Réévaluer les raisons de l’échec du coup d’État en Turquie


andrew-korybkoPar Andrew Korybko – Le 21 octobre 2016 – Source Oriental Review

Voilà un peu plus de trois mois que certains membres dévoyés de l’armée turque ont échoué à renverser le président Erdogan dans leur tentative spectaculaire de coup d’État en juillet dernier. Depuis lors, la décantation de l’événement a permis à de nombreux analystes d’évaluer plus calmement ce qui s’est produit pendant cette période dramatique et enquêter en détail sur ses origines.

Reassessing The Reasons For The Failed Turkish Coup AttemptCette révision cherche à réévaluer les motivations de la tentative de changement de régime et à faire valoir l’idée que les États-Unis ont exploité les importantes divergences préexistantes au sein de l’élite militaire – et de la société turque – pour fomenter le coup d’État avec la finalité d’arriver à un résultat géostratégique à somme nulle dans le conflit avec la Russie.

 

Reconceptualiser la situation socio-politique

Une illusion, entretenue de longue date, voulait que la Turquie soit une démocratie libérale sur le modèle occidental – avant la tentative de coup d’État, et la répression qui a suivi –, mais cette présomption ne rend pas fidèlement compte des processus de transformation qui se sont produits depuis que Erdogan est arrivé au pouvoir en 2003. Les observateurs extérieurs, qui ne suivent pas de près la politique intérieure turque, pourraient naïvement avoir supposé que la forme existante de la gouvernance en Turquie serait immuable en raison de son adhésion à l’OTAN, de ses aspirations pour adhérer à l’UE, et de son partenariat avec les États-Unis, mais aucune de ces trois conditions n’est un préalable nécessaire à une démocratie libérale durable. Le cours des treize dernières années en Turquie a vu le pays glisser d’une démocratie libérale de style occidental séculaire vers une «démocratie nationale» islamiste, l’ancien système demeurant comme une coquille vide afin de dissimuler, à grand peine, le noyau du nouveau.

La seule autre Démocratie islamique célèbre est en Iran, bien que l’on soit officiellement en présence d’une république relativement plus ouverte que la Turquie. Erdogan est connu comme admirateur de l’idéologie des Frères musulmans, il est donc probable que les caractéristiques relativement plus centralisées de son modèle d’évolution soient dues à l’influence de cette organisation. Le président turc a officiellement accueilli le groupe après son expulsion du Qatar en 2014. Avant cela, son Tour de la victoire en 2011, lors des Printemps arabes en Égypte, en Libye et en Tunisie, a montré qu’il a longtemps désiré prendre la tête du groupe de pays où il s’attendait à voir les Frères musulmans usurper le pouvoir, après leurs opérations réussies de changement de régime. Dans le cadre de sa mission islamiste, Erdogan veut changer la constitution laïque que le fondateur des temps modernes, Kemal Mustafa Atatürk, avait mise en œuvre en Turquie [au début du XXe siècle, NdT], dont les critiques craignent que cela n’entraîne l’imposition d’un état de style salafiste à tous les Turcs, qui subiraient ensuite une pression pour accepter un système socio-politique religieux par divers moyens de coercition.

En toute justice, cependant, l’État laïque du XXsiècle en Turquie est une anomalie historique pour son peuple, considérant qu’il avait vécu pendant des siècles sous le califat, mais les réformes d’Atatürk ont ​​été un tel succès que la laïcité est devenue un élément déterminant de l’identité nationale de la Turquie pour symboliser sa modernisation rapide en termes socio-politiques. La Turquie a maintenu ce système jusqu’après la guerre froide, quand la société rurale a commencé progressivement à s’islamiser à la grande consternation des citadins laïques. Le résultat final de ce processus est que la majorité du pays en est venue à embrasser l’expression extérieure de la religion, en particulier sous la forme socio-politique, et c’est la raison pour laquelle l’AKP, parti de Erdogan, est arrivé au pouvoir, en premier lieu en 2003. Erdogan a représenté la politisation formelle de cette tendance, mais il savait qu’il devait procéder progressivement avec sa vision afin de ne pas effrayer les membres restants de la société laïque, les partenaires internationaux occidentaux de son pays, et les militaires.

Les guerres de l’État profond.

