Courrier d’une lectrice, la marraine de la communauté du Saker


Le Saker Francophone a reçu ce courrier de la part d’une de ses lectrices et il a décidé de le publier en raison de son intérêt.

Avec tous nos remerciements

 

 

Visite à Moscou à l’occasion du Jour de la Victoire le 9 mai 2015.

Lorsque le président de l’association niçoise CNR06, Lucien Pons (http://lucien-pons.over-blog.com/), m’appela le 12 mars pour me dire que nos amis odéssites cherchaient des descendants de Résistants français afin de les inviter à la parade du 9 mai à Moscou, je n’osai pas croire à cette nouvelle.

 

Quand il me demanda si je pourrais y aller, je lui donnai bien sûr immédiatement mon accord. Chaque invitation étant pour deux descendants, je proposai de participer avec l’un de mes enfants. Un autre groupe, un Résistant FTPF, Serge Lesou, et sa fille Sylvie furent aussi invités.

A 15 ans, Serge devint membre d’un groupe «Force unies de la jeunesse patriotique» à Montargis, puis d’un groupe FTP du Colonel Baudoin, commandant du Comité Militaire National des FTPF, à Paris. Il présentait une photo du Colonel Baudoin. Sa fille Sylvie tenait haut le drapeau français et montrait une photo de jeunes maquisards varois FTP assassinés par les Allemands en 1944.

Né à Odessa en 1911, mon père, Gleb Sivirine, est arrivé en France en 1919. Il a fait partie de la Résistance, d’abord dans un réseau marseillais, puis est devenu le chef d’un maquis MUR (…(Mouvements Unis de la Résistance) du Var, le maquis Vallier (http://maquis-vallier.fr). J’avais une photo de lui qui correspondait à ce qui nous était demandé, type de photo dont plusieurs centaines de milliers ont défilé le 9 mai. C’est cette photo que je pensais agrandir. Puis j’ai appris que François Hollande s’apprêtait à faire véritablement honte à la France. J’ai alors pensé que cette invitation me permettrait de sauver en quelque sorte l’honneur.

 

C’est ainsi qu’accompagné du drapeau français, sur une photo où se trouvent aussi mon père et l’un des chefs de la Résistance varoise, le général de Gaulle a participé à la grande marche de la victoire, descendant l’avenue Tverskaïa et traversant la place rouge pour s’arrêter face à la basilique de Saint Basile le Bienheureux.

Nous pouvions montrer deux photos. Pour la seconde j’ai tenu à honorer aussi le souvenir des Résistants des réseaux, si éprouvés et souvent oubliés. Un nom m’est venu à l’esprit, comme une évidence, celui de Vicky Obolensky (http://www.lecourrierderussie.com/2012/06/sainte-genevieve-des-bois-insolite/), princesse russe arrivée en France à 9 ans, résistante de la première heure, guillotinée en août 1944 à Berlin. C’est ma fille qui a porté cette photo.

Dès le début de la parade nous avons perdu notre groupe et nous sommes retrouvées toutes deux en compagnie de deux participants du «régiment immortel», Alik et Nikita, deux jeunes Odéssites qui au lieu de marcher tranquillement à l’allure de tous, avaient pris un rythme plus rapide. N’ayant aucun point de rendez vous fixe nous n’avons pas voulu les perdre. Nous avons donc régulièrement dépassé les autres. Nous avons pu ainsi constater que la façon dont les participants à la marche recevaient notre message était bien ce que nous espérions. Nous avons toutes deux été remerciées, photographiées, filmées tout le long de l’après midi. Plusieurs fois des personnes nous ont parlé plus longuement, se sont fait photographier avec nous. La langue utilisée était le plus souvent le français, avec cet accent russe qui, bien entendu, n’était pas l’accent «inimitable» de ma grand mère mais pourtant, en écoutant bien, eh bien si, il y avait aussi de cet accent-là.

Ce qui nous a le plus frappées est la gravité des participants. Sur les photos ils paraissent souriants. On sourit malgré soi quand on se sent photographié. En réalité, ils étaient graves, inquiets, déterminés. Il n’y avait pas la moindre agressivité dans cette immense foule. Au contraire, il s’en dégageait un sentiment bon enfant, sans que l’on comprenne très bien comment. Il n’y avait quasiment ni police ni service d’ordre. De nombreux jeunes bénévoles donnaient une note de gaité. Les gens sont venus en famille, souvent avec plusieurs photos portées par les enfants, petits-enfants ou même arrière-petits-enfants des personnes présentées.

De nombreuses photos montraient des femmes. Nikita, un des jeunes Odessites nous servant de guide, tenait fièrement deux photos: l’une d’un grand-père de sa mère l’autre d’un grand-père de son père. Le message était sans équivoque «ce que mon grand-père/arrière-grand-père a fait, je suis capable de le faire». J’ai le souvenir de mes parents parlant de l’été 1939 et de l’attente de la guerre, de cette guerre dont les Français ne voulaient pas et qui leur a été imposée. C’est cette même attente que j’ai ressentie à Moscou le 9 mai.

