaux épouvantables de macro-corruption, des situations au cours desquelles nos diverses élites au pouvoir dilapident ou détournent des dizaines, voire des centaines de milliards de dollars de notre richesse nationale, parfois en restant d’un côté de la barrière légale, et parfois en la dépassant.

La Suède figure parmi les sociétés les plus propres d’Europe, alors que la Sicile est sans doute la plus corrompue. Mais imaginons qu’une grande bande de mafiosi siciliens impitoyables déménagent en Suède et réussissent d’une manière ou d’une autre à prendre le contrôle de son gouvernement. Dans le quotidien, peu de choses changeraient, les policiers du coin de la rue et les inspecteurs du bâtiment poursuivraient leurs activités avec la même efficacité incorruptible qu’auparavant ; et je soupçonne que les classements de la Suède par Transparency International ne dévieraient guère de ce qu’ils sont aujourd’hui. Mais dans le même temps, une grande fraction de la richesse nationale accumulée par la Suède pourrait peu à peu se faire accaparer et transférée sur des comptes bancaires secrets hébergés aux Îles Caïman, ou investis dans des cartels de drogue d’Amérique latine, et en fin de compte, une fois pillée, l’ensemble de l’économie du pays s’effondrerait.

Les Étasuniens ordinaires qui travaillent dur et essayent de gagner leur vie honnêtement semblent pâtir des effets néfastes d’un pillage ressemblant exactement à cela : l’économie d’un pays détournée par une élite. C’est tout en haut de notre société que l’on peut trouver les racines de notre déclin national, parmi les 1%, ou sans doute plus probablement parmi les 0,1 %.

Les médias d’une société et ses organes universitaires constituent l’appareil sensoriel, et le centre du système nerveux de son corps politique, et si les informations qui en émanent sont fortement trompeuses, les dangers imminents peuvent s’aggraver et empirer. Des médias et un système académique fortement corrompus et malhonnêtes constituent un péril national mortel. Et bien que la classe dirigeante politique de la Chine non démocratique puisse avoir comme vœu le plus cher de dissimuler ses erreurs majeures, sa machinerie de propagande sommaire échoue souvent dans cette tâche dommageable. Mais le système d’information interne aux États-Unis est bien plus compétent et expérimenté quant à façonner la réalité pour répondre aux besoins de nos dirigeants du monde des affaires et du gouvernement, et ce type de réussite provoque des dégâts considérables dans notre pays.

Peut-être les Étasuniens préfèrent-ils réellement que leurs présentateurs leur présentent des Bonnes Nouvelles et que leurs campagnes politiques puissent constituer des divertissements télévisés amusants. Sans doute les foules qui s’exclamaient dans le Colisée de l’Empire romain s’intéressaient-elles davantage à leur pain et à leurs jeux qu’aux tâches difficiles et dangereuses que leurs ancêtres avaient menées à bien durant l’ascencion de Rome vers la grandeur mondiale. Et tant que nous pourront continuer à échanger des rectangles de papier imprimé, faisant figurer des portraits de nos anciens présidents, en échange de téléviseurs à écran plat sortant des usines chinoises, peut-être que tout va bien et que nul ne doit s’inquiéter quant à la trajectoire apparente de notre nation, et moins que quiconque notre classe dirigeante politique.

Mais si tel est le cas, nous devons reconnaître que Richard Lynn, un universitaire britannique de premier plan, ne s’est pas trompé, lui qui a prédit depuis dix ans, voire plus, que la dominance mondiale par les peuples dérivés de l’Europe va rapidement vers sa fin, et que dans un avenir proche, le flambeau du progrès humain et de la première place mondiale sera inévitablement passé aux mains des Chinois.

En publiant cet article il y a douze années, j’envisageais tout à fait la possibilité de voir croître les frictions économiques et politiques entre la Chine et les États-Unis. Le contraste entre la réussite de la Chine et nos très graves problèmes promettait de provoquer de notre part des jalousies, et nos élites en place allaient vouloir désigner un bouc émissaire extérieur à désigner à la colère populaire, pour se dédouaner de leurs énormes échecs. Mais je n’avais jamais envisagé la possibilité d’une escalade de ces frictions jusqu’à une confrontation globale directe entre les deux pays, sous la forme d’une guerre froide, voire chaude.

L’OTAN existe depuis trois quarts de siècle, et l’Organisation du Traité Atlantique Nord semble désormais sur le point de perdre sa guerre par procuration contre la Russie sur le théâtre ukrainien. Pourtant, lors du 75èmesommet anniversaire de l’OTAN, tenu il y a quelques semaines, l’influence des États-Unis a fait en sorte que les dirigeants de l’organisation déclarent un soutien officiel à l’extension de sa mission militaire, pour aller défier la Chine à l’autre bout du monde, un déploiement en Asie orientale à quelque 16.000 kilomètres du quartier général bruxellois de l’OTAN.

Le colonel Lawrence a longtemps tenu le poste de directeur de Cabinet de l’ancien secrétaire d’État Colin Powell, ce qui lui a permis durant de nombreuses années de travailler au plus haut de notre establishment de sécurité nationale. Je l’ai toujours considéré comme une personne équilibrée, et au cours d’une interview récente, il a exprimé sa stupéfaction au sujet du nouveau projet de l’OTAN visant à s’opposer à la Chine au sujet de Taïwan ou du Sud de la Mer de Chine, ce qui reviendrait peut-être à provoquer délibérément une guerre ; il a qualifié de manière répétée ce type de ligne politique de “démence”.

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Au vu de l’important arsenal de missiles hypersoniques en mesure de couler un porte-avions dont dispose la Chine, il a également suggéré par la suite qu’un affrontement militaire sur ce terrain risquait de manière plausible de voir passer par le fond trois ou quatre de nos porte-avions à 15 milliards de dollars la pièce, tuant au passage des dizaines de milliers de soldats étasuniens et provoquant possiblement notre gouvernement à déclencher une frappe nucléaire pour répondre à l’humiliation que cela provoquerait. Il ne s’agit pas d’un scénario très sympathique.

