La culpabilité allemande pour la guerre et l’avenir de l’Europe
Par le capitaine Russell Grenfell − Publié en 1953 − Source Unz Review
Au fil du temps, on nous a répété et insinué que les aventures, les anxiétés et les austérités du demi-siècle écoulé avaient amené notre pays, en 1940, à son heure de gloire ; et peut-être que tel est bien le cas, mais alors il faut bien insister sur le fait qu’il ne s’agit pas de l’heure de gloire des hommes politiques qui, pour dire la vérité, ont fait preuve d’incompétence crasse, et ont de par leurs imbécillités amené la Grande Bretagne au bord de la catastrophe. Non, il faut bien préciser alors que l’on parle de l’heure de gloire des soldats.
Citation de Cecil Algernon dans La Reine Victoria et Ses Premiers Ministres – p. 338
Chapitre 13 – Culpabilité et innocence internationales
On ne pourra éviter une troisième guerre mondiale qu’en approchant le problème avec une objectivité scientifique. M. Churchill et le président Roosevelt échouèrent tous les deux à réaliser cette approche en ce qui concerne la dernière guerre, ce qui donna lieu à des résultats déplorables. Il commencèrent tous les deux avec la supposition que l’Allemagne constituait la cause unique des deux guerres mondiales et poursuivirent leur raisonnement ainsi : si l’on pouvait la vaincre et la désarmer totalement, la paix régnerait pour toujours. Mais toutes ces suppositions étant fausses, il n’est guère surprenant que la politique de guerre qu’ils avaient construite sur cette fondation erronée tombât en ruines dès que la guerre fut terminée.
Leur attitude s’apparenta à un rejet de la méthode scientifique, et à un retour aux chasses aux sorcières du Moyen-Âge. L’Allemagne fut déclarée constituer une nation possédée par le mal, diaboliquement responsable de tous les maux de l’humanité, et entre 1940 et 1945 il devint tout aussi dangereux de suggérer que cette accusation ne tenait pas face à la réalité qu’il avait été pour Galilée de remettre en question au XVIIème siècle la croyance traditionnelle, soutenue officiellement par la Papauté et l’Inquisition, que le soleil tournait autour de la terre. Galilée publia une théorie qui avançait le contraire, et dont dépendait toute la navigation à venir sur les océans. Il fut mis à l’Index des publications interdites en 1616, et fut contraint de répudier ce qu’il avait écrit sous la menace de se voir torturer. De manière similaire, toute objection à la propagande officielle de la dernière guerre, voulant que les allemands soient les damnés de cette terre, était susceptible de provoquer des ennuis à celui qui l’émettait.
Pourtant, les preuves contraires étaient si étendues que quiconque avec un minimum de connaissances historiques le constatait à chaque occasion. Les allemands peuvent bien constituer des monstres cruels, s’offrant à toutes sortes de bestialités et d’atrocités. Mais qui est différent ? Les britanniques ont mis à bas la mutinerie indienne par l’emploi d’une terreur minutieuse, où figurèrent des massacres indiscriminés d’hommes, de femmes et d’enfants désarmés, et par des actions d’une sauvagerie extrême, telle que l’extermination des mutins par la bouche des canons. Ils usèrent de camps de concentrations avant les allemands, lors de la guerre des Boers, en parquant la population civile Boer dans des enceintes dont les conditions provoquèrent la mort de pas moins de 10% de l’ensemble de la population Boer. Si on avait fait subir le même sort aux britanniques lors de la dernière guerre, cela aurait causé cinq millions de morts.