Mais dans le même temps, Erdogan n’a pas caché ses intentions d’islamisation, ce qui a stimulé une réaction prévisible de certains membres de l’État profond : l’armée, les services de renseignement et les bureaucraties diplomatiques. L’armée a une longue tradition de coups d’État, en particulier ceux qui sont censés préserver la laïcité constitutionnelle du pays, ce qui explique pourquoi Erdogan n’a pas avancé aussi vite qu’il le voulait avec ses plans et a plutôt passé les treize dernières années à démanteler minutieusement l’infrastructure de cet État profond. La série de scandales domestiques, pendant cette période, était symptomatique de la férocité atteinte par la  guerre contre l’État profond, étant donné que ces sortes de conflits ne sont jamais destinés à se répandre dans le domaine public, sauf nécessité absolue.

erdoganandlocaladministratorsLa raison pour laquelle de tels scandales se sont produits vient du fait que Erdogan a non seulement été confronté à l’État profond formel, mais aussi à l’informel représenté par des acteurs non étatiques tels que les Gulenistes [disciples de Gülen exilé aux US, NdT] qui sont idéologiquement opposés à sa règle. Parfois, ces personnes et leurs sympathisants s’infiltraient dans les institutions de l’État profond, mais d’autres fois ils s’intégraient dans les médias et les milieux universitaires. La quête d’Erdogan pour débarrasser le pays de la formidable opposition voulant changer le régime, à dicté sa conduite durant tout son temps au pouvoir jusqu’à ce jour. Car malgré le goût du pouvoir et l’action radicale de transformation menée par Erdogan et son Parti AKP, il ne faut pas perdre de vue le fait gênant qu’il s’agit toujours d’un gouvernement démocratiquement élu, et légitime, qui représente les désirs électoraux de la majorité turque.

Même ainsi, les politiques d’Erdogan étaient vraiment polarisantes, et il en est venu à symboliser ce que l’opposition considérait comme une menace existentielle pour la République turque. Le nœud du problème est que le Parti Islamiste AKP se dresse contre la laïcisation inscrite dans la Constitution turque, ce qui le met ainsi devant une contradiction incommensurable avec tous les laïcs, certains des militaires, et les Gulenistes qui ont conspiré en exploitant ces tensions socio-politiques préexistantes pour leur propre but de changement de régime. C’était le climat intérieur de la Turquie à la veille de la tentative de coup d’État, mais rien ne serait arrivé s’il n’y avait pas eu la mèche géopolitique que Erdogan a lui-même involontairement allumée et qui a incité les États-Unis à encourager les comploteurs à faire un geste décisif contre son gouvernement.

Politiques des grandes puissances

Aucune des politiques d’islamisation et de centralisation d’Erdogan n’aurait eu d’importance pour l’Ouest, l’OTAN et les États-Unis sur un plan stratégique de haut niveau aussi longtemps que la Turquie continuait de soutenir leur politique au Moyen-Orient. En fait, on peut même défendre l’idée qu’une Turquie islamiste est bénéfique pour les États-Unis si l’on comprend le Printemps arabe comme le vaste théâtre d’une révolution de couleur salafiste où l’hégémon turc dirigeraitpar derrière, dans le style Lead From Behind – une constellation de gouvernements des Frères musulmans. Cela n’a pas marché comme prévu parce que le peuple syrien, historiquement laïc, a bravement refusé de tomber pour ce complot de changement de régime concocté à l’étranger et s’est fermement rassemblé derrière son gouvernement, bien que les États-Unis et la Turquie n’aient évidemment pas pris leur refus pour une réponse et ont donc commencé la guerre en Syrie, guerre qui continue à ce jour.

Mais la nature de ce conflit a changé parce que la Turquie a rétabli rapidement des relations avec la Russie qui s’étaient tendues après l’attentat contre le jet russe en Syrie, ce qui a magistralement changé la donne dans les calculs des États-Unis au Moyen-Orient. L’initiative de Erdogan ne se produit pas sans motif, mais plutôt en réponse à la divergence stratégique américano-turque qui s’est finalement élargie au cours de la guerre en Syrie, en particulier en ce qui concerne les Kurdes. La Turquie a mené une guerre de longue durée contre le PKK kurde depuis les années 1970, avec seulement une brève interruption au cours des deux dernières années, mais le conflit a été relancé en raison de deux facteurs déterminants. Le premier est que les Kurdes turcs ont été encouragés par les gains anti-Daesh de leurs frères syriens et irakiens et par la sympathie et le soutien international qui a suivi. Le second facteur est que Erdogan a décidé de brutaliser un peu les Kurdes, comme tactique électorale avant le second tour de scrutin afin d’attirer le vote nationaliste du MHP – ça a marché.