Au moment de la publication de mon article, ce type de projet stratégique aurait été quasiment inimaginable de la part de l’Occident. Durant des décennies, l’une des figures les plus notables de notre establisment de politique étrangère avait été Zbigniew Brzezinski, le politologue d’origine polonaise, un architecte majeur de la réussite de notre stratégie dans les dernières phases de la Guerre Froide qui nous opposa à l’Union soviétique. Malgré la croissance influente des néoconservateurs, je considérais encore en 2012 les opinions qu’il exposait publiquement comme représentatives du consensus de l’élite post-Bush, et cela avait tendance à me rassurer, comme je l’ai évoqué dans un article publié l’an dernier.

Longtemps chercheur de l’école “réaliste” aux universités de Harvard et de Columbia, Brzezinski a été le principal organisateur de la Commission trilatérale en 1973 et, en 1976, il a été nommé conseiller à la sécurité nationale au sein de l’administration Carter, s’imposant progressivement pour ses positions plus dures face à son rival, le secrétaire d’État Cyrus Vance. Il a fortement soutenu les activités des dissidents d’Europe de l’Est, notamment le puissant mouvement Solidarnosc dans sa Pologne natale, et il a également orchestré une aide militaire importante aux rebelles musulmans dans l’Afghanistan sous contrôle soviétique. Ces deux efforts ont probablement joué un rôle important dans l’affaiblissement fatal de l’URSS.

En effet, bien que Brzezinski fût lui-même un Démocrate aux fortes tendances sociales-démocrates, ses positions en matière de politique étrangère étaient tellement admirées par les conservateurs Républicains que l’on a même prétendu plus tard que Ronald Reagan lui avait demandé de rester dans ce même rôle après la défaite de Carter en 1980.

Au milieu des années 1980, Brzezinski est convaincu que le communisme soviétique est en phase terminale de déclin et, en 1989, il publie The Grand Failure, qui porte le sous-titre prophétique “The Birth and Death of Communism in the Twentieth Century” (La naissance et la mort du communisme au vingtième siècle). L’ouvrage est paru près d’un an avant que la chute du mur de Berlin ne marque la fin d’une époque.

L’effondrement du rideau de fer a réuni les deux moitiés de l’Europe, deux générations après leur séparation, et a été suivi deux ans plus tard par l’effondrement et la désintégration choquante de l’Union soviétique elle-même. Moscou a rapidement perdu le contrôle des territoires qu’elle avait gouvernés pendant des siècles, la plupart des frontières de l’État successeur de la Russie étant ramenées à ce qu’elles étaient avant le règne de Pierre le Grand en 1682.

La disparition soudaine de l’URSS a totalement transformé le paysage géopolitique, laissant l’Amérique comme seule superpuissance mondiale, avec une domination incontestée sur l’ensemble du globe, une situation unique dans l’histoire du monde.

Brzezinski a étudié les conséquences de ce bouleversement mondial et a publié en 1997 The Grand Chessboard (Le grand échiquier), un ouvrage court mais influent qui résume notre position internationale sans précédent et expose des politiques géostratégiques visant à renforcer notre nouvelle domination sur le continent eurasien, la région qui constituait le “grand échiquier” de son titre.

Au fil des ans, j’ai souvent vu des accusations selon lesquelles Brzezinski préconisait une stratégie d’hégémonie mondiale permanente des États-Unis, mais je pense que ces critiques confondaient ses idées avec le triomphalisme grossier des néoconservateurs, qui suivaient une voie idéologique totalement différente. J’ai finalement lu son livre il y a plusieurs années et j’y ai trouvé une analyse très réfléchie et modérée des dangers et des opportunités auxquels l’Amérique est confrontée sur la masse continentale eurasienne, l’auteur soulignant à plusieurs reprises que notre domination mondiale n’était qu’une condition temporaire, impossible à maintenir de manière permanente.

L’Amérique est son pays et il a certainement proposé des alliances et d’autres mesures pour renforcer et étendre notre position mondiale, mais il a cherché à le faire de manière raisonnable et modérée, en évitant les actions provocatrices ou précipitées et en tenant dûment compte des intérêts géopolitiques légitimes d’autres grandes puissances telles que la Chine, la Russie, le Japon et les grands États européens.

Son livre a été publié à un moment où le prestige et l’influence des États-Unis atteignaient des sommets. Quelques années plus tard, à la suite des attentats du 11 septembre, Brzezinski est devenu un fervent critique des projets de guerre en Irak de l’administration Bush, influencée par les néoconservateurs, une erreur désastreuse qui a ruiné la stabilité du Moyen-Orient, dilapidé notre crédibilité nationale et nous a coûté des milliers de milliards de dollars. Depuis le milieu des années 1970, son plus proche allié et collaborateur était son ancien assistant militaire, Bill Odom, qui, en tant que général trois étoiles, a ensuite dirigé la NSA pour Ronald Reagan au milieu des années 1980, et tous deux ont ensuite préconisé un rapprochement stratégique immédiat avec l’Iran et le retrait d’Irak.

Dans ce bref ouvrage publié en 1997, Brzezinski expose les principales raisons de la dominance mondiale des États-Unis, dont il s’attendait à ce qu’elles fussent maintenues durant une génération, et peut-être davantage.

En bref, l’Amérique est suprême dans les quatre domaines décisifs de la puissance mondiale : sur le plan militaire, elle a une portée mondiale inégalée ; sur le plan économique, elle reste la principale locomotive de la croissance mondiale, même si elle est concurrencée à certains égards par le Japon et l’Allemagne (qui ne jouissent pas des autres attributs de la puissance mondiale) ; sur le plan technologique, elle conserve l’avance générale dans les domaines de pointe de l’innovation ; et sur le plan culturel, en dépit d’un niveau assez bas, elle jouit d’un attrait inégalé, en particulier parmi les jeunes du monde entier — tout cela donne aux États-Unis un poids politique qu’aucun autre État n’est sur le point d’égaler. C’est la combinaison de ces quatre éléments qui fait de l’Amérique la seule superpuissance mondiale.

