Dans un monde où le choix consiste trop souvent à se soumettre à la domination impériale, ou à souffrir du chaos provoqué par la vengeance de l’empire, les changements financiers qui se produisent sont pour une grande partie du globe un développement bienvenu, et depuis longtemps attendu.
Par Federico Pieraccini – Le 6 octobre 2017 – Source Strategic Culture via Russia Insider
Si nous voulions identifier le seul carburant qui alimente l’impérialisme américain et ses aspirations à l’hégémonie mondiale, le rôle du dollar américain prendrait une place évidente.
Une exploration en profondeur des effets du dollar sur l’économie mondiale est donc nécessaire pour comprendre les développements géopolitiques conséquents survenus au cours des dernières décennies.
La raison pour laquelle le dollar joue un rôle aussi important dans l’économie mondiale est due aux trois facteurs principaux suivants : le pétrodollar ; le dollar comme monnaie de réserve mondiale ; et la décision de Nixon, en 1971, de supprimer la convertibilité du dollar en or.
Comme il est facile de le deviner, le pétrodollar a fortement influencé la composition du panier de DTS [droits de tirages spéciaux] du FMI, ce qui a amené le dollar à devenir la monnaie de réserve mondiale, entraînant de graves implications pour l’économie mondiale en raison de la décision de Nixon de supprimer la convertibilité du dollar en or. La plupart des problèmes pour le reste du monde ont commencé par une combinaison de ces trois facteurs.
Dollar – Pétrodollar – Or
Le plus grand changement géoéconomique au cours des cinquante dernières années a eu lieu en 1973 avec l’accord entre l’OPEP, l’Arabie saoudite et les États-Unis pour vendre le pétrole exclusivement en dollars.
Plus précisément, Nixon s’est arrangé avec le roi saoudien Fayçal pour que les Saoudiens n’acceptent que des dollars pour payer les investissements pétroliers et connexes, recyclant ainsi des milliards d’excédent en dollars américains et d’autres ressources financières en dollars.
En échange, l’Arabie saoudite et d’autres pays de l’OPEP étaient sous la protection militaire américaine. Cela rappelle un arrangement de style mafieux : les Saoudiens sont obligés de mener des affaires en dollars américains selon les termes et conditions fixés par les États-Unis avec peu d’arguments, et en échange, ils reçoivent une protection généreuse.
Le deuxième facteur, peut-être encore plus important pour l’économie, est que le dollar est devenu la monnaie de réserve mondiale et maintient un rôle prédominant dans le panier des réserves internationales du FMI depuis 1981.
Le rôle du dollar, lié évidemment au pétrodollar, a presque toujours maintenu une part de plus de 40% dans le panier des DTS, tandis que l’euro a maintenu une part stable de 29% à 37% depuis 2001.
Afin de comprendre les changements économiques en cours, il suffit de constater que le yuan est enfin inclus dans le panier des DTS, avec une part initiale de 10% qui est légèrement supérieure au yen (8,3%) et à la livre sterling (8,09%) mais nettement inférieure au dollar (41%) et à l’euro (31%). La monnaie yuan, lentement mais significativement, devient de plus en plus utilisée dans le commerce mondial.
La raison pour laquelle les États-Unis ont pu alimenter cette demande mondiale de dollars est liée à la nécessité pour d’autres pays d’utiliser cette monnaie afin d’acheter du pétrole et d’autres biens.
Par exemple, si une entreprise bolivienne exporte des bananes vers la Norvège, la procédure de paiement nécessite l’utilisation de dollars. La Norvège doit donc acquérir la monnaie américaine pour payer et recevoir les biens achetés en Bolivie.
De même, les dollars que reçoit la Bolivie seront utilisés pour acheter d’autres produits de première nécessité comme le pétrole du Venezuela. Cela peut sembler incroyable, mais pratiquement tous les pays, jusqu’à il y a quelques années, utilisaient des dollars américains pour échanger entre eux, même avec des pays qui étaient anti-américains et contre les politiques impérialistes américaines.
Cette utilisation continue du dollar a eu des effets dévastateurs sur le globe. Tout d’abord, l’utilisation intense de la monnaie américaine, associée aux décisions de Nixon, a créé une norme économique basée sur le dollar qui a rapidement remplacé les métaux précieux comme l’or, qui était la norme pour l’économie mondiale depuis des années.
Cela a entraîné une instabilité majeure pour les systèmes économiques qui, au cours des années, ont créé des politiques financières désastreuses, comme on l’a vu en 2000 et 2008, par exemple. La principale source de fiabilité économique est transférée de l’or au dollar, en particulier par les bons du Trésor américains.