Pendant tout ce temps et même avant, les États-Unis fournissaient aux Kurdes syriens et irakiens des armes, de la formation, des fournitures variées, des appuis aériens et l’aide de forces spéciales. Ce qui était prévisible a suivi, un dilemme de sécurité classique entre les États-Unis et la Turquie. Ankara croit vraiment que les États-Unis ont pour but non seulement de vaincre Daesh, mais également des arrière-pensées pour aider les Kurdes à concevoir un sous-État transnational, le Kurdistan, à cheval sur la Syrie et l’Irak. Cette organisation politique prospective permettrait aux États-Unis de faire puissamment pression sur la Turquie. Ankara considère la milice kurde syrienne YPG comme un groupe terroriste inséparable du PKK, de sorte que la Turquie identifie naturellement la création de cette entité [le Kurdistan] comme un État terroriste le long de sa frontière sud et perd ainsi sa confiance aveugle d’antan envers les États-Unis. Le Kurdistan est une menace existentielle pour la République turque, mais il met également en danger les grands desseins stratégiques de la Syrie, de la Russie et de l’Iran, qui reconnaissent tranquillement que cet état pro-américain ne serait rien moins qu’un «deuxième Israël géopolitique au cœur du Moyen-Orient». C’est la convergence des évaluations, de la part de la Turquie et de la Russie, sur la menace posée par le Kurdistan, qui a stimulé la réinitialisation politique ultra-rapide entre les deux parties.

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Aux grands maux les grands remèdes

Le rapprochement russo-turc change fondamentalement la donne pour saper la stratégie des États-Unis au Moyen-Orient en raison du potentiel qu’il offre de se transformer en une plate-forme de coordination quadrilatérale entre la Russie, la Turquie, l’Iran et la Syrie. De plus, la restauration de relations russo-turques positives permet de renforcer le lien irano-turc, compte tenu de l’intérêt commun de Moscou et de Téhéran dans la lutte contre le terrorisme en Syrie. L’alliance des grandes puissances russe, iranienne et turque est désignée par l’auteur comme la Tripartite. Une série antérieure d’articles pour Katehon a exploré le large potentiel géopolitique de ce nouveau regroupement de puissance pour inverser la déstabilisation que les USA ont causée à travers les «Balkans eurasiens». En outre, il ne faut pas oublier que chaque membre de la Tripartite a sa propre relation avec la Nouvelle Route de la soie chinoise, donc on peut s’attendre à voir Pékin utiliser cette nouvelle période de pragmatisme multilatérale entre grandes puissances à son avantage pour changer le monde en cherchant à avancer ses projets transnationaux multipolaires de connexion des infrastructures, ce qui est collectivement qualifié de vision Une Ceinture, Une Route – One Belt One Road (OBOR).

Tout cela est un cauchemar pour les stratèges américains. C’est la raison pour laquelle ils se sont sentis immédiatement contraints d’agir contre le catalyseur de ce profond scénario prévisible en stoppant Erdogan dans son élan avant qu’il ne puisse diriger la Turquie plus loin sur la voie de la multipolarité. Les agences de renseignement américaines, par la nature même du travail qu’elles sont chargées d’effectuer, ont évidemment une influence, et un accès, à l’intérieur de l’État profond turc, accès rendu encore plus facile, dans ce cas en raison de l’adhésion du pays à l’OTAN et de sa position de dirigeant en coulisse – Lead From Behind – de la guerre contre la Syrie. En conséquence, ils ont profité des clivages antécédents dans le système socio-politique de la Turquie pour encourager les comploteurs à exécuter prématurément leurs plans avant même qu’ils ne soient prêts, en leur assurant qu’ils réussiraient parce que la CIA dirigerait l’ensemble des opérations à partir d’une île dans la mer de Marmara et leur fournirait même les coordonnées d’Erdogan pour qu’ils puissent l’assassiner. Les divisions internes que les États-Unis ont cherché à exploiter pour justifier le coup d’État sont les suivantes :

  • Une évolution graduelle de la Turquie, loin de la laïcité constitutionnelle, vers l’intensification, de facto, d’un système islamiste ;
  • La transition qui s’ensuit d’un système démocratique libéral au modèle occidental vers une démocratie nationale ;
  • Le profond malaise ressenti par certains membres de l’armée en raison des efforts systémiques que Erdogan a entrepris pour affaiblir leur institution et centraliser son propre pouvoir ;
  • Enfin, la suspicion internationale croissante entourant la Turquie pour son islamisation centralisée, son soutien à Daesh, et son rôle dans la facilitation de la crise des réfugiés, qui,  ironiquement, ont tous été portés à l’attention mondiale par les efforts des médias internationaux russes.