Les cruautés du régime communiste russe [… soviétique NdSF] constituent un lieu commun politique depuis des années. Cinq millions de paysans ont été volontairement affamés jusqu’à la mort au début des années 1930 par choix politique du gouvernement, et le travail de forçat à grande échelle et dans des conditions terribles est également un lieu commun du système russe, et cela a commencé bien avant le début de la dernière guerre. La peur règne sur les terres de la Russie et de ses satellites, sans doute plus que nulle part ailleurs dans le monde moderne. Venir frapper à la porte à minuit, supprimer jusqu’à l’oblitération totale un ou plusieurs membres de la famille, rendre omniprésents l’espionnage et le réseau d’informateurs, jusqu’entre proches, voir les enfants dénoncer leurs parents, telles sont les caractéristiques terribles de la vie contemporaine en Russie.
Début juillet 1952, un comité du Congrès des USA indiquait que ce sont sans aucun doute les russes qui assassinèrent plus de 4000 officiers polonais dans la forêt de Katyn en 1940, et 10 000 autres à un autre endroit. “Aucun doute n’est possible”, dit le comité, “quant au fait que ce massacre constitua un complot organisé pour éliminer tous les dirigeants polonais qui se seraient par la suite opposés au projets soviétique de communisation de la Pologne”. Lors des procès de Nuremberg, le procureur russe accusa les allemands des meurtres de Katyn. Mais le tribunal avait évidemment des doutes quant à cette accusation, qui ne fut pas poursuivie, même si aucune tentative ne fut menée alors pour découvrir qui avait commis ces meurtres. Si l’on peut s’en tenir à la conclusion du comité du Congrès étasunien1, il s’ensuit que le juge russe siégeant au tribunal de Nuremberg représentait un pays coupable de crimes de guerres tout aussi atroces que ceux qui y étaient reprochés aux allemands.
Les chinois, bien entendu, sont célèbres depuis très longtemps pour la finesse de leur art en matière de cruauté. La pratique de la torture est si bien implantée dans les mœurs de ce pays qu’on trouvait communément des jouets à bas coût montrant les formes les plus courantes de torture dans les magasins de bric-à-brac, au moment où l’auteur visita pour la première fois la Chine en 1913. Depuis l’avènement du gouvernement communiste, des purges et des liquidations sont menées suivant la meilleure tradition en provenance de Russie, et l’on trouve un récit particulièrement horrible des procès publics des personnes dont l’élimination a été décidée dans “The Listener” du 15 mai 1952.
On a décrit ces procès, qui se déroulent face à un public de 20 000 personnes ou plus, les prisonniers étant jugés par lots, avec les mains liées derrière le dos. Des agents sont disposés au cœur du public pour mener les clameurs en soutien à l’accusation, ou huer les prisonniers, selon les instructions. Après avoir procédé à leurs propres déclarations quant aux fautes commises par les prisonniers, les accusateurs officiels demandent ensuite aux membres du public de témoigner contre les accusés. Les mêmes agents se lèvent, s’auto-emportent dans une furie de dénonciation, crachent sur les prisonniers, les frappent et leur tirent la barbe. On demande alors au public ce qu’il faut faire, et les réponses préparées à l’avance fusent comme le tonnerre : “Débarrassez-nous en! Tuez-les!” ; quiconque ne se comportant pas comme les autres se trouve exposé au danger de figurer au prochain lot de prisonniers. Les hommes condamnés sont alors exécutés face à la foule, en réponse à l’“exigence unanime du peuple”.
Il n’est pas nécessaire de s’éterniser sur les cruautés pratiquées par les japonais. Le public britannique a été largement informé de ces pratiques au cours de la dernière guerre. Juste en face, on trouve les coréens du sud, pour lesquels la guerre des Nations Unies est menée en Corée. Voici ce qu’un correspondant de guerre britannique écrivit sur eux:
Aux alentours de Séoul, les pelotons d’exécution de Syngman Rhee avaient commencé à œuvrer si fiévreusement et si férocement à leur tâche meurtrière qu’une immense vague d’indignation balaya tous ceux qui virent et entendirent leurs actions. Des hommes et des femmes (et même des enfants, cela a été décrit par écrit) furent tirés de leurs geôles à Séoul, amenés à pied dans les champs aux faubourgs de la ville, et abattus négligemment et sans pitié en grands nombres, avant d’être ensevelis dans des fosses communes.2
Les atrocités commises par les turcs contre les arméniens, les bulgares et d’autres races qui leur étaient assujetties constituèrent des raisons intermittentes d’agitation politique en Grande Bretagne au fil du XIXème siècle, des personnalités exigeaient que quelque action punitive à l’égard de ces “bouchers” soit menée, à l’époque même où les canons britanniques déchiraient les rebelles en Inde sans que personne ne trouve à y redire.