Ce changement majeur a permis à la Réserve fédérale d’imprimer des dollars pratiquement sans limite (comme on l’a vu ces dernières années avec des taux d’intérêt pour emprunter de l’argent à la FED proches de 0%), bien consciente que la demande de dollars ne cesserait jamais, ce qui permet la survie d’énormes secteurs d’entreprises privées et publiques (comme l’industrie du fracking [fracturation hydraulique du pétrole de schiste]).
Cela a ouvert la voie à un système économique mondial basé sur des instruments financiers comme les dérivés et autres titres, au lieu de biens réels et tangibles comme l’or. En faisant cela pour leur propre bénéfice, les États-Unis ont créé les conditions d’une nouvelle bulle financière qui pourrait même détruire l’économie mondiale lorsqu’elle éclatera.
Les États-Unis se trouvent dans la position enviable de pouvoir imprimer des morceaux de papier, simplement des IOU [I owe you = je vous dois = reconnaissance de dette] sans aucun support en or, puis les échanger contre des biens réels. Cet arrangement économique a permis à Washington d’obtenir un avantage stratégique sans égal sur ses adversaires géopolitiques – initialement l’URSS, maintenant la Russie et la Chine – à savoir une capacité pratiquement illimitée de dépenser en dollars, même si elle accumule une dette publique astronomique d’environ 21 000 milliards de dollars.
Le facteur déstabilisant pour l’économie mondiale a été la capacité de Washington d’accumuler d’énormes dettes publiques, sans avoir à se soucier des conséquences, ni même de la défiance possible des marchés internationaux envers le dollar. Les pays ont simplement besoin de dollars pour le commerce et achètent des bons du Trésor américains pour diversifier leurs actifs financiers.
L’utilisation continue du dollar comme moyen de paiement pour presque tout, associée à la capacité quasiment infinie de la FED d’imprimer de l’argent et du Trésor US d’émettre des obligations, ont conduit le dollar à devenir le principal refuge sûr pour les organisations, les pays et les individus, en légitimant ce système financier pervers qui a affecté la paix mondiale pendant des décennies.
Des dollars et des guerres, bientôt la fin ?
Les problèmes pour les États-Unis ont commencé à la fin des années 1990, à un moment d’expansion pour l’empire américain, suite à la disparition de l’Union soviétique.
L’objectif géopolitique annoncé était l’hégémonie mondiale. Avec une capacité de dépense illimitée et une idéologie basée sur l’exceptionnalité américaine, cette tentative semblait être à la portée des décideurs, au Pentagone et à Wall Street.
Un élément clé pour parvenir à une hégémonie globale consistait à empêcher la Chine, la Russie et l’Iran de créer une zone eurasienne intégrée. Pendant de nombreuses années, et pour diverses raisons, ces trois pays ont continué à mener des échanges à grande échelle en dollars américains, se pliant aux prescriptions économiques d’un système financier frauduleux créé au profit des États-Unis.
La Chine devait continuer dans son rôle pour devenir l’usine du monde entier, ayant toujours accepté des paiements en dollars et acheté des centaines de milliards de bons du Trésor aux États-Unis.
Avec Poutine, la Russie a commencé presque immédiatement à dédollariser, remboursant ses dettes étrangères en dollars, en essayant de se décharger du fardeau de la pression économique. La Russie est aujourd’hui l’un des pays du monde ayant le moins de dettes publiques et privées libellées en dollars, et l’interdiction récente de l’utilisation du dollar américain dans les ports maritimes russes est le dernier exemple.
Pour l’Iran, le problème a toujours été les sanctions, créant de grandes incitations à contourner le dollar et à trouver d’autres moyens de paiement.
Le facteur décisif qui a changé la perception de pays comme la Chine et la Russie a été la crise financière de 2008, ainsi que l’agression croissante des États-Unis depuis les événements de Yougoslavie en 1999. La guerre en Irak, entre autres facteurs, empêchait Saddam de vendre son pétrole en euros, ce qui aurait menacé l’hégémonie financière du dollar au Moyen-Orient.
La guerre et la présence continue de l’Amérique en Afghanistan ont souligné l’intention de Washington de continuer à encercler la Chine, la Russie et l’Iran afin d’éviter toute intégration eurasienne.
Naturellement, plus le dollar était utilisé dans le monde, plus Washington avait le pouvoir de dépenser pour ses armées. Pour les États-Unis, le paiement d’une facture de six mille milliards de dollars (c’est le coût des guerres en Irak et en Afghanistan) s’est fait sans effort, ce qui constitue un avantage inégalé sur des pays comme la Chine et la Russie dont les dépenses militaires en comparaison sont un cinquième et un dixième, respectivement.
Les tentatives infructueuses répétées de conquérir, subvertir et contrôler des pays comme l’Afghanistan, la Géorgie, l’Irak, la Libye, la Syrie, le Donbass, la Corée du Nord, l’Égypte, la Tunisie, le Yémen et le Venezuela ont eu des effets importants sur la perception du pouvoir militaire américain.
En termes militaires, Washington a fait face à de nombreuses défaites tactiques et stratégiques, avec la péninsule de Crimée retournée à la Russie sans un coup de feu, et avec l’Occident incapable de réagir. Dans le Donbass, la résistance a infligé d’énormes pertes à l’armée ukrainienne soutenue par l’OTAN.
En Afrique du Nord, l’Égypte est maintenant sous le contrôle de l’armée, suite à une tentative de transformer le pays en un État dirigé par les Frères musulmans. La Libye, après avoir été détruite, est maintenant divisée en trois entités et, comme l’Égypte, semble regarder favorablement vers Moscou et Pékin.
Au Moyen-Orient, la Syrie, la Turquie, l’Iran et l’Irak coopèrent de plus en plus dans la stabilisation des conflits régionaux ; ils sont soutenus par la puissance militaire russe et la force économique chinoise.
Et bien sûr, la Corée du Nord continue d’ignorer les menaces militaires américaines et a pleinement développé sa dissuasion conventionnelle et nucléaire, ce qui rend ces menaces américaines nulles et vides.
Les révolutions de couleur, la guerre hybride, le terrorisme économique, et les tentatives de supplétifs pour déstabiliser ces pays ont eu des effets dévastateurs sur la crédibilité et l’efficacité militaire de Washington.
Les États-Unis sont maintenant vus par beaucoup de pays comme un appareil de guerre massif qui lutte pour obtenir ce qu’il veut, se démène en vain pour atteindre des objectifs cohérents, et manque même de la capacité de contrôler des pays comme l’Irak et l’Afghanistan, en dépit d’une supériorité militaire écrasante.
Personne ne vous craint !
Jusqu’à quelques décennies en arrière, toute idée de s’éloigner du pétrodollar était considérée comme une menace directe pour l’hégémonie mondiale américaine, nécessitant une réponse militaire.
En 2017, compte tenu de la baisse de la crédibilité des États-Unis en raison du déclenchement de guerres contre des pays plus petits – en ignorant les pays comme la Russie, la Chine et l’Iran qui ont des capacités militaires auxquelles les États-Unis n’ont pas fait face depuis plus de soixante-dix ans – un éloignement général du système basé sur le dollar se constate dans de nombreux pays.
Au cours des dernières années, cet éloignement est devenu, pour de nombreuses nations qui s’opposent à Washington, la seule façon de contenir adéquatement les retombées d’un empire américain qui s’écroule est d’abandonner progressivement le dollar.
Cela sert à limiter la capacité de Washington pour les dépenses militaires en créant les outils alternatifs nécessaires dans les domaines financiers et économiques qui élimineront la domination de Washington.
Ceci est essentiel dans la stratégie russo-sino-iranienne pour unir l’Eurasie et mettre ainsi les États-Unis hors-jeu.
La dédollarisation est devenue une priorité stratégique pour Pékin, Moscou et Téhéran. L’élimination de la capacité de dépenses illimitée de la FED et de l’économie américaine signifie la limitation de l’expansion impérialiste des États-Unis et diminue la déstabilisation mondiale.
Sans la puissance militaire américaine habituelle pour renforcer et imposer l’utilisation de dollars américains, la Chine, la Russie et l’Iran ont ouvert la voie à des changements importants dans l’ordre global.
Les États-Unis se sont tiré une balle dans le pied en accélérant ce processus par l’exclusion de l’Iran du système SWIFT [réseau électronique de transactions financières internationales] (ouvrant la voie à l’alternative chinoise, CIPS) et l’imposition de sanctions à des pays comme la Russie, l’Iran et le Venezuela.
Cela a également accéléré l’extraction et l’acquisition d’or physique en Chine et en Russie, ce qui contraste directement avec la situation aux États-Unis, où court la rumeur que la FED ne possède plus d’or. Ce n’est pas un secret que Pékin et Moscou visent une monnaie soutenue par l’or, quand le dollar s’effondrera, si cela arrive. Cela a poussé les pays inflexibles à commencer à opérer dans un environnement hors dollar et à travers des systèmes financiers alternatifs.