Je ne doute pas que le politologue d’origine polonaise ait conservé une profonde hostilité personnelle à l’encontre de la Russie, adversaire traditionnel de son pays d’origine, et son livre a été écrit au nadir du déclin national russe. Mais je n’ai perçu que des traces de cette animosité, et il considérait pleinement la possibilité qu’une Russie ravivée pourrait réussir à s’intégrer dans une Europe élargie, la “maison commune européenne” dont Mikhail Gorbachev se fit également l’adepte. Il exprimait des préoccupations sur l’instabilité du monde islamique, mais nos guerres désastreuses lancées au Moyen-Orient après le 11 septembre 2001 lui sont apparues comme des actions d’une témérité et d’une folie inenvisageables, et il se mit à critiquer fortement les néoconservateurs lorsqu’ils déclenchèrent ces guerres quelques années plus tard.

Chose plus importante encore, j’ai noté que ses opinions au sujet de la Chine étaient des plus favorables et réalistes.

L’avant-dernier et plus long chapitre de son analyse de l’Eurasie était intitulé “L’ancrage extrême-oriental” et il décrivait cette région comme connaissant “un succès économique sans équivalent dans le développement humain“. Il note qu’au cours de leur phase de décollage de l’industrialisation, la Grande-Bretagne et l’Amérique ont eu besoin d’environ un demi-siècle pour doubler leur production, alors que la Chine et la Corée du Sud sont parvenues au même résultat en une seule décennie. Brzezinski était persuadé que, sauf circonstances malheureuses, la Chine deviendrait une puissance économique mondiale de premier plan et pensait que notre pays devrait chercher à l’intégrer dans le système mondial que nous avions construit, tout en reconnaissant à juste titre que “l’histoire de la Chine est celle d’une grandeur nationale“.

Cependant, bien que l’évaluation des perspectives de la Chine par Brzezinski soit très favorable, son analyse de 1997 était en fait assez prudente dans ses projections. Il doutait que les taux de croissance économique remarquables du pays se maintiennent pendant encore deux décennies, ce qui nécessiterait “une combinaison exceptionnellement heureuse d’un leadership national efficace” et de nombreuses autres conditions favorables, arguant qu’une telle “combinaison prolongée de tous ces facteurs positifs est peu probable“.

Il s’est plutôt orienté vers un pronostic plus conventionnel disant que, vers 2017, la Chine pourrait avoir un PIB total considérablement plus élevé que celui du Japon, ce qui en ferait “une puissance mondiale, à peu près au même niveau que les États-Unis et l’Europe“. En réalité, cette année-là, le PIB réel de la Chine allait être plus de quatre fois supérieur à celui du Japon et sa production industrielle réelle plus importante que celle de l’Amérique et de l’Union européenne réunies.

Ainsi, le poids économique de la Chine a au cours des dernières années largement dépassé les suppositions posées en 1997 par Brzezinski, et cette différence a d’autant plus amplifié l’importance des précautions qu’il exposait dans ses conseils, choses que nos dirigeants politiques ont totalement ignorées. Dans tout son livre, il insiste de manière répétée sur l’idée que le plus grand danger auquel les États-Unis se trouveraient confrontés serait que nous nous posions comme adversaires des nations majeures d’Eurasie, qui pourraient à partir de là s’unir contre nous.

Et donc, plutôt que de tenir compte de ses avertissements prophétiques, nos dirigeants politiques nationaux ont choisi de faire exactement l’inverse, et ils ont agi ainsi malgré le fait que la Chine se renforçait beaucoup plus rapidement que ce qu’il avait pu prévoir.

Cette bascule idéologique spectaculaire de la part de Washington a commencé quelques années à peine après la publication de mon article en 2012. Il se peut qu’un facteur important de ce changement ait été l’annonce faite en 2013 par la Chine de son projet des Nouvelles Routes de la Soie, visant à investir massivement pour promouvoir des voies de commerce et de transport sur l’ensemble du continent eurasiatique, une proposition qui a révélé l’échelle colossale des ambitions économiques mondiales entretenues par Pékin. Cette annonce fut suivie en 2015 par une autre : le projet stratégique 2025 Made in China, visant à porter la Chine au premier plan sur diverses technologies en une décennie. Mais bien que ces projets chinois fussent de nature absolument économique, technologique et pacifique, la réponse étasunienne a été de brandir le spectre d’un conflit militaire à venir.

Le politologue Graham Allison fut doyen fondateur de la Kennedy School of Government, située à Harvard, et il a affirmé en 2015 que les États-Unis étaient confrontés à un conflit quasiment inévitable contre la Chine en ascension, une confrontation considérée par lui comme découlant du “Piège de Thucydide.” Tel était le titre de son article très influent paru dans The Atlantic, qu’il développa encore par la suite pour produire le best-seller Destined for War.

Comme je l’ai expliqué l’an dernier :

Toute la carrière académique d’Allison avait été extrêmement sobre et respectable, et cela a sans aucun doute amplifié l’impact de son titre incendiaire et de ses prédictions spectaculaires. Le début de l’édition de poche était constitué de dix pages de louanges éclatantes produites par une longue liste de personnalités et intellectuels occidentaux parmi les plus prestigieux, allant de Joe Biden à Henry Kissinger en passant par le général David Petraeus et Klaus Schwab. Il semblait évident que le message avait trouvé une résonance profonde, et ce best-seller national reçut d’énormes louanges, fut sélectionné comme livre de l’année par le New York Times, le London Times, le Financial Times et Amazon. Ainsi, il y a six ans déjà, la grave possibilité d’une guerre des États-Unis contre la Chine était devenu un sujet très actif pour nos élites politiques et intellectuelles.