La France, souvent tenue de nos jours comme un modèle de civilisation face à une Allemagne brutale et barbare, fut à l’origine des méthodes de la Terreur lors de la Révolution de 1789. Cela, bien sûr, chacun le connaît. Chose beaucoup moins documentée en Grande Bretagne, la période de terreur plus importante encore qui se déroula entre 1944 et 1946, où le pays connut une orgie d’exécutions sommaires de pétainistes supposés et de collaborateurs par des communistes, des hommes de la “résistance” et des gaullistes revenus au pays, ces derniers étant préoccupés de montrer leur patriotisme d’émigrés en massacrant et persécutant leurs compatriotes restés au pays sous l’occupation allemande. Le gouvernement français a reconnu officiellement plus de 10 000 exécutions de cette nature, mais d’autres estimations jugent plus crédible un nombre de 100 000. Voici comment Sisley Huddleston décrit les choses qui se produisirent :
Nombreux, parmi ceux qui étaient amenés par eux (les Épurateurs3) pour interrogatoire, étaient ceux qui ne survivaient pas à l’épreuve. Dans les hôtels qui tenaient lieu de prisons, on faisait venir des femmes des rues pour humilier les victimes (parmi lesquelles de hauts dirigeants), qui étaient contraints de marcher en cercle et de crier “Maréchal, nous voilà!” sous les coups de matraque ou de fouet. Certaines victimes étaient marquées, ou brûlées à la cigarette (les seins des femmes étaient ainsi défigurés)…. On trouva d’ingénieux et diaboliques usages aux appareils électriques, externes ou internes4
Himmler, le Teuton vulgaire, ainsi que ses acolytes, auraient pu apprendre des choses des Latins plus raffinés et artistiques de l’Ouest.
Le 23 janvier 1949, le Sunday Pictorial publiait, sous le titre : “DES AMÉRICAINS TORTURENT DES ALLEMANDS POUR LEUR SOUTIRER DES “CONFESSIONS””, ce qu’il appelait “l’histoire horrible de tortures barbares infligées au nom de la justice alliée”, tirée du rapport du juge étasunien Edward L. van Roden, qui avait enquêté sur des allégations à cet égard comme membre d’une commission d’enquête officielle. Le juge détermina que des prisonniers allemands avaient été objets de diverses formes de mauvais traitements, comme le dit le Pictorial, jusqu’à ce que “ces hommes forts fussent brisés, et prêts à marmotter toute confession exigée par leurs accusateurs”.
Parmi les méthodes de persuasion révélées par le juge, on comptait : l’introduction forcée d’allumettes embrasées sous les ongles des prisonniers, des coups de pieds dans les testicules irréparables (dans 137 des cas investigués, sur un total de 139), la dissimulation de la tête du prisonnier sous une capuche noire suivie de coups portés au coup de poing américain, et l’emploi de faux prêtres, avec crucifix et cierges, venus confesser les prisonniers dans l’espoir d’en tirer plus d’informations.