Ces quatre facteurs seuls n’auraient pas été suffisants pour que les États-Unis apportent leur soutien aux préparatifs du coup d’État, que certains acteurs avaient déjà entrepris contre Erdogan, tant que Washington pensait qu’il pouvait encore contrôler Ankara, mais la restauration rapide des relations russo-turques a amené les États-Unis à douter de la fidélité soumise de son sous-fifre au Moyen-Orient, ce qui a servi d’impulsion géopolitique pour la mise en route, brusquement, du processus du coup d’État. Ce dernier a finalement échoué parce que Erdogan en a été averti à la dernière minute, échappant à la mort de façon spectaculaire pour rallier son peuple de manière iconique grâce à un message iPhone Facetime à la télévision nationale lui demandant son soutien dans la rue. Qu’il l’ait reconnu ou non, ce fut une mise en œuvre de la technologie inversée des révolutions de couleur, où la tactique traditionnelle des manifestations de rue n’a pas été utilisée à des fins de changement de régime, mais au contraire pour un renforcement de régime.

Supercherie de l’information

Bien qu’il ait repris victorieusement le pouvoir peu de temps après, Erdogan a eu beaucoup plus de difficultés à contrer la récit de contrôle des dommages que les États-Unis ont commencé à mouliner à la suite de l’échec de leur opération. Washington et ses affidés internationaux des médias traditionnels ont commencé à promouvoir la théorie du complot, selon laquelle Erdogan aurait organisé le coup d’État lui-même afin de renforcer son pouvoir, et cette suggestion rusée a rapidement marché, même auprès de nombreux partisans des médias alternatifs, des commentateurs et des relais d’information. Les gens sont tombés dans le panneau, car cette ruse a parfaitement profité de la toile de fond d’informations que les radiodiffuseurs internationaux russes avaient eux-mêmes déjà mise en place pendant les périodes de tensions russo-turques, à savoir, principalement, que Erdogan est un dictateur islamiste dangereux qui ne reculera devant rien dans sa soif de pouvoir, notamment en soutenant les terroristes de Daesh en Syrie. Tout cela est factuellement vrai, mais le problème avec les médias et la politique est que les médias ne peuvent élégamment accueillir des changements marquants inopinés de la politique, ce qui explique pourquoi beaucoup de gens se sont soudainement gratté la tête en se demandant pourquoi la Russie faisait tout d’un coup équipe avec le même tyran qu’elle détestait précédemment.

Pour tout expliquer simplement, la Russie n’a pas de «médias contrôlés par l’État» dans le même sens qu’en Occident, aussi surprenant que cela puisse paraître à beaucoup. Bien que RT et Sputnik soient financés par l’État, ils ne sont pas directement contrôlés par le Kremlin ou d’autres organes de l’État profond russe qui prend les décisions. En revanche, les sociétés de médias occidentaux privés tels que CNN, le Washington Post et le New York Times sont paradoxalement à un degré bien plus intense sous influence de l’État que leurs homologues russes, qu’ils accusent de soumission au pouvoir. Voilà pourquoi, par exemple, il y avait différents récits sur les origines du complot et sa légitimité normative dans les deux médias russes mentionnés ci-dessus, parce que, assez clairement, ils permettent une diversité de points de vue et ne sont pas «contrôlés par l’État». S’ils l’étaient, ils auraient été en mesure d’adapter de manière plus souple leurs messages avant, pendant et après le coup d’État soutenu par les USA afin de tenir compte du rapide rapprochement russo-turc et d’expliquer clairement à leur public les fondements géopolitiques de ces faits, de manière à ce qu’ils ne soient pas confus au point où beaucoup d’entre eux le sont encore. L’Occident n’a pas de tels problèmes à cet égard, car les médias n’ont pas la liberté d’expression, peu importe à quel point ils clament le contraire, car c’est prouvé hors de tout doute par le récit consensuel qu’ils ont tous vomi à l’unisson sur la façon dont Erdogan a prétendument truqué son coup d’État afin d’asseoir encore plus son pouvoir.