Le raisonnement développé par Allison est aussi simple que convainquant. Comme il l’explique dans l’introduction de son article originel de 2015, bien qu’une guerre entre la Chine et les États-Unis puisse apparaître comme improbable ou même impensable, un examen élargi d’analogies historiques suggérait le contraire, et l’éclatement inattendu de la première guerre mondiale en constituait l’exemple le plus notable.

Après la fin de la Guerre Froide et l’effondrement de l’Union soviétique il y a plus de trente ans, les États-Unis émergèrent comme unique et indépassable superpuissance mondiale. Mais au cours de la dernière génération, le taux de croissance colossal de l’économie chinoise a propulsé ce pays devant les États-Unis en volume, et une telle transition était inédite depuis que les États-Unis avaient surpassé la Grande-Bretagne, vers la fin du XIXème siècle. Les progrès technologiques de la Chine avaient été tout aussi rapides, et dans notre monde moderne, ils constituaient les éléments de base de la puissance mondiale, sans compter que la Chine s’était mise à renforcer son appareil militaire, qui jusqu’alors n’avait pas constitué une haute priorité…

Cependant, lorsque Allison et ses associés ont passé au crible les 500 dernières années d’histoire pour trouver des situations voyant la puissance montante rapide d’une nation en ascension menacer de l’emporter sur une autre nation déjà dominante, ils ont découvert que dans bien plus de la moitié des instances — 12 sur 16 —, le résultat avait été la guerre…

Le titre provocateur du livre d’Allison aurait dû contenir un point d’interrogation — Destined for War ? — mais en dehors de cela, j’ai trouvé son analyse historique et géopolitique par trop plausible.

Allison n’a pas été le seul parmi les chercheurs de premier plan à suivre cette ligne de pensée. En 2001, John Mearsheimer, éminent politologue de l’Université de Chicago, avait publié The Tragedy of Great Power Politics, qui apportait un cadre théorique à sa doctrine du “réalisme offensif”, dont il affirmait qu’elle était la meilleure pour expliquer le comportement des nations. Selon cette conception, toutes les grandes puissances aspiraient à devenir des hégémonies — des pays nettement plus puissants que tout rival régional — et durant des siècles, des guerres avaient été menées pour établir ou pour bloquer ce type d’hégémonie, les guerres napoléoniennes ainsi que les première et seconde guerres mondiales en constituant des exemples évidents.

Bien qu’une telle hégémonie fût d’un ordre régional, il affirme qu’il était également très tentant pour une hégémonie établie dans une partie du monde de bloquer l’ascension de toute autre hégémonie potentiellement rivale, où que celle-ci se développât. Ainsi, après que les États-Unis parvinrent à établir une position hégémonique dans l’hémisphère occidentale, c’est tout naturellement qu’ils étaient intervenus dans les deux guerres mondiales afin d’empêcher l’Allemagne de parvenir à un statut similaire en Europe, et d’empêcher le Japon d’y parvenir en Asie orientale.

Selon Mearsheimer, les stratégies typiques impliquaient la création et le soutien de coalitions d’équilibrage local, des alliances d’autres puissances régionales utilisées pour empêcher l’ascension d’une hégémonie locale. Ainsi, les États-Unis avaient soutenu la Grande-Bretagne et la France pour empêcher l’Allemagne d’accéder à l’hégémonie européenne durant la première guerre mondiale, et avaient recommencé en intégrant l’Union soviétique à l’équation pour la seconde guerre mondiale. De même, les États-Unis avaient bloqué la montée vers l’hégémonie du Japon en Asie orientale en s’alliant avec la Chine, l’Australie et la Grande-Bretagne sur le théâtre de l’Extrême-Orient, également durant la seconde guerre mondiale.

L’édition mise à jour de 2014 de son livre comprend un long chapitre de clôture centré sur la Chine, apparaissant du fait de l’accroissement large et rapide de sa puissance comme une potentielle hégémonie asiatique. Par conséquent, selon le cadre théorique de Mearsheimer, un conflit contre les États-Unis était quasiment inévitable, et notre pays allait naturellement encourager une coalition anti-chinoise constituée d’autres puissances locales, afin d’enrayer la dominance régionale de la Chine.

Le professeur Mearsheimer avait déjà avancé des arguments semblables dès 2005, lorsqu’il avait vertement remis en question l’évaluation bien plus sanguine de la Chine produite par Brzezinski dans les pages de Foreign Policy, alors que ces deux personnalités de premier plan de l’école “réaliste” débattaient entre eux pour savoir si un conflit militaire des États-Unis contre la Chine risquait de se produire.

Le point central souligné aussi bien par Allison et Mearsheimer était que les caractéristiques particulières des États-Unis et de la Chine — leur système politique, leur culture, leur histoire et leur système de gouvernement national— étaient en grande partie indifférentes à la prédiction de leur probable confrontation militaire. Seul le statut de puissance régnant sur le monde des États-Unis, et celui de puissance ascendante pour la Chine, était important et toutes les autres différences ne servaient guère que de moyen utile à mobiliser le soutien populaire derrière un conflit mené uniquement par des considérations de politique de puissance. Ce type de cadre constituait le “réalisme” géopolitique dans sa forme la plus pure…

Ni Allison ni Mearsheimer n’ont prouvé de manière catégorique qu’une guerre contre la Chine était inévitable, pas plus qu’ils n’ont revendiqué l’avoir fait. Mais les éléments historiques qu’ils présentent suffisent en soi à justifier les importantes préoccupations à cet égard. Et comme Allison l’a indiqué, il peut suffire d’une situation de confrontation tendue pour que des incidents militaires relativement mineurs dans le Sud de la Mer de Chine puissent déclencher une escalade, et finissent peut-être même par atteindre le seuil de la guerre nucléaire.