Comment maintenir, au vu de tout ce qui précède, que les allemands sont des monstres de cruauté et de sadisme uniques, comme tant de braves gens en Grande Bretagne restent convaincus qu’ils sont? Peut-être bien qu’ils sont des monstres, mais ils ne sont pas uniques du tout. Quand nous allons à l’église et récitons avec le pasteur notre statut de “pauvres pêcheurs”, nous reconnaissons disposer nous aussi de quelques imperfections. Mais en relation à un ennemi étranger, nous laissons cette humeur pénitente derrière nous en passant la porte de l’église. Une fois revenus à la franche lumière du soleil, nous remettons sur notre tête notre couvre-chef tribal, et, menés par le pasteur au tam-tam, nous commençons un nouveau récital d’indignation outragée contre la méchanceté de l’ennemi. Ce sont eux, et pas nous, qui constituent les pêcheurs.
Il y a quelques années, il se trouve que j’étais en Allemagne, et que je pus discuter de la guerre avec un ancien officier de marine allemand. “Mais voyez-vous”, dis-je au milieu de la discussion, “on nous avait dit que nous nous battions pour la civilisation chrétienne et la décence humaine”. À ma stupéfaction, dont je réalise à présent le degré de naïveté, il me répondit : “et à nous de même”.
L’hypocrisie ne constitue jamais une caractéristique admirable, elle peut être dommageable en plus d’être peu appréciable, et se mettre dans la position désavantageuse ou même dangereuse d’espérer qu’elle débouche sur l’indulgence est comparable à boire jusqu’au coma éthylique. Seulement, il s’agit là exactement de la position dans laquelle de très nombreux britanniques se retrouvent, du fait de la propagande de guerre émise pendant les années de guerre. Toute suggestion vers une amitié avec les allemands présente le risque important de trouver comme réponse : “Les allemands? Oh! Non, il serait impossible que nous devenions amis, après tout ce qu’ils ont fait!”. Et, peut-être tel est-ce le cas ; mais dans ce cas, avec qui pouvons nous être amis, après tout ce que chacun a fait ? Si l’on étudie ce sujet en prenant un point de vue impartial, et fondé sur des données objectives, il n’est aucune main étrangère que nous pourrions serrer sans souiller nos doigts immaculés. Tout ceci en supposant que nos propres mains soient propres ; ce qui, je le crains, est au moins discutable si nous pouvons étudier les preuves nous concernant nous-mêmes, et non pas seulement celles qu’il nous plaît de nous rappeler.
Prenons, par exemple, l’accusation si souvent proférée envers les allemands, pour expliquer leur ostracisme moral, d’avoir affamé 20 000 personnes jusqu’à la mort à Belsen et dans d’autres camps. Les 13 et 14 février 1945, Dresde fut attaquée par des bombardiers britanniques et américains, à un moment où elle débordait de réfugiés, principalement des femmes et des enfants, qui fuyaient les armées russes approchant à l’Est. Le massacre et les mutilations furent épouvantables. Environ 25 000 personnes56 furent tuées et 30 000 blessées en une seule tranche de 24 heures d’horreur, qui vit des foules de réfugiés désespérés et sans abri “s’empresser d’un côté puis de l’autre des heures durant, à la recherche d’un abri dans une étrange ville parsemée d’explosions de bombes, de phosphore brûlant et de bâtiments écroulés7”. La presse britannique fit-elle preuve d’un quelconque émoi sur cet holocauste réalisé sur des civils allemands, comprenant un fort ratio de femmes et d’enfants? Pas du tout ; le plus gros des organes de presse s’extasièrent joyeusement sur le fait que le nombre de morts supplémentaires constituait “un bonus inattendu et bienvenu” aux activités de bombardement. Des épisodes comme celui-ci — Dresde ne fut absolument pas la seule occurrence, loin s’en faut — permettent-ils aux britanniques (ou aux américains) le droit de pointer du doigt sur Belsen ou Buchenwald, ou tout autre lieu où les allemands sont connus pour avoir agi avec brutalité?