Un exemple parfait de la façon dont cela se réalise peut être vu avec l’Arabie saoudite, qui représentait le centre du pétrodollar.
Dédollarisation
Beijing a commencé a exercer une forte pression sur l’Arabie saoudite pour qu’elle commence à accepter les paiements en yuan pour le pétrole au lieu de dollars, tout comme d’autres pays, dont la Fédération de Russie.
Pour Riyad, il s’agit d’une question presque existentielle. Riyad est dans une situation délicate, quand on sait à quel point elle est dévouée à conserver le lien entre le dollar américain et le pétrole, même si son principal allié, les États-Unis, ont poursuivi au Moyen-Orient une stratégie contradictoire, comme on le voit dans l’accord JCPOA [avec l’Iran].
L’Iran, principal ennemi régional de l’Arabie saoudite, a pu voir levées des sanctions (en particulier des pays européens) grâce à l’accord JCPOA. En outre, l’Iran a pu construire une victoire historique avec ses alliés en Syrie, jouant un rôle prépondérant dans la région et aspirant à devenir une puissance régionale.
Riyad est obligé d’obéir aux États-Unis, un allié qui ne se préoccupe pas de son destin dans la région – l’Iran est de plus en plus influent en Irak, en Syrie et au Liban –, allié qui est même en compétition sur le marché du pétrole [avec le pétrole de schiste].
Pour empirer les choses à Washington, la Chine est le plus gros client de Riyad, et compte tenu des accords avec le Nigeria et la Russie, Pékin peut cesser d’acheter du pétrole en provenance d’Arabie saoudite si Riyad continue d’insister pour ne recevoir le paiement qu’en dollars. Cela nuirait gravement au pétrodollar, un système pervers qui fait surtout du tort à la Chine et à la Russie.
Pour la Chine, l’Iran et la Russie, ainsi que d’autres pays, la dédollarisation est devenue une question urgente. Le nombre de pays qui commencent à voir les avantages d’un système décentralisé, par opposition au système dollar américain, augmente. L’Iran et l’Inde, mais aussi l’Iran et la Russie, ont souvent troqué des hydrocarbures en échange de produits primaires, contournant ainsi les sanctions américaines.
De même, le pouvoir économique de la Chine lui a permis d’ouvrir une ligne de crédit de 10 milliards d’euros à l’Iran pour contourner les sanctions récentes. Même la Corée du Nord semble utiliser des crypto-monnaies comme le bitcoin pour acheter du pétrole en provenance de Chine et contourner les sanctions américaines. Le Venezuela – qui dispose des plus grandes réserves de pétrole du monde – vient de faire un mouvement historique en renonçant complètement à vendre du pétrole en dollars, annonçant qu’il commencerait à recevoir de l’argent dans un panier de devises sans dollars américains. Ceci sans mentionner le plus gros changement qui a eu lieu au cours des 40 dernières années, le projet de la Chine d’amarrer le yuan à l’or.
Pékin achètera du gaz et du pétrole à la Russie en payant en yuans, Moscou pouvant convertir le yuan en or immédiatement grâce à l’échange sur le marché international de l’énergie de Shanghai. Ce mécanisme gaz-yuan-or signale un changement économique révolutionnaire grâce à l’abandon progressif du dollar.
Dans le prochain et dernier article, nous nous concentrerons, d’une part sur la réussite de la Russie, de l’Iran et de la Chine dans la mise en place d’un ordre mondial multipolaire, avec l’objectif de contenir pacifiquement les retombées de l’empire américain qui s’effondre, et d’autre part, sur la manière dont cet autre ordre mondial ouvrira des perspectives géopolitiques nouvelles pour les alliés américains et d’autres pays.
Federico Pieraccini
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Note du Saker Francophone Vous avez ci dessous l'analyse de Charles Sannat sur le sujet du pétro-yuan et de son utilisation. Pour le Nigeria et son pétrole, les occidentaux au sens large ont déjà prépositionné depuis longtemps des forces supplétives pour faire pression sur le Nigeria pour limiter la production de ce pays quand il le faut, si les prix sur le marché mondial baisse trop par exemple, mais aussi à plus long terme pour éviter que le Nigeria se tourne vers la Russie et la Chine pour assurer sa sécurité. On peut imaginer sans peine qui fourni appui et logistique à Boko Haram ou autres MEND. On vous conseille de lire ou relire les analyses d'Andrew Korybko sur la Guerre Hybride en Afrique.
Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone
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