La réédition de l’ouvrage de Mearsheimer a été publiée en 2014, suivie du best-seller national d’Allison en 2017, et la situation malheureuse qu’ils prédisaient devient de plus en plus plausible chaque année, marquée par une augmentation constante de la rhétorique des dirigeants politiques étasuniens, et amplifiée par les médias dominants. Je soupçonne que leurs livres et autres présentations publiques aient pu encourager cette tendance, faisant muter la notion d’une guerre mondiale contre la Chine d’impensable à plausiblement réaliste.

Il se peut que l’importance de ces livres d’Allison et de Mearsheimer ait été grandement amplifiée par la dynamique politique propre à Washington. Au cours des deux dernières décennies, les néoconservateurs se sont emparés d’un contrôle écrasant sur les establishments de politique étrangère des deux partis ainsi que sur tous les groupes de réflexion locaux, et leurs opinions sur ces sujets sont devenues tellement répandues et universelles que le terme même de néoconservateur est tombé dans l’oubli.

Pour exemple de la mainmise des néoconservateurs bipartisans sur la ligne politique, Victoria Nuland est passé sans heur de l’administration Clinton à l’administration Bush, puis à l’administration Obama, en montant constamment en grade à chaque changement. L’électeur étasunien naïf aurait pu être choqué d’apprendre qu’un ancien haut conseiller au vice-président Dick Cheney s’est rapidement retrouvé à formuler la politique étrangère pour le compte du président Barack Obama, y compris en orchestrant le coup d’État de 2014 qui a renversé le gouvernement pro-russe démocratiquement élu en Ukraine, mais nos médias n’ont jamais rapporté ces faits étranges. Et les visées extrêmement agressives de politique étrangères des néoconservateurs se sont étendues à la Chine ainsi qu’à la plupart des autres pays ne vivant pas sous une forte domination étasunienne.

Ni Allison ni Mearsheimer n’étaient des néoconservateurs ; le premier est un traditionaliste pro-néoconservateur et le second est un Réaliste influent, très connu pour son best-seller de 2007 The Israel Lobby, qui s’est fait férocement attaquer et diaboliser par de nombreux néoconservateurs centrés sur Israël. À mesure que ces chercheurs de haut niveau prenaient une influence dominante avec leur argumentaire présentant la haute probabilité d’une guerre contre la Chine, les apparatchiks politiques néoconservateurs ont pu souligner et promouvoir leur analyse, la considérant comme une preuve que ces conclusions dépassaient toutes les frontières idéologiques.

Ainsi, la force politique néoconservatrice a réussi à soutenir une modification tectonique de la ligne politique à l’encontre de la Chine, dont le tranchant a été fourni par les écrits de chercheurs non-néoconservateurs respectés comme Allison et Mearsheimer. Il s’en est suivi que l’idée de guerre probable contre la Chine est devenu un article de foi bipartisane au sein des cercles politiques de Washington.

Apparues au départ vers la fin de l’administration Obama, ces opinions ont été fortement réaffirmées par plusieurs personnalités clés au sein de l’administration Trump, comme John Bolton, conseiller à la sécurité nationale, et Mike Pompeo, secrétaire d’État, et la plus grande partie du Parti républicain a adopté une rhétorique féroce conforme à cette ligne. De fait, j’ai affirmé depuis plusieurs années que l’épidémie mondiale de Covid de 2020 constituait sans doute le retour de flamme d’une attaque de guerre biologique ratée contre la Chine (et l’Iran) par ces personnalités dures de la sécurité nationale, visant à handicaper ce qu’ils considéraient comme notre grand adversaire mondial.

Après que les Démocrates ont repris la Maison-Blanche en 2020, nombreux étaient les observateurs s’attendant à voir s’inverser ces tendances, mais au lieu de cela, elles ont accéléré, et l’on a vu l’administration Biden imposer des sanctions économiques sans précédent contre l’industrie centrale des puces électroniques en Chine, tout en s’engageant dans une vaste opération de propagande guerrière au sujet de Taïwan, alors que les Démocrates et les Républicains commençaient à jouer à qui serait le plus dur à l’encontre de la Chine.

Cependant, d’autres ont considéré cette nouvelle tendance idéologique comme une action empreinte d’une folie colossale. Durant l’année qui précéda sa mort, en 2017, Brzezinski a mis à jour son analyse pour proclamer que l’ère de la dominance étasunienne tenait déjà à sa fin, et qu’il nous fallait reconnaître cette nouvelle réalité.

  • Vers un réalignement mondial
    Alors que l’ère de leur dominance mondiale prend fin, les États-Unis doivent prendre la tête pour réaligner l’architecture de la puissance mondiale.
    Zbigniew Brzezinski • The American Interest • 17 avril 2016 • 2,500 mots

Au lieu de tenir compte de ces préoccupations et d’ajuster leurs politiques, nos élites politiques ont redoublé leur stratégie rudimentaire consistant à essayer de maintenir une impossible hégémonie étasunienne sur le monde, une politique qui promet de se terminer par un désastre national.

L’Australie a été l’une des pierres angulaires de la coalition régionale anti-chinoise des États-Unis, et j’ai expliqué l’an dernier que les énormes préoccupations énoncées par Brzezinski étaient reprises en 2022 par un ancien haut dirigeant australien.

Kevin Rudd a été à deux reprises premier ministre de son pays (2007-2010 et 2013), et a ensuite déménagé aux États-Unis, où il est devenu par la suite président de l’Asia Society, basée à New York, avant d’être nommé il y a quelques semaines ambassadeur d’Australie aux États-Unis. Au mois de mars 2022, il a publié La Guerre Évitable, avec pour sous-titre funeste “Les dangers d’un conflit catastrophique entre les États-Unis et la Chine de Xi Jinping”. Bien que je ne connaisse que peu de choses sur sa carrière, j’ai décidé de lire son livre pour prendre connaissance des idées qu’il développe sur l’évitement de ce conflit mondial en approche.