L’attitude fréquemment affichée par des membres du public britannique, voulant que la main allemande soit la seule (à l’exception peut-être de l’allié japonais) à être trop sale pour qu’on la serre fait fi du pli que la propagande a pris lors des événements après guerre. Même si ces gens n’ont jamais entendu parler de l’épuration en France, et n’ont aucune connaissance de ce qui se produit en Chine ou dans les zones les plus reculées de l’histoire turque, américaine ou britannique, ils devraient savoir qu’à choisir entre les habitudes des russes et des allemands, la position officielle est à présent en faveur des allemands, puisqu’il a été difficile de trouver au cours des cinq dernières années un journal ne présentant pas les opinions de quelque politicien, archevêque, ou autre personnalité, selon qui les agressions russes, les tyrannies russes, les camps de travaux forcés russes, les procès politiques russes, et la torture des prisonniers russes sont “les pires de l’histoire” ; ce qui doit bien vouloir dire qu’ils sont pires que tout ce que firent les allemands à cet égard8. Pourtant, il reste un grand nombre d’hommes et de femmes de toutes les couches de la société qui se montrent très préoccupés de “parvenir à se comprendre avec la Russie” et seraient prêts à concéder des sacrifices considérables pour cela si seulement les russes pouvaient “faire acte d’un peu de sens commun et d’amitié”. Alors pourquoi pas avec l’Allemagne?
Pourquoi pas avec l’Allemagne? Parce que les cerveaux d’une majorité de britanniques restent semi-anesthésiés par la propagande des années de guerre. “Si l’on répète une chose assez souvent, elle devient vraie” constitue un dicton journalistique bien connu : et la vilenie des allemands fut dépeinte d’une façon si continue entre 1939 et 1946 ou 1947 que la plupart des britanniques en ont conçu une fixation mentale à ce sujet et trouvent extrêmement difficile de réajuster leurs esprits à d’autres dispositions. Cela leur est difficile en raison de l’inclinaison naturelle à ne pas revenir sur une opinion tenue de longue date et passionnée ; parce qu’ils ont un sentiment désagréable qu’il risque d’être impopulaire de dire quoique ce soit de positif sur l’ex-ennemi, jusqu’il y a peu tant avili, et parce qu’ils présentent une peur instinctive envers quelque chose de pire. La mémoire s’attarde sur le fait qu’il n’y a pas si longtemps, il était en fait dangereux de faire autre chose que mépriser les allemands. De 1940 à 1945, quiconque exprimait une quelconque sympathie envers l’ennemi allemand risquait de se retrouver en prison et traité comme un criminel de droit commun. Ainsi, malgré l’émergence après guerre d’une nouvelle menace, malgré des encouragements officiels envers le réarmement de l’Allemagne, et, plus que des encouragements, des menaces s’ils refusaient de le faire, la foule des britanniques persiste à considérer les allemands comme une menace mondiale et une nation proscrite à laquelle nul peuple décent n’ira s’associer. Les britanniques qui tiennent cette ligne sont sans aucun doute aveugles au fait qu’ils contribuent ainsi à la cause du communisme russe hostile. Les boomerangs ne sont jamais revenus frapper aussi précisément leurs lanceurs que ne le fait cette campagne de haine britannique contre les allemands, ainsi que la Loi 18B.
Chapitre 14 – Les avantages d’une paix négociée
Le chapitre précédent aura, je l’espère, convaincu le lecteur que l’approche nationale des affaires internationales peut être opposée à une approche scientifique. Car il n’est pas de nations mauvaises et de nations vertueuses, et toute suggestion du contraire est un tissu de mensonges. Toutes les nations constituent des mélanges de malice et de vertu, telles elles ont toujours été, et telles elles resteront à jamais. Et si une nation manifeste quelque caractéristique déplaisante d’une manière particulièrement vicieuse, on trouvera quelque autre saleté en part égale dans les autres nations, dont celle-ci sera relativement exempte. Ceux qui parlent le plus fort de la fraternité de l’homme ne s’autorisent pas à reconnaître sa fraternité dans la méchanceté.