turkL’auteur a complètement démystifié cette affirmation dans un précédent article intitulé Pourquoi le coup d’État raté en Turquie n’est pas un coup monté par Erdogan, et le lecteur est invité à le lire en entier s’il est intéressé par une explication plus détaillée à ce sujet, mais il y a des détails très pertinents qui doivent être mentionnés maintenant. Le premier est que le pouvoir de centralisation de Erdogan était déjà en place depuis longtemps avant que cet événement ne se produise, et qu’il le faisait déjà d’une manière tellement systématique qu’il aurait dû être évident pour tout le monde qu’il avait déjà identifié ses cibles bien à l’avance. La tentative de coup d’État manqué a seulement donné à Erdogan un mandat d’accélérer le processus et de le réaliser plus publiquement, sans crainte de manifestations importantes contre lui – qu’il pourrait réprimer en utilisant l’état d’urgence. En plus de cela, la réaction de soutien enthousiaste de la Russie, et surtout de l’Iran, à la victoire annoncée de Erdogan sur les comploteurs en dit long sur les analyses de la situation telle que vue par ces États. De toute évidence, ils ont tous deux calculé qu’il est bien meilleur pour leurs intérêts respectifs et collectifs – en particulier en ce qui concerne la Syrie – que Erdogan reste au pouvoir plutôt que de le voir remplacé par un coup US orchestré. Encore plus convaincante a été la réaction très douce que chacun d’eux a eue suite à l’intervention militaire de la Turquie dans le nord de la Syrie, qui pourrait logiquement être interprétée comme due à une connaissance préalable à ce sujet et avoir tacitement soutenu – sinon coordonné – ce mouvement afin d’entraver la création, par les États-Unis, du «deuxième Israël géopolitique au Moyen-Orient», le Kurdistan.

Le chemin à parcourir

Après en être arrivé à une meilleure compréhension des origines de la tentative de coup d’État soutenu par les États-Unis contre Erdogan, il est maintenant possible de prévoir le chemin que la Turquie suivra à l’avenir. Ankara n’abandonnera pas totalement les États-Unis, ni l’UE, ni l’Ouest, ou l’OTAN, mais il sait qu’il est impossible de rejoindre le bloc européen dans la réalité post-Brexit, surtout compte tenu de la complicité de la Turquie dans l’ingénierie de la crise des réfugiés qui a contribué au retrait volontaire de Londres par le Brexit. Ce que Ankara va faire en réponse, par contre, est de se rapprocher du monde multipolaire, et cela pourrait prendre la forme d’une coopération multidimensionnelle renforcée dans la Tripartite [Turquie-Russie-Iran] et / ou un engagement multilatéral plus large avec l’OCS et les BRICS.

L’effet le plus conséquent de la Tripartite serait que la Russie, l’Iran, la Turquie et la Syrie coordonnent ouvertement leur activité anti-Daesh en République arabe. Chacune de ces grandes puissances a déjà son propre type de forces militaires actuellement séparées et actives dans le pays qui pourraient effectivement se compléter les unes les autres si elles sont déployées en coordination. Par exemple, la puissance aérienne de la Russie augmenterait grandement la viabilité au combat des forces spéciales de l’Iran, des chars de la Turquie et des troupes conventionnelles de la Syrie, mais le problème est que ces acteurs ne travaillent pas ensemble à cette fin. La Syrie coordonne bilatéralement ses offensives avec la Russie et l’Iran, mais il ne semble pas que Moscou et Téhéran travaillent directement ensemble. Damas ne semble pas avoir d’influence sur ce que fait Ankara dans le nord de la Syrie, alors que la Russie et l’Iran cherchent à avoir affaire avec leur pair turc – une grande puissance – et ce au nom de la Syrie. Ce qui est nécessaire pour les quatre pays est de se réunir, mettre en commun les ressources militaires disponibles qu’ils ont la volonté politique d’engager, et de pousser de côté la coalition anti-terroriste des États-Unis en devançant Washington dans la «course vers Raqqa».

