Par Pepe Escobar – Le 25 octobre 2016 – Source Strategic Culture
«Honorables hôtes, dans ce lieu, j’annonce ma séparation des États-Unis … à la fois dans les domaines militaire et économique.»
Voilà comment le Président des Philippines Rodrigo Duterte, dit «Le Punisseur», a déclenché un séisme géopolitique dans toute l’Eurasie, qui se répercute à travers tout l’océan Pacifique.
Et parlons du lieu choisi avec aplomb pour cette déclaration, en plein cœur du Dragon Émergent, pas moins.
Au point culminant de sa visite d’État à Pékin, Duterte a inventé le slogan sacré – empreint de profondes harmoniques – qui continuera à résonner dans tout le Sud global : «L’Amérique a perdu».
Et si cela ne suffisait pas, il a annoncé une nouvelle alliance – les Philippines, la Chine et la Russie – sur le point d’émerger : «Nous sommes trois contre le monde.»
On pouvait s’y attendre, l’establishment washingtonien de la «nation indispensable» est devenu dingue, les réactions allant de perplexe à la colère pure et simple, dispersant les jurons habituels sur le «populiste primaire» et le «dirigeant déséquilibré».
L’essentiel est que cela nécessite une sacrée paire de roubignoles pour le leader d’un pays pauvre, en développement, en Asie du Sud-Est ou ailleurs, pour défier ouvertement l’hyperpuissance. Pourtant, ce à quoi joue Duterte est de la pure realpolitik ; s’il réussit, il sera en mesure de jouer habilement les États-Unis contre la Chine au profit des intérêts philippins.
«Le printemps de notre relation»
Cela a commencé avec un bang. Au cours de la visite de Duterte en Chine, Manille a signé pas moins de $13 milliards dans des transactions avec Beijing – depuis le commerce et l’investissement jusqu’au contrôle des drogues, à la sécurité maritime et aux infrastructures.
Pékin a tout fait pour que Duterte se sente bien accueilli.
Le Président Xi Jinping a suggéré que Manille et Pékin «mettent temporairement de côté» leurs différends intraitables en mer de Chine méridionale et s’inspirent de la «sagesse politique» de l’Histoire – en cédant la place aux négociations diplomatiques. Après tout, les deux peuples frères «sont liés par le sang».
Duterte a répondu à l’unisson : «Même si nous arrivons à Pékin à l’approche de l’hiver, c’est le printemps de notre relation», a-t-il dit à Xi au Grand Palais du Peuple.
Déjà la Chine est le deuxième plus grand partenaire commercial des Philippines, derrière le Japon. Les exportations des Philippines à la Chine, aux États-Unis et à Singapour représentent 42,7 % du total, et 22,1 % pour la Chine/Hong Kong. Les importations en provenance de Chine sont à peu près de 16,1 % du total. Même si le commerce avec la Chine est destiné à augmenter, ce qui compte vraiment pour Duterte est l’investissement massif des Chinois dans l’infrastructure.
Ce que cela signifie en pratique est vraiment révolutionnaire; la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructure(AIIB), dirigée par la Chine, va certainement être impliquée dans le développement économique des Philippines. Manille, qui prendra la présidence tournante de l’ASEAN en 2017, sera aussi plus concernée par la promotion de relations cordiales entre la Chine et l’ASEAN dans toutes sortes de questions régionales, et les Philippines seront plus intégrées dans les Routes de la soie, alias Une Ceinture, Une Route (OBOR).
Trois coups, pas étonnant que les États-Unis soient sonnés. Et il y a même un quatrième coup, contenu dans la promesse de Duterte qu’il allait bientôt mettre fin à la coopération militaire avec les États-Unis, malgré l’opposition d’une partie des forces armées philippines.
Regardez la First Island Chain
L’accumulation a déjà été assez dramatique. À la veille de sa rencontre avec Xi, parlant aux membres de la communauté philippine à Beijing, Duterte a dit : «Il est temps de dire au revoir aux États-Unis. Je ne vais pas leur demander, mais s’ils (les Chinois) offrent et me demandent si j’ai besoin d’aide, bien sûr, je dirai nous sommes très pauvres.»
Ensuite, l’argument décisif : «Je n’irai plus jamais en Amérique […] Nous allons juste être insultés là-bas.»