Il n’est pas nécessaire d’insister sur les différences marquées qui existent entre individus et groupes en matière de moralité générale. L’individu tient une position bien plus faible que le groupement de criminels. S’il est condamné, il perd souvent la sympathie de ses camarades, et si on l’exécute pour ses crimes, il est réduit au silence à jamais.
Mais tel n’est pas le cas pour les crimes collectifs. Si le groupe est assez grand, assez puissant, et assez permanent, ses membres se fortifient les uns les autres en bravant, à défaut de pouvoir les récuser, les accusations d’infirmité morale. Ils bravent ces accusations en usant de l’argument simple et souvent assez véridique, voulant que leurs accusateurs ne sont pas meilleurs qu’eux-mêmes, quelles que soient leurs actions. Nous trouvons cette règle appliquée partout où des groupes sont en conflit. C’est un lieu commun de dire que les partis politiques présentent une conduite douteuse, que leurs membres individuels refuseraient d’adopter à titre privé. Si, comme le veut le dicton, les diplomates sont des hommes honorables qui mentent à l’étranger pour le bien de leur pays, on pourrait également dire que les politiciens sont des hommes honorables qui mentent sur la scène intérieure pour le bien de leur parti. Et ces entorses à la véracité n’affectent pas la conscience des prévaricateurs désignés. Le fardeau de la culpabilité décroît à mesure que le nombre de personnes qui la partagent augmente, jusqu’à devenir insensible.
Il est donc stupide au plus haut point de se plaindre que les allemands “fabriquent des excuses pour leur propre défaite” ou “essaient de faire porter la culpabilité de la guerre à quelqu’un d’autre”. C’est ainsi que fonctionnent tous les groupes puissants, il en sera toujours ainsi ; et ils ont le plus souvent quelque degré de justification à procéder ainsi. Vous n’entendrez jamais un parti politique attribuer publiquement les causes de sa défaite à son propre comportement alors qu’il était au pouvoir. Il invoquera toujours les machinations malhonnêtes de l’autre camp. De même, je n’ai souvenir d’aucun syndicat reconnaissant avoir eu tort d’appeler à une grève. Si la grève échoue, l’excuse habituelle est que les travailleurs persécutés se sont fait dominer par les ressources supérieures des employeurs, et l’on nous dit alors que les hommes sont retournés travailler dans une morne rancœur, et non sans la détermination de disposer de leur propre soutien la prochaine fois.
Aucune personne intelligente ne devrait donc se surprendre que les allemands, les japonais, ou toute autre nation, réagisse à la défaite de la même manière, d’autant plus qu’il ne faut pas chercher bien loin pour renvoyer aux vainqueurs des accusations aussi graves que celles qu’ils portent aux vaincus. Par exemple, un allemand devrait être vraiment très stupide pour, face aux nombreuses accusations britanniques d’“agression” teutonique, ne pas rappeler que l’agrégat de territoires appelé Empire Britannique n’est pas tout à fait sorti d’une manifestation spontanée d’agrégation de la part des peaux-rouges, des chypriotes, des boers, des bantous, des indiens, des birmans, des malaisiens, des aborigènes australiens et des maoris. Et même si un très grand nombre de britanniques ignorent le fait que les français, sous Louis XIV, ravagèrent l’Allemagne d’un bout à l’autre, et que l’Empereur français Napoléon 1er se montra déplaisant au plus haut point envers les allemands il y a quelques cent quarante ans, ces derniers n’ont quant à eux pas oublié ces épisodes de l’histoire. Par ailleurs, un allemand n’aurait pas tort de trouver bizarre qu’une nation, affublée à l’international du sobriquet de perfide Albion, se positionne comme instructrice de la rectitude morale vis à vis de l’Allemagne tout en se prévalant de disposer d’un fort sens de l’humour.