Même si Erdogan ne fait pas équipe avec Poutine, Rouhani/ayatollah et Assad en éliminant Daesh, il a toujours commis le péché impardonnable aux yeux des États-Unis d’avoir survécu au coup d’État et de normaliser ses relations avec Moscou et Téhéran. Il est maintenant clair pour tous que, depuis le choix fatidique des États-Unis en faveur de Gülen et des Kurdes, contre Erdogan, l’homme fort de la Turquie est à juste titre convaincu que Washington continuera d’utiliser ces deux acteurs non étatiques contre lui dans le futur. La manière la plus évidente dont cela peut arriver est par une insurrection kurde dans le sud de la Turquie, menée par des peshmergas formés par les Américains et les forces de YPG qui ont été équipées directement par le Pentagone, ostensiblement sous le prétexte de la «lutte contre Daesh». À cet égard, le terrorisme de gauche qui a sévi en Turquie pendant les années 1970 pourrait aussi bien revenir, sans parler de Daesh lui-même se retournant plus farouchement contre son ancien patron turc. Il n’est également pas exclu que les plans de Erdogan de réviser la Constitution afin de renforcer la présidence et islamiser formellement l’État peuvent servir de déclencheur pour une autre tentative de révolution de couleur contre lui. Que ces scénarios soient «d’origine naturelle» ou des processus prédéterminés encouragés et / ou orchestrés par les États-Unis à des fins géopolitiques, ils ont tous la possibilité d’être, individuellement ou collectivement, auto-entretenus et d’entrer dans un état d’auto-synchronisation qui répond à l’arsenal néocon de la théorie du chaos.

Les guerres hybrides qui pourraient éclater contre la Turquie seraient prévues par la théorie de la loi qui détermine le cours de ces conflits, à savoir de perturber, contrôler ou influencer les projets d’infrastructure multipolaires transnationaux par l’exploitation des conflits d’identité. La Turquie est située au carrefour des routes eurasiennes qui relient les inestimables ressources énergétiques asiatiques et le commerce en Europe, ce qui lui donne une position accrue à la fois dans les grandes stratégies de la Chine, et de l’Iran, respectivement. La Turquie doit conserver la stabilité à l’intérieur de ses frontières et pacifier le sud-est de telle sorte que la nouvelle route de la soie puisse traverser le pays, venant d’Iran, et fortifier les plans globaux de transformation de Pékin pour repenser la géopolitique eurasienne. Même si Erdogan atteint son objectif de contrôler les Kurdes en Turquie, il pourrait ne jamais être en mesure de garder un couvercle entièrement étanche sur la dissidence interne qui est destinée à grésiller sans cesse tant qu’il poursuit ses plans constitutionnels pour formaliser l’islamisation de sa société. Les complots de révolution de couleur qui naîtront sans doute en réaction à cela pourraient être déjoués par les services de sécurité turcs, mais ils vont au moins accomplir leur mission de dépeindre Erdogan comme un «dictateur islamique» qui, aux yeux de l’opinion publique de l’Ouest, aurait du être éliminé depuis longtemps.

L’ironie principale de l’histoire turque au cours des cinq dernières années semble être que le pays unipolaire a eu les yeux plus gros que le ventre dans la guerre contre la Syrie, et maintenant son État profond s’est rétracté et a commencé à virer dans la direction de la multipolarité, mû par le désir égoïste de préserver sa propre sécurité stratégique. Le mécène américain de la Turquie a fait son choix en préférant les Kurdes à Erdogan, et le gambit d’Ankara dans la promotion de ses intérêts néo-ottomans aux frais de Damas a fini,  paradoxalement, par diminuer sa propre sécurité intérieure et sa stabilité socio-politique, encore aggravée par l’effet de polarisation de Erdogan vers une islamisation centralisée.

Bien que plus faible qu’elle ne l’a jamais été dans son histoire récente, la Turquie a curieusement plus de potentiel que ce qu’on peut imaginer, en raison des avantages qu’elle tire de ses partenariats pragmatiques avec les grandes puissances multipolaires : la Russie, la Chine et l’Iran. Mais il reste à voir si les États-Unis vont permettre à leur ancien subordonné de goûter au «fruit défendu» que Washington lui avait interdit depuis des générations.

Andrew Korybko est un commentateur politique américain travaillant actuellement pour l’agence Sputniknews. Il est l’auteur du livre Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015).

Traduit et édité par jj, relu par Catherine pour le Saker Francophone

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