Par M K Bhadrakumar – Le 16 mars 2015 – Source mkbhadrakumar
La décision de la Grande-Bretagne de demander son admission au sein de la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures [AIIB] en tant que membre fondateur a apparemment pris Washington par surprise.
Le porte-parole du département d’État a admis qu’il n’y avait eu «pratiquement aucune consultation avec les Etats-Unis» et que c’était «une décision souveraine prise par le Royaume-Uni». Dans les semaines à venir, il va devenir aussi plus difficile pour les États-Unis de se réconcilier avec l’Australie, qui suit les traces de la Grande-Bretagne, depuis que le président Barack Obama est intervenu personnellement auprès du Premier ministre Tony Abbott en octobre dernier pour le dissuader de faire une telle chose. La Corée du Sud et la France sont aussi susceptibles d’adhérer à l’AIIB (Guardian).
La Grande-Bretagne soutient que cette décision a été prise dans l’intérêt national et que les considérations sous-jacentes sont purement économiques. Mais, il est certain que la Grande-Bretagne ne peut pas ne pas être consciente que l’AIIB est un coup de poignard dans le cœur du système de Bretton Woods. Pire encore, la Chine vise pratiquement à entrer dans le système de Bretton Woods comme la déité qui le présidera. Comme l’a indiqué un commentaire de Xinhua,
«Sur la voie de devenir la deuxième plus grande économie au monde, la Chine défend et travaille à la révision de l’actuel système mondial… La Chine n’a pas l’intention de renverser la table, mais plutôt d’essayer d’aider à construire une table de jeu mondiale plus diversifiée… La Chine souhaite voir sa monnaie incluse dans le panier du FMI proportionnellement au poids actuel du yuan dans le commerce international des biens et des services. La Chine se félicite de la coopération de chaque partie du monde pour parvenir à une prospérité partagée basée sur l’intérêt commun, mais elle ira de l’avant de toute façon si elle croit qu’elle est dans le vrai.»
Les pays européens comprennent que l’AIIB est un élément fondamental de la stratégie de la Route de la soie chinoise (connue comme «initiatives ceinture et route»). L’ancien Premier ministre français Dominique de Villepin a récemment écrit dans le quotidien économique français Les Échos que la Route de la soie chinoise offrait à la France et aux autres pays européens des opportunités de tirer parti d’accords lucratifs dans le secteur des transports et des services urbains. «C’est une tâche qui doit mobiliser l’Union européenne et ses États membres, mais également les autorités locales, les chambres de commerce et les entreprises, sans oublier les universités et les think tanks», a suggéré De Villepin.
Les esprits européens échouent-ils à comprendre la géopolitique? Ils comprennent parfaitement, bien sûr. Pour citer Villepin, en termes diplomatiques, la Route de la soie est «une vision politique qui ouvre la voie aux pays européens pour renouer le dialogue avec des partenaires du continent asiatique. Cela peut permettre aussi de trouver des cadres de discussion et de projets plus souples entre l’Europe et la Russie, notamment pour trouver [les fonds] nécessaires à la stabilisation de l’Ukraine. Ce fil entre l’Est et l’Ouest reste à saisir.»
La Russie aussi a saisi l’importance stratégique de la Route de la soie chinoise. Moscou aurait élaboré une stratégie sur dix ans pour que l’Organisation de coopération de Shanghai soit prise en compte lors du prochain sommet de l’organisation en juillet à Ufa, qui, selon l’actuel secrétaire général de l’OCS (un diplomate russe, d’ailleurs), «sera la proclamation d’une plus profonde et plus large participation de l’OCS dans les affaires mondiales», combinant les stratégies économiques nationales des pays membres de l’OCS avec le projet de Route de la soie de la Chine.
Certainement, les alliés européens des États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne trouvent leurs propres voies vers la Chine (et la Russie). Le volume du commerce de la Grande-Bretagne avec la Chine a atteint 70 milliards de dollars et les investissements chinois au cours de ces trois dernières années ont dépassé le montant total investi jusqu’alors.
Comme De Villepin l’a exprimé éloquemment dans son article, hantés par la volatilité des marchés financiers et par les difficultés économiques, et mis au défi par les menaces sur sa sécurité, la France et ses partenaires européens doivent rejoindre les efforts de la Chine pour reconstruire la Route de la Soie. De Villepin a reconnu que la stratégie chinoise de la Route de la soie est conçue pour répondre aux intérêts de la Chine car elle offre «un cadre souple pour répondre aux défis majeurs du pays», incluant l’internationalisation de son économie en Asie et le renforcement du rôle de sa monnaie dans les échanges mondiaux, et, à l’échelle nationale, le rééquilibrage du développement au profit des provinces de l’intérieur et de la consommation des ménages.
Néanmoins, l’Europe ne le voit pas comme un jeu à somme nulle, parce que la nouvelle approche du développement économique et de l’augmentation diplomatique comblerait le vide entre l’Asie et l’Europe en créant un lien entre les nations sur les plans des infrastructures, de la finance et de l’industrie des communications. «C’est une vision économique qui transpose la planification à la chinoise à la coopération économique internationale. Dans un monde financier volatile et instable, il est urgent de prendre en main les projets à long terme, à travers de nouveaux outils multilatéraux», a écrit De Villepin.
L’Allemagne voit les choses de la même manière que la Grande-Bretagne et la France. La chancelière Angela Merkel a dit hier [15 mars 2015, NdT], lors de l’inauguration de la foire de Hanovre, que l’économie allemande voit la Chine non seulement comme le partenaire commercial le plus important en dehors de l’Europe, mais aussi comme un partenaire dans le développement de technologies complexes. La Chine est le pays partenaire officiel du CeBIT 2015. Merkel a félicité l’entrée des sociétés chinoises dans le CeBIT 2015, affirmant qu’elles incarnent l’innovation et que le rôle de la Chine comme pays partenaire de la foire est un élément essentiel de la coopération entre la Chine et l’Allemagne pour l’innovation.
L’administration Obama rate le coche. Comment est-il possible que cela arrive à un président intelligent – qui s’enlise dans une guerre sans fin en Mésopotamie et poursuit en Eurasie des objectifs qui n’ont aucun impact direct sur les intérêts états-uniens vitaux – tandis qu’une reconfiguration capitale de la dramaturgie en Asie se déroule juste sous son nez?
Beijing a coupé l’herbe sous les pieds de la stratégie US du pivot pour contenir la Chine – pas seulement en termes intellectuels mais aussi en termes politiques et diplomatiques. Beijing projette de dévoiler son plan de mise en œuvre des initiatives Ceinture et route [de la Soie, NdT] sous peu, lors du Forum Boao qui doit se dérouler plus tard dans ce mois. Des sources à Beijing ont dit à Xinhua que «des centaines» de projets d’infrastructure sont en train d’être recensés.
Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone