Russie, Turquie et le nouveau sirtaki grec

F.William Engdhal

F.William Engdhal

Par William Engdhal – Le 20 mai 2015 – Source New Eastern Outlook

L’Union européenne a un talent surnaturel pour se tirer une balle dans le pied ces jours-ci. Sous la forte pression d’une  administration washingtonienne russophobe et de divers gouvernements de l’UE, également russophobe, Bruxelles a décidé,  l’année dernière, de prendre des mesures pour bloquer les accords bilatéraux entre l’entreprise d’État Gazprom et certains pays de l’UE, comme la Grèce et la Bulgarie, d’achat du gaz livré par un nouveau gazoduc russe qui s’appelait South Stream, le symétrique au sud du gazoduc North Stream par laquelle Gazprom alimente l’Allemagne.

Pour les néoconservateurs du Département d’État d’Obama et du Pentagone, ces projets auraient noué des liens économiques beaucoup trop forts entre l’UE et la Russie, affaiblissant considérablement la capacité de l’Amérique à faire chanter l’UE. La Commission européenne viole effrontément tous les préceptes juridiques en essayant d’appliquer, rétroactivement, des nouvelles lois qu’ils prétendent que Gazprom a violées. En outre, ils ont forcé le faible gouvernement de la Bulgarie, l’an dernier, à se retirer de leur contrat Gazprom.

Les russophobes de Washington ont jubilé quand ils ont fantasmé l’obtention d’un accord nucléaire avec l’Iran, allié de la Russie, qui pourrait inciter Téhéran à trahir Moscou en vendant le gaz iranien de South Pars, le plus grand champ de gaz du monde, par l’intermédiaire d’un autre pipeline à travers la cité iranienne de Bazargan, à la frontière turque, d’où il transiterait  vers la Grèce et l’Italie.

Contrairement au projet US de gazoduc Nabucco, qui a échoué car personne ne pouvait l’alimenter, le gazoduc Persan Pipeline, si l’Iran était assez stupide pour en laisser le contrôle à Washington, pourrait livrer du gaz, beaucoup de gaz, sur les marchés gaziers de l’UE qui étaient autrefois fournis par Gazprom, via les pipelines usagés d’Ukraine, et ainsi affaiblir l’emprise de la Russie sur l’UE.

Poutine dénonce un bluff de l’UE

Comme nous l’avions noté en décembre dernier, le président russe Vladimir Poutine a pris l’UE par surprise quand il a annoncé l’annulation du projet South Stream de Gazprom lors d’une visite en Turquie chez le président Erdogan. Poutine a proposé à la place une alternative qui ferait transiter le gaz russe par la Turquie, jusqu’à la porte d’un membre de l’UE, la Grèce. Les différents États de l’UE n’auraient alors plus qu’à prendre ou laisser. L’avantage pour Gazprom et la Russie est qu’ils ne seraient pas responsables de la construction des pipelines nécessaires à l’UE .

Quand il a annoncé sa décision, il a déclaré sans ambages: «Si l’Europe ne veut pas réaliser cela, alors cela ne sera pas réalisé. Nous allons réorienter le flux de nos ressources énergétiques vers d’autres régions du monde. Nous n’avons pas pu obtenir les autorisations nécessaires de la Bulgarie, de sorte que nous ne pouvons pas continuer avec ce projet. Nous ne pouvons pas faire tous les investissements juste pour nous trouver bloqués à la frontière bulgare. Bien sûr, il s’agit là du choix de nos amis en Europe South Stream aurait assuré une livraison sécurisée aux pays de l’UE du sud dont la Bulgarie, la Hongrie, l’Autriche, l’Italie, la Croatie et la Serbie. Il permettait d’éviter les aléas du transit actuel qui traverse l’Ukraine.

Maintenant, moins de six mois plus tard, la Russie et la Turquie ont conclu leur accord historique pour commencer les livraisons de gaz russe via un nouveau pipeline Turkish Stream, dans et à travers la Turquie, en utilisant un pipeline actuellement en construction. Le PDG de Gazprom Alexeï Miller a annoncé le 7 mai: «Un accord a été conclu sur le début de l’exploitation et les livraisons de gaz [russe] par le Turkish Stream en décembre 2016.» Cette déclaration intervient après la réunion, tôt dans la journée, entre Miller et le ministre turc de l’Énergie et des Ressources naturelles, Taner Yıldız. Le nouveau gazoduc traversera la Turquie jusqu’à une plateforme de distribution à la frontière gréco-turque pour alimenter les clients européens.

Et la cerise sur le gâteau

Et quelques minutes seulement après le succès de l’accord russo-turc, Poutine, réputé pour être un maître joueur d’échec, fait un magistral coup géopolitique au sujet de la catastrophe de l’Union européenne que l’on appelle la zone euro.

Le journal grec en ligne, Capital.gr, a rapporté que le jour même où l’offre de Gazprom a été finalisée en Turquie, Poutine a eu une conversation téléphonique apparemment très cordiale avec le Premier ministre grec, Alexis Tsipras. Après la conférence, le bureau de M. Poutine a publié une déclaration selon laquelle Poutine avait dit à Tsipras que la Russie serait prête à prêter de l’argent à la Grèce en échange de la participation grecque au projet Turkish Stream en Europe. La déclaration du Kremlin dit: «Dans ce contexte, la partie russe a confirmé sa volonté de considérer la question de l’extension du financement aux entreprises publiques et privées qui coopèrent dans le projet.»

Le 8 avril, lors de la réunion de Tsipras avec Poutine, la Russie a nié avoir conclu un accord sur l’énergie ; tout a changé le 7 mai après que la Turquie a finalisé l’accord sur le Turkish Stream.

Après les pourparlers entre Tsipras et Poutine à Moscou le 8 avril, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a publié un déni aux affirmations du journal allemand Spiegel qui disait que les deux parties étaient parvenues à un accord dans lequel Moscou ferait une avance de trésorerie de €5 milliards au gouvernement grec, gagée sur les revenus futurs du gazoduc. Le ministre grec de l’Énergie a dit, à l’époque, qu’Athènes rembourserait Moscou après 2019, lorsque le pipeline serait en exploitation.

C’était le 8 avril. Placez-vous maintenant au 7 mai, à la finalisation de l’accord entre la Russie et la Turquie pour le Turkish Stream, au moment où il y a aussi un accord Russie-Grèce pour avancer à Athènes une somme importante, juste lorsque Athènes doit rembourser les prêts du FMI et de l’UE afin d’obtenir de l’UE et de la BCE un soutien supplémentaire absurde. La différence dans l’attitude russe, vis-à-vis de la Grèce et de l’UE, entre ces deux dates, 8 avril et 7 mai, était clairement la finalisation de l’accord sur le Turkish Stream.

Maintenant que les bureaucrates de l’UE, à Bruxelles, ont de nouvelles douleurs gastriques avec le gaz, Poutine met une cerise géopolitique grecque sur le gâteau de l’accord turc à propos du gaz, justement.

Si l’avance de trésorerie russe à Tsipras se réalise, Athènes ne sera pas seule pour danser le sirtaki. Cette fois, ce sera une danse dans laquelle le rôle de Zorba est joué par un Russe, Vladimir Poutine, et non par l’Américain, Anthony Quinn.

Wolfgang Schäuble, Angela Merkel, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, tous n’auront que trois options. Ils peuvent décider de rester sur la touche et applaudir aux rythmes sensuels du nouveau sirtaki. Ils peuvent entrer dans la danse en refusant le chantage de Washington sur le renouvellement des sanctions économiques de l’UE contre la Russie. Ou ils peuvent boycotter la danse et s’enfoncer dans une nouvelle crise de l’euro.

La panique en cours sur les marchés obligataires allemands ces derniers jours, provoquée par des ventes massives de titres, suggère qu’il pourrait être sage pour le gouvernement de Berlin d’envisager une nouvelle chorégraphie dans sa grand stratégie européenne. La vieille danse atlantico-otanesque se transforme rapidement en Danse Macabre pour l’Allemagne et pour l’Europe. Le sirtaki de Poutine est beaucoup plus attrayant pour l’Europe et le monde.

F. William Engdahl est consultant en risques stratégiques et conférencier, il est titulaire d’un diplôme en politique de l’Université de Princeton et est l’auteur de best-seller sur le pétrole et la géopolitique, exclusivement pour le magazine en ligne Perspectives New Orient.

Traduit par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone

   Envoyer l'article en PDF