Rudd semble présenter l’historique idéal pour mener à bien la tâche importante qu’il s’est assignée, puisqu’il a obtenu son diplôme universitaire sur un sujet d’études sur la Chine, et qu’il est totalement bilingue en mandarin, une langue qu’il a commencé à apprendre à l’âge de 18 ans. Comme il l’explique dans son introduction, il a beaucoup vécu et voyagé aussi bien en Chine qu’aux États-Unis, dispose de nombreux amis dans les deux pays, et espère beaucoup que les deux pays puissent éviter ce qu’il considère comme un conflit superflu. J’ai trouvé son ouvrage excellent, et il méritait sans aucun doute les éloges appuyés qu’en a faits Allison en personne, ami personnel de l’auteur, ainsi que Kissinger et d’autres personnalités dominantes du monde militaire et académique étasunien. L’ouvrage a été publié en langue anglaise, et vise de toute évidence en premier chef un lectorat étasunien, et il consacre par conséquent la plupart de son contenu à expliquer les perspectives du point de vue chinois, mais le côté étasunien du conflit fait également l’objet d’une couverture considérable.

Rudd semble parfaitement qualifié pour mener à bien cette analyse. Avant de devenir premier ministre, il a développé une longue carrière de diplomate au service de l’Australie, a fini par monter en grade pour devenir ministre des affaires étrangères, et il a rencontré Xi pour la première fois il y a 35 ans, lorsque les deux hommes étaient des personnalités débutantes ; au fil des années, il a passé un total de dix heures de conversation avec lui à six occasions séparées, dont certaines furent tout à fait informelles. Ajoutons à ceci la multitude d’autres sources personnelles qu’il a acquises au cours des décennies, aussi bien en Chine qu’en Occident, et je doute que l’on puisse trouver beaucoup d’autres personnalités disposant de sa compréhension des objectifs du haut dirigeant chinois. Nous devrions donc prendre cet auteur très au sérieux lorsqu’il décrit, à plusieurs occasions, ces objectifs suivant des termes spectaculaires : “Xi veut s’assurer une place dans l’histoire du parti chinois, au moins égale à celle de Mao et plus grande que celle de Deng.”

Rudd présente les objectifs majeurs développés par Xi dans une suite de dix chapitres, représentant les cercles concentriques de ses objectifs stratégiques, et ceux-ci remplissent la moitié du livre. Xi accorde la plus haute importance au maintien de la puissance politique et de l’unité nationale, suivis par le développement économique, la modernisation de l’appareil militaire, et enfin l’accroissement de l’influence de la Chine sur son voisinage, ainsi que sur la périphérie asiatique, et enfin de compte sur le monde. J’ai trouvé utile l’approche organisationnelle de Rudd, et son analyse m’apparaît des plus plausibles.

De toute évidence, les nations importantes présentent des intérêts en conflits les uns avec les autres, et l’ascension de la puissance chinoise devrait nécessairement produire un déclin de la puissance des États-Unis, mais au cours de tous ces chapitres, je n’ai pas trouvé beaucoup de conflits profondément enracinés ou inhérents à nos deux pays-continents. Il y a quelques semaines, j’avais relu l’influent ouvrage de Zbigniew Brzezinski, paru en 1997, Le Grand Échiquier, mais ses projets ne visaient pas vraiment à menacer les intérêts vitaux de nos principaux concurrents, ni à provoquer une guerre. J’avais eu fortement tendance à me ranger derrière Brzezinski durant son débat de 2005 avec Mearsheimer sur la Chine, et dans la mesure où Rudd a correctement analysé les objectifs et les projets développés par Xi à l’échelle mondiale, j’aurais tendance à les classer dans la même catégorie. Les rivalités internationales qui impliquent même occasionnellement la rivalité ne produisent pas forcément des conflits internationaux, pas plus que la rivalité politique intérieure ne doit nécessairement déboucher sur la guerre civile.

Mes propres opinions étaient proches de celles de Brzezinski et de Rudd, et je considérais que l’hypothèse très répandue d’un conflit militaire probable, voire pratiquement inévitable, entre les États-Unis et une Chine en ascension était totalement fourvoyée, et qu’elle constituait une erreur intellectuelle désastreuse d’une dimension monumentale, qui pouvait facilement pousser au naufrage le monde entier, y compris bien entendu les États-Unis eux-mêmes. Pourtant, étrangement, même dans un cadre géostratégique d’une conception aussi fallacieuse, les décisions prises par nos élites de sécurité nationale au cours de la dernière décennie étaient apparues comme totalement irrationnelles et contre-productives.

Comme je l’ai expliqué l’an dernier :

Lorsque Mearsheimer écrivit son long chapitre de fin en 2014, il avait naturellement envisagé que la Russie constituerait un élément central de la coalition d’équilibrage que les États-Unis allaient édifier contre les Chinois, aux côtés de l’Inde, du Japon, et de puissances plus mineures comme la Corée du Sud et le Vietnam. Tout stratège étasunien rationnel visant à contenir une Chine en pleine ascension aurait adopté une telle approche.

Mais les néoconservateurs aux manettes de la politique étrangères sous l’Administration Obama étaient incroyablement plus arrogants que rationnels, et cette même année, ils ont orchestré un coup d’État anti-russe en Ukraine, suivi par la perte de la Crimée et les combats qui ont survenu dans le Donbass, autant d’éléments qui ont empoisonné nos relations avec la Russie. Peu de temps après, Mearsheimer a prononcé son discours prophétique sur les risques futurs mais imminents d’un conflit entre la Russie et l’OTAN en Ukraine, une présentation qui a été visionnée rien qu’au cours de l’année passée par quelque 29 millions de personnes sur Youtube, soit peut-être davantage de vues que toute autre conférence académique de l’histoire de l’Internet.