Les États-Unis ont été la puissance coloniale aux Philippines de 1899 à 1942. Hollywood imprègne l’inconscient collectif. L’anglais est la lingua franca – côte à côte avec le tagalog. Mais les tentacules du racket de «protection» de l’Oncle Sam ne sont pas exactement les bienvenues. Deux des plus importantes bases militaires de l’Empire étaient localisées depuis des décennies dans les Philippines : Clark Air Force Base et Subic Bay Naval Base.
Clark Air Force Base, occupant 230 miles carrés, avec 15 000 personnes, était bondée pendant la guerre du Vietnam. C’était la principale plaque tournante pour les hommes et le matériel en dehors de Saïgon. Ensuite, il est devenu l’un des quartiers généraux avancés du Pentagone. Subic Bay Naval Base, occupant 260 miles carrés, a été aussi utilisée que Clark. Ce fut la base opérationnelle avancée de la 7e Flotte américaine.
Déjà en 1987, avant la fin de la guerre froide, la société RAND s’était alarmée du risque de perte des deux bases. Ce serait «dévastateur pour la sécurité régionale». Dévastateur dans le sens – mythique – de «défendre les intérêts de l’ASEAN» et la «sécurité des voies maritimes».
Traduction : le Pentagone et l’US Navy perdraient un instrument majeur de pression sur l’ASEAN, car la «sécurité des voies maritimes» a toujours été la principale justification de ces bases.
Finalement, ils ont perdu. Clark a été fermée en novembre 1991, et Subic en novembre 1992.
Il a fallu des années à la Chine pour détecter une ouverture – et en tirer profit. Après tout, pendant les années 1990 et au début des années 2000, la priorité absolue a été la vitesse effrénée du développement interne. Mais alors Pékin a fait le calcul : la disparition des bases américaines a dégagé une vue inédite sur la First Island Chain.
La First Island Chain est le produit, au cours des millénaires, des forces tectoniques fabuleuses de l’Anneau de Feu ; une chaîne d’îles allant du sud du Japon, jusqu’au nord de Bornéo dans le sud. Pour Pékin, elles fonctionnent comme une sorte de bouclier pour la côte Est chinoise. Si cette chaîne est sécurisée, l’Asie est sécurisée.
À toutes fins utiles, Pékin considère la First Island Chain comme une zone de démarcation non négociable du Pacifique occidental – idéalement sans aucune interférence étrangère – lire des États-Unis. La mer de Chine méridionale – qui est en partie identifiée par Manille comme la mer occidentale des Philippines – est à l’intérieur de la First Island Chain. Donc, pour vraiment sécuriser la First Island Chain, la mer de Chine méridionale doit être libre de toute ingérence étrangère.
Et ici, nous sommes sans doute plongés au cœur du point chaud majeur du XXIe siècle dans la géopolitique asiatique – la raison principale du pivot de l’administration Obama vers l’Asie.
Jusqu’à présent l’US Navy a compté sur les Philippines pour s’opposer au battage médiatique proverbial de l’agression chinoise dans les mers de Chine du Sud et de l’Est. La fureur du complexe militaro-industriel néocon/néolibéralcon contre le changement de donne du jeu du déséquilibré Duterte vient du fait que la contention de la Chine et la domination de la First Island Chain ont toujours été au cœur de la stratégie navale des États-Unis depuis le début de la guerre froide.
Beijing, quant à lui, aura tout le temps nécessaire pour polir son environnement stratégique. Cela n’a rien à voir avec la liberté de navigation et la protection des voies maritimes, tout le monde a besoin du transit commercial en mer de Chine du Sud. Tout cela concerne la capacité de la Chine – dans les dix prochaines années peut-être – de refuser l’«accès» à l’US Navy dans la mer de Chine méridionale et à l’intérieur de la First Island Chain.
Le changement de la donne du jeu – «L’Amérique a perdu» – par Duterte est juste une nouvelle salve dans le thriller géopolitique principal du XXIe siècle. Un juge de la Cour suprême à Manille, par exemple, a averti Duterte, que s’il renonçait à la souveraineté sur le Scarborough Shoal, il pourrait être mis en accusation. Cela ne se produira pas ; Duterte veut un maximum du commerce et de l’investissement chinois, pas abdiquer sa souveraineté. Il aurait plutôt intérêt à se préparer pour affronter la diabolisation de l’hyperpuissance au niveau de celle subie par Hugo Chavez à son apogée.
Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues : a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books) et le petit dernier, 2030, traduit en français.
Traduit et édité par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone
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