Le non-voyage à Odessa

Lorsque le départ pour Moscou fut confirmé et les visas obtenus, j’ai voulu prolonger notre itinéraire et descendre à Odessa. Je voyais ce voyage comme un remerciement aux membres de la délégation d’Irina Leskova, venue à Nice en janvier 2015, et une façon de leur montrer notre soutien. Personnellement, c’était l’occasion d’un retour aux sources, un retour vers la maison que mon père et sa famille avaient quittée pour deux mois, mais n’ont jamais revue. La ville ayant changé de mains, leurs passeports n’étaient plus valables.

La centaine de membres de notre rassemblement, invités du «régiment immortel», était logée dans un bel hôtel de la rue Kosygina, non loin de l’Université d’État. Notre petit groupe CNR06 était le seul groupe français. Les autres représentations, notamment polonaise, espagnole, italienne, étaient plus importantes que nous. Le présent et l’imaginaire se sont rejoints quand, après la parade, nous nous sommes retrouvés dans le salon de l’hôtel. Dans les livres des grands romanciers russes, j’avais souvent lu des descriptions de rencontres et de discussions qui duraient toute la nuit, retrouvées semblablement dépeintes par les dissidents soviétiques dans leurs récits. Une belle coutume à laquelle nous avons eu droit. Parmi une foule aussi internationale, l’anglais était majoritairement utilisé, avec des apartés dans la langue propre aux membres d’une même délégation. Nous nous sommes retrouvés bavardant avec des Polonais rencontrés la veille, Alik, et deux dames que je croyais russes.

Je leur ai naturellement parlé de mon départ imminent pour Odessa, expliquant la visite de la délégation à Nice et mon désir de montrer que nous n’oubliions pas le massacre du 2 mai. J’ai aussi ajouté que mon père était d’Odessa. À leur attitude déjà chaleureuse s’est ajoutée de la complicité. Galina, l’une des dames, et Alik nous ont dit qu’ils étaient odessites et venaient d’arriver à Moscou. Une bouteille de vodka est apparue sortie de nulle part avec une assiette de zakouskis préparés pour nous et nous avons trinqué à tous ceux nés à Odessa. Ils ont parlé entre eux du danger que nous pourrions courir et en sont venus à la conclusion que les risques étant minimes, le jeu en valait la chandelle.

Depuis plus d’un an, on nous parle des Ukrainiens, des séparatistes «pro-russes», des Odessites pour ou contre le gouvernement actuel de Kiev – mais sans problème ukrainien – et voilà que j’avais face à moi deux personnes, un journaliste et une colonelle de police, tous deux fiers d’être nés à Odessa, tous deux certainement en situation personnelle difficile à Moscou, qui se considéraient russes. Ils n’étaient pas pro-russes. Ils étaient russes. J’ai pensé à Marseille, la ville où ma famille s’est installée en arrivant en France; même si les politiciens arrivaient à détacher une entité occitane allant de l’Aquitaine à Nice, les Marseillais continueraient à se sentir français 25 ans après sa création. Galina nous expliquait les choses si passionnément que Sylvie l’a filmée pendant que Monika, une Polono-française, traduisait. Plusieurs bouteilles de vodka se sont succédées. Bref, nous étions bien à Moscou tel qu’on se l’imagine.

Le lendemain, nous avons repris la discussion concernant notre voyage à Odessa. Une Italienne s’était ajoutée au groupe. Plus réticente, elle trouvait déraisonnable de prendre un risque. Elle nous fit part de l’arrestation suivie de la déportation le 1er mai de Franco Fracassi, journaliste italien dont les écrits avaient déplu au régime. Il se rendait à Odessa pour la commémoration de la tragédie du 2 mai 2014. Elle nous a attesté que les journalistes, autant russes ou ukrainiens qu’étrangers, risquaient d’être arrêtés, voire de disparaitre. Alik nous a alors raconté qu’il avait également été arrêté pour ses écrits, puis avait réussi à s’en sortir et venait d’arriver indéfiniment à Moscou.

Quelqu’un a dit: «Elles ne risquent rien, elles ne sont pas journalistes, leurs noms ne figurent pas sur les listes rouges.» Oui, sauf qu’en tant que participante au blog du Saker francophone, j’avais eu l’honneur, comme le CNR06 d’ailleurs, d’apparaître sur la «liste infâme» (http://lesbrindherbes.org/2015/03/19/appel-a-la-delation-des-sites-pro-russes/) au mois de mars. J’avais même eu droit à un traitement de faveur sur cette liste, avec une mini-biographie décrivant en fait surtout mon travail d’astronome avec mon mari. Le rapport de cette anecdote a changé le ton de nos nouveaux amis. Plus question d’aller à Odessa. Nous avons changé nos billets et sommes rentrées directement à Nice.

À notre retour, un message d’Irina, la responsable de la délégation venue à Nice, en ce moment aux États-Unis où elle essaie de faire connaître la vérité sur les événements de l’année dernière, m’attendait sur mon ordinateur:

“Dear Claude! Ivan will meet you in aiport with your name table, don’t worry. How are you? I. “

C’est le 2 mai 2016, si aucune catastrophe n’est arrivée d’ici là, que nous rencontrerons Irina, Ivan et surtout Elena qui a perdu son fils le 2 mai 2014.

Claude Roddier-Sivirine

La traduction en anglais de cette lettre est accessible sur le site du Saker US

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