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Aussi, lorsqu’Allison a publié son livre en 2017, toute possibilité d’une alliance étasuno-russe contre la Chine s’était évaporée, et la Russie n’apparaissait quasiment plus dans sa discussion. Ces tendances ont continué de s’approfondir, au point que l’an dernier, le livre de Rudd présentait déjà la Chine et la Russie comme des partenaires stratégiques, et évoquait le fait que Xi avait décrit le président russe Vladimir Poutine comme “son meilleur ami” et que les deux pays collaboraient de manière régulière sur toute une gamme de sujets politiques, militaires et économiques. Mais la Russie continuait de constituer un facteur mineur dans l’analyse développée par Rudd, et son rôle n’est discuté que dans quelques pages, et ne fait l’objet que de références éparses dans le reste de l’ouvrage.

L’éclatement de la guerre russo-ukrainienne a tout chamboulé, tout comme la vague sans précédent de sanctions occidentales qui ont suivi contre la Russie, ainsi que la quantité massive d’aides financières et militaires apportées à l’Ukraine, qui totalisent déjà les 120 milliards de dollars, une somme nettement supérieure au total du budget annuel de la défense russe. Au cours de l’année écoulée, l’OTAN, États-Unis en tête, a mené une guerre par procuration contre la Russie aux frontières de ce pays, une guerre au sujet de laquelle de nombreux dirigeants politiques étasuniens ont déclaré qu’elle ne pourrait s’achever que sur la défaite de la Russie et la mort ou le renversement de Poutine. En Europe, la Cour de la Haye a déjà émis un mandat d’arrêt contre le président russe pour de supposés crimes de guerre.

Juste avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, Xi avait tenu sa 39ème rencontre personnelle avec Poutine, et avait déclaré que le partenariat entre la Chine et la Russie “était sans limite.” L’offensive tous azimuts qui s’en est suivie de l’Occident contre la Russie a produit, comme il était inévitable que cela se produise, une étroite alliance entre les deux énormes pays.

La puissance industrielle de la Chine est colossale, et son économie productive réelle est déjà plus importante que le total combiné de celles des États-Unis, de l’Union européenne et du Japon. Mais si l’on ajoute à cela les énormes ressources énergétiques et autres ressources naturelles de sa voisine russe, qui lui est complémentaire, et les deux dépassent probablement la puissance des États-Unis ajoutée à celle de tous ses alliés.

Dans cet article de 2023, je soulignai déjà la taille gigantesque de la vraie économie productive en Chine, un fait important fortement dissimulé au public étasunien par nos médias dominants incroyablement partiaux et propagandistes.

Depuis 1996, Jacques Sapir a occupé le poste de directeur de recherches au sein de l’EHESS, le prestigieux institut français, et j’ai été très impressionné l’an dernier par l’analyse économique qu’il a produite dans un article paru dans American Affairs. Sapir affirme que la meilleure métrique de la véritable puissance économique d’un pays est la vraie taille de son économie productive, un calcul qui exclut les services, qui sont souvent non-comparables et dont il est beaucoup plus facile de manipuler les statistiques. Selon cette métrique, il note que dès 2019, la véritable économie productive de la Chine était déjà trois fois plus importante que celle des États-Unis, et dépassait de fait le total combiné de celles des États-Unis, de l’Union européenne et du Japon.

Cela m’avait amené à produire un simple graphique exposant ces valeurs pour les plus grandes économies mondiales, et j’ai récemment mis à jour ces chiffres pour 2023 pour une bonne vingtaine de ces pays en tête de classement. Toutes mes données sont tirées du CIA World Factbook, qui produit des estimations du PIB 2021 ajustées des PPA pour les divers pays du monde, ainsi que les chiffres les plus récents pour les PIB, les compositions des secteurs économiques, et les populations nationales. Comme certaines de ces estimations ont été produises sur des années légèrement différentes, j’ai réalisé des moyennes de ces valeurs pour souligner que ces valeurs ne constituent guère plus que des approximations.

 

PIB 2023 PIB 2023 ($Millions) REVENU PAR HABITANT
PAYS Nominal PPA Total PPA ProductiF Nominal PPA PPA ProductiF
ChinE 17,795,000 31,227,000 15,114,000 12,600 22,100 10,700
UE 18,349,000 25,399,000 6,782,000 40,800 56,500 15,100
USA 27,361,000 24,662,000 4,932,000 80,000 72,100 14,400
INDE 3,550,000 13,104,000 5,032,000 2,500 9,300 3,600
JapOn 4,213,000 5,761,000 1,797,000 34,200 46,800 14,600
ALLEMAGNE 4,456,000 5,230,000 1,642,000 53,000 62,200 19,500
RussiE 2,021,000 5,816,000 2,158,000 14,400 41,300 15,300
IndonesiE 1,371,000 3,906,000 2,137,000 4,900 13,900 7,600
BRESIL 2,174,000 4,016,000 1,096,000 9,900 18,300 5,000
France 3,031,000 3,764,000 798,000 44,300 55,000 11,700
ROYAUME-UNI 3,340,000 3,700,000 773,000 48,800 54,000 11,300
MexiQUE 1,789,000 2,873,000 1,020,000 13,700 22,000 7,800
ItalIE 2,255,000 3,097,000 805,000 37,000 50,800 13,200
TURQUIE 1,108,000 2,936,000 1,148,000 13,200 34,900 13,600
COREE DU SUD 1,713,000 2,615,000 1,085,000 32,900 50,200 20,800
ESPAGNE 1,581,000 2,242,000 578,000 33,400 47,400 12,200
ARABIE SAOUDITE 1,068,000 1,831,000 857,000 29,200 50,100 23,400
Canada 2,140,000 2,238,000 667,000 55,200 57,700 17,200
Iran 402,000 1,440,000 647,000 4,500 16,300 7,300
AustraliE 1,724,000 1,584,000 458,000 64,400 59,200 17,100
THAILANDE 515,000 1,516,000 673,000 7,400 21,700 9,600
EGYPTE 396,000 1,912,000 880,000 3,600 17,200 7,900
Taiwan 611,000 1,143,000 432,000 25,900 48,400 18,300
POLOGNE 811,000 1,616,000 688,000 20,900 41,700 17,800
Nigeria 363,000 1,275,000 556,000 1,500 5,400 2,300
Pakistan 338,000 1,347,000 586,000 1,300 5,300 2,300

L’an dernier, lorsque j’ai produit la version précédente de ce graphique, les dernières statistiques internationales disponibles avaient été établies pour l’année 2021, et à les en croire, la vraie économie productive de la Chine était déjà supérieure d’environ 3% au total combiné des États-Unis, de l’Union européenne et du Japon.

