Pourquoi l’URSS n’a pas «gagné» la Seconde Guerre mondiale
Par Michael Jabara Carley – Le 19 mars 2016 – Strategic Culture.
Le titre de cet article est intentionnellement ironique parce que, bien sûr, l’Armée rouge a joué le principal rôle dans la destruction de l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais vous ne le sauriez pas si vous vous contentiez de lire la presse grand public, de regarder la télévision ou d’aller au cinéma en Occident, où la part soviétique dans la guerre a presque entièrement disparu.
Si pour l’Occident l’Armée rouge est largement absente de la Seconde Guerre mondiale, en revanche la responsabilité soviétique dans le déclenchement de celle-ci est omniprésente. La presse et les politiciens occidentaux ont tendance à considérer l’invasion nazie de l’URSS en juin 1941 comme un juste retour de bâton pour le pacte de non-agression nazi-soviétique de 1939. Comme le premier ministre britannique Winston Churchill l’a dit, l’URSS «a créé son propre destin quand, à cause du pacte avec Ribbentrop, ils ont laissé faire Hitler contre la Pologne et ainsi déclenché la guerre… » L’opération Barbarossa, l’invasion de l’URSS par les nazis, c’était la faute de Staline et une expiation de ses erreurs, de façon à ce que la résistance soviétique ne puisse être vue autrement que comme une pénitence.
Alors que la France et la Grande-Bretagne ont cherché à apaiser l’Allemagne nazie, comme l’a récemment affirmé un commentateur médiatique, l’URSS, elle, a collaboré avec Hitler. Vous voyez donc comment fonctionne la propagande occidentale, et rien n’est trop subtil pour elle. Relevez seulement les mots clés et lisez entre les lignes. La France et l’Angleterre sont les innocents perdus dans les bois qui ont naïvement apaisé Hitler dans l’espoir de préserver la paix en Europe. Par contre, Staline le dictateur a collaboré avec Hitler le dictateur pour pousser à la guerre et non pour encourager la paix. Staline n’a pas seulement collaboré avec Hitler, mais l’URSS et l’Allemagne nazie étaient alliées pour redessiner l’Europe. L’URSS était le loup et l’Occident l’agneau. Mais ces métaphores ne viennent pas seulement du monde anglo-saxon ; France 2 promeut la même narrative dans sa série de grande écoute Apocalypse (2010) et Apocalypse Staline (2015). La Seconde Guerre mondiale a démarré à cause du pacte de non-agression, cet accord pourri qui a marqué le début de la courte alliance de deux États totalitaires. Hitler et Staline avait un pied dans le même sabot.
Les journalistes médiatiques aiment souligner la duplicité de Staline en pointant du doigt les négociations ratées de l’été 1939 entre les Anglais, les Français et les Soviétiques pour créer une alliance antinazie. Pas étonnant qu’elles aient échoué. Comment les naïfs anglais et français, des agneaux, pensaient-ils pouvoir trouver un accord avec Staline, le loup ? Même certains historiens professionnels adoptent parfois cette ligne historique : les négociations ont échoué à cause de l’intransigeance et de la duplicité soviétiques.
C’est vraiment la poutre qui dénonce la paille dans l’œil du voisin. Et en fait de poutre et de paille, c’est encore une tactique habituelle de la propagande occidentale de noircir l’URSS et, par extension, de noircir la Russie et son président, Vladimir Poutine. Il n’y a qu’un problème avec cette vision occidentale : les journalistes, les politiciens ou les historiens occidentaux qui veulent incriminer Staline pour avoir lancé la Seconde Guerre mondiale, se heurtent à un obstacle de taille sur leur route, les faits. Ce n’est pas que les faits aient jamais gêné les habiles propagandistes mais plutôt, peut être, que le citoyen moyen occidental peut s’intéresser à eux.
Considérons donc quelques faits que l’Occident préfère oublier. Ce fut l’URSS qui, la première, tira la sonnette d’alarme, en 1933, à propos de la menace nazie contre la paix en Europe. Maksim M. Litvinov, le commissaire aux Affaires étrangères, devint le principal porte parole soviétique partisan d’une politique de sécurité collective en Europe.
Il avertit sans arrêt du danger. L’Allemagne nazie est un chien enragé, dit-il en 1934, «en qui l’on ne peut faire confiance et avec qui aucun accord ne peut être passé et dont l’ambition ne peut être contenue que par une chaine de voisins déterminés». Cela sonne juste, n’est-ce pas ? Litvinov fut le premier homme d’État à concevoir une alliance contre l’Allemagne nazie, sur la base de la coalition, durant la Première Guerre mondiale, contre l’Allemagne wilhelminienne [nom donné à la période correspondant au règne de l’empereur Guillaume (Wilhelm) II, soit de 1888 à son abdication en novembre 1918, NdT]. Les potentiels alliés soviétiques, la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis, la Roumanie, la Yougoslavie et même l’Italie fasciste, ont tous laissé tomber au milieu des années 1930. Même la Pologne, comme l’espérait Litvinov, aurait pu être attirée par ce concept de sécurité collective. A la différence des autres pays, la Pologne n’a jamais montré le moindre intérêt pour la proposition de Litvinov et a cherché à saper cette idée jusqu’au début de la guerre.