Quiconque parcourt occasionnellement les gros titres quotidiens du New York Times ou du Wall Street Journal doit certainement être convaincu de problèmes économiques très graves en Chine au cours des dernières années, en contraste frappant avec une économie étasunienne en plein essor, qui semble désormais avoir réussi à éviter la menace d’une récession imminente. L’Étasunien naïf a ainsi naturellement pu supposer que la balance économique entre la Chine et notre bloc occidental aurait récemment basculé en notre faveur.

Mais les faits sont totalement différents. Selon les dernières statistiques économiques disponibles pour 2023, la vraie économie productive de la Chine dépasse désormais le total combiné des États-Unis, de l’Union européenne, et du Japon de presque 12 %, et elle continue de croître nettement plus rapidement que ces dernières.

En 2021, la vraie économie productive de la Russie était d’ores et déjà substantiellement plus importante que celle de l’Allemagne, et approchait celle du Japon. Mais non sans ironie, deux années de sanctions occidentales sans précédent ont produit un tel essor économique que la vraie économie productive de la Russie a connu une croissance de plus de 42 %, et qu’elle permet désormais à la principale cible de notre colère de se classer comme cinquième puissance économique au monde, devançant de loin le Japon.

Quoique Allison ait joué un rôle central dans le changement des élites politiques étasuniennes vers une acceptation de la probabilité d’une guerre à venir contre la Chine, il reconnaît à présent l’importance colossale de ces nouveaux développements. Au mois de mars 2023, il a écrit dans les pages de Foreign Policy pour souligner que la formation d’une puissante alliance entre la Russie et la Chine avait complètement modifié le paysage politique sur lequel il avait compté dans son best-seller de 2017. Ses paragraphes de conclusion résument les conséquences désastreuses de la bévue stratégique commise par les États-Unis et cite les avertissements de Brzezinski.

Une proposition élémentaire d’international relations 101 énonce : “L’ennemi de mon ennemi est mon ami.” En lançant des confrontations simultanées contre la Chine et la Russie, les États-Unis ont contribué à créer ce que l’ancien conseiller en sécurité nationale Zbigniew Brzezinski désignait sous le terme d’“alliance des contrariés.” Cela a permis à Xi de retourner la “diplomatie trilatérale” des années 1970 qui avait agrandi les écarts existants entre le principal ennemi des États-Unis, l’Union soviétique, et qui avait contribué de manière significative à la victoire des États-Unis à l’issue de la Guerre Froide. De nos jours, la Chine et la Russie sont, cela les propres mots de Xi, plus proches que des alliées.

Comme Xi et Poutine ne sont pas simplement les présidents actuels de leurs deux nations, mais des dirigeants dont les mandats n’ont de fait pas de date d’expiration, il va falloir que les États-Unis comprennent qu’ils se confrontent à l’alliance non déclarée la plus importante au monde.

 

Plus tard en cette même année 2023, l’éclatement du conflit entre Israël et Gaza a provoqué une nouvelle dégradation énorme de notre position géopolitique.

Au cours des dix derniers mois, le monde entier a été témoin de la conquête honteuse et humiliante et de la subjugation du système politique étasunien et de la plus grande partie de nos élites universitaires par le lobby israélien. Il s’en est suivi que notre pays s’est étroitement lié au destin de cet État, terroriste international et génocidaire, qui s’est transformé en paria mondial tout en continuant désespérément de nous impliquer dans une guerre superflue contre l’Iran, supposant qu’il faille sacrifier des vies et des ressources étasuniennes pour détruire l’adversaire régional le plus formidable d’Israël. Ces événements ont infligé des dégâts colossaux au prestige international des États-Unis et à leur crédibilité, tout en soudant solidement l’Iran au bloc sino-russe.

En 1997, Le Grand Échiquier avait prophétisé de manière très exacte ce type de scénario, et Brzezinski avait émis un avertissement : un tel scénario pouvait déboucher sur l’effondrement de notre statut de puissance mondiale. Pourtant, le célèbre géo-stratège avait considéré comme très improbable l’idée qu’un régime étasunien pût se montrer assez idiot et incompétent pour unifier l’ensemble de ces nations majeures d’Eurasie contre nous.

Enfin, certaines contingences possibles, impliquant les alignements politiques à venir, méritent également qu’on les prenne en compte… les États-Unis peuvent avoir besoin de déterminer comment traiter des coalitions régionales visant à faire partir les États-Unis d’Eurasie, ce qui menacerait dans le même temps le statut des États-Unis comme puissance mondiale… Potentiellement, le scénario le plus dangereux résiderait dans une grande coalition constituée par la Chine, la Russie et peut-être l’Iran, une coalition “anti-hégémonique” unifiée non pas par l’idéologie, mais par des doléances complémentaires… Éviter cette possibilité, pour lointaine qu’elle puisse paraître, exigerait un étalage simultané de capacités géostratégiques étasuniennes sur les périmètres européens, orientaux, et septentrionaux de l’Eurasie.

Pourtant, une coalition voyant s’allier la Russie avec la Chine et également l’Iran ne peut se développer que si les États-Unis se montrent imprévoyants au point de se confronter en même temps à la Chine et à l’Iran.

Traduit par José Martí, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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