Litvinov me rappelle le ministre russe des Affaires étrangères Sergei Lavrov, pendant ses négociations sans merci avec l’Occident russophobe. Pendant l’entre deux guerres, la russophobie était mélangée à la soviétophobie. C’était une collision entre deux mondes, entre l’Occident et l’URSS, la guerre sourde, comme l’appelait Litvinov. Quand les choses tournèrent mal, il semble que Litvinov chercha consolation dans la mythologie grecque et le mythe de Sisyphe, ce roi grec condamné par Zeus à pousser éternellement un gros rocher sur le flanc d’une montagne, uniquement pour le voir retomber à chaque fois. Comme Sisyphe, Litvinov fut condamné à des efforts sans résultats et à une frustration sans fin. Comme Lavrov, me semble-t-il. Le philosophe français, Albert Camus, a imaginé que Sisyphe puisse être heureux dans son combat, mais c’est un existentialiste et Camus n’a jamais eu affaire à ce satané rocher. Litvinov oui, et il n’a jamais pu atteindre le sommet non plus.
Mon avis est que c’était l’Occident, surtout les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, eh oui, toujours les mêmes, qui n’ont pas tenu compte des avertissements répétés de Litvinov et ont contrecarré ses efforts pour mettre sur pied une grande alliance contre l’Allemagne nazie.
Dominés par une élite conservatrice, souvent attirée par le fascisme, les gouvernements français et britannique ont cherché les moyens de s’entendre avec l’Allemagne nazie plutôt que de préparer leur défense contre elle. Bien sûr, il y avait les corbeaux blanc 1, comme les appelait un diplomate soviétique, qui reconnaissaient la menace nazie contre la paix européenne et désiraient coopérer avec les Soviétiques, mais ils n’étaient qu’une minorité sans pouvoir. Les médias ne vous parleront pas beaucoup de la grande sympathie pour le fascisme chez les élites conservatrices européennes. C’est comme un honteux secret de la famille vivant dans la belle maison en haut de la colline.
La Pologne a aussi joué un sale jeu dans les années 1930, même si les médias ne vous diront rien à ce sujet non plus. Le gouvernement polonais a signé un pacte de non-agression avec l’Allemagne en 1934 et, pendant les années suivantes, il a saboté les efforts de Litvinov pour construire son alliance antinazie. En 1938, la Pologne s’est rangée du côté allemand contre la Tchécoslovaquie et a participé au démembrement de ce pays, sanctionné par les accords de Munich en 1938. C’est un jour que l’Occident préférerait oublier. La Pologne était alors une collaboratrice nazie et un pays agresseur jusqu’à ce qu’elle devienne victime de l’agression de 1939.
Début 1939, cela faisait déjà plus de cinq ans que Litvinov roulait son rocher (son projet de sécurité collective). Staline, qui n’était pas Albert Camus, et peu content de se voir sans cesse snobé par l’Occident, donna une dernière chance à Litvinov d’obtenir une alliance avec la France et la Grande-Bretagne. C’était en avril 1939. Les lâches français, pourris par les sympathies fascistes, oublièrent comment identifier et protéger leur intérêt national pendant que les Anglais évitèrent Litvinov en ricanant dans son dos.
Le rocher de Sisyphe/Litvinov retomba une dernière fois au pied de la montagne. Staline en eut assez, vira Litvinov et embaucha le bien plus dur Vyacheslav M. Molotov.
Pourtant, pendant quelques mois, Molotov essaya aussi de pousser le rocher jusqu’en haut de la montagne, mais il retomba là encore. En mai 1939, Molotov offrit même son aide à la Pologne, qui la refusa immédiatement. Les Polonais avaient-ils perdu le nord ? L’avaient-il même jamais trouvé ? Quand les délégations anglaise et française arrivèrent à Moscou, en août 1939, pour discuter d’une alliance antinazie, vous pourriez penser qu’elles étaient enfin sérieuses et décidées à abattre du boulot car la guerre risquait d’éclater bientôt. Mais non, même pas : les instructions britanniques étaient d’y aller très doucement. C’est ce que firent les délégations. Elles mirent cinq jours à arriver en Russie dans un vieux bateau de commerce ne dépassant les 13 nœuds (20 km/h). Le chef de la délégation britannique n’avait pas de procuration pour conclure d’accord avec les partenaires soviétiques. Pour Staline cela dut être la goutte d’eau de trop. Le pacte de non-agression nazi-soviétique fut signé le 23 août 1939. C’est l’échec des négociations avec les Anglais et les Français qui entraînèrent la signature du pacte de non-agression et non le contraire.
La stratégie soviétique motivée par l’urgence ne fut pas une bonne idée face au danger, mais elle est loin de la narrative médiatique expliquant les origines de la Seconde Guerre mondiale. La perfide Albion a agi, une fois de plus, de manière hypocrite jusqu’à la fin. Pendant l’été 1939, des membres du gouvernement britannique négociaient encore un accord avec leurs homologues allemands, comme si personne à Moscou n’allait le remarquer. Et ce n’est pas tout. Le Premier ministre anglais, Neville Chamberlain, se vanta en privé auprès de l’une de ses sœurs, de la manière dont il avait bien eu Moscou en se jouant de l’insistance soviétique pour une authentique alliance militaire contre l’Allemagne nazie. Alors, qui a trahi l’autre ?
Les historiens peuvent débattre pour savoir si Staline a pris la bonne décision en signant le pacte de non-agression. Mais avec des partenaires potentiels comme la France et la Grande-Bretagne, on peut comprendre pourquoi la stratégie du sauve-qui-peut a pu apparaître comme la seule option raisonnable en août 1939. Cela nous ramène à l’histoire de la poutre et la paille. L’Occident a projeté ses propres erreurs dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale sur Staline et l’Union soviétique.
Michael Jabara Carley
Traduit par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone.
- Note de l’auteur: Surnom donné par l’ambassadeur soviétique à Paris aux oiseaux rares (politiciens de droite) qui ont appuyé le rapprochement avec l’URSS. ↩
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