L’histoire soutient la thèse qu’en matière de morale, une nation n’a guère à envier à une autre ; et que, hormis des influences exceptionnelles, elles se comporteront toutes de manière à peu près semblables en des circonstances similaires. Nous avons déclaré avant la guerre que le pouvoir absolu avait corrompu Hitler. Mais une fois que la reddition sans condition de l’Allemagne nous eut accordé, à nous et à nos alliés, le pouvoir absolu sur l’Allemagne que nous occupions, nous nous sommes à notre tour laissés corrompre. Et au moment précis où nous portions des accusations de pillage sur les pays conquis envers les dirigeants allemands, lors des procès de Nuremberg, nous nous affairions à piller l’Allemagne à très grande échelle. Non seulement les propriétés personnelles se voyaient-elles volées par les forces d’occupation, militaires comme civiles, mais une campagne de pillage organisée des usines et des machines de production était en cours sur de gros volumes sous prétexte de réparations. Ce sont jusqu’aux yachts privés de Kiel et d’autres ports qui furent saisis et que l’on fit voguer ou transporter vers l’Angleterre. Lors de l’occupation de Paris en 1815, le Duc de Wellington avait mis en œuvre un code de conduite strictement opposé9.
Et comme nous l’avons noté au cours des chapitres précédents, ce n’est pas là la seule façon dont l’approche britannique de la guerre différa entre l’époque de Wellington et les temps présents. Les deux attitudes, celle d’alors et celle du présent, présentent un contraste très marqué, presque fondamental. La période passée se distingue par un effort de guerre limité, une gestion parcimonieuse des ressources nationales, l’indulgence politique la plus haute envers l’ennemi, ainsi qu’un respect scrupuleux de ses propriétés privées ; la période présente semble marquée par un objectif de guerre illimitée poussée dans ses extrémités les plus absolues, des dépenses sans compter, un mépris complet des susceptibilités de l’ennemi, ainsi qu’une destruction brutale des propriétés civiles au cours de la guerre, et leur confiscation après celle-ci. Les méthodes de guerre comprises par le Duc de Wellington sont de toute évidence d’une nature bien différente de la vision qu’en a M. Churchill.
L’attitude en temps de paix du début du XVIIIème siècle a également subi un changement frappant si on la compare à celle du XXème siècle. En 1801, après huit années de guerre contre la France révolutionnaire, et à une époque où non seulement la défaite de l’ennemi n’était pas en vue, mais au contraire l’équilibre de la guerre semblait fortement à son avantage, la Grande Bretagne s’était montrée prête à faire la paix, et elle la fit, en accordant des concessions considérables à l’ennemi français. La guerre éclata de nouveau 2 années après. Mais trois années plus tard, en 1806, la Grande Bretagne se remettait à sonder les prospectives de paix ; alors que Napoléon, loin d’être sur le déclin, était au seuil de la plus brillante partie de sa carrière militaire. Les dirigeants britanniques de l’époque ne présentaient de toute évidence aucune objection à des compromis de paix rapiécés qui laissaient l’ennemi en position favorable.
Mais avec le passage au XXème siècle, quelque chose semble avoir modifié cette disposition. Lors de la guerre 1914-1918, une paix non accompagnée de victoire était devenue suspecte. En 1917, après deux années terribles de blocage sur le front Ouest, marquées de carnages épouvantables et sans le moindre signe de progression d’un camp sur l’autre, Lord Lansdowne décida que la seule solution sensée pour mettre fin à cette folie meurtrière sans objet était de conclure un accord de paix. Mais quand son projet fut ébruité, on le considéra quasiment comme un conspirateur hostile, et le Times refusa de publier la lettre dans laquelle il présentait son projet de paix.
En 1939, le mot paix était presque devenu un synonyme de trahison. Avant même le début de la guerre, la presse britannique mentionnait des “menaces de paix”, et une fois le conflit commencé, plusieurs offres de paix faites à la Grande Bretagne par l’Allemagne furent mentionnées par le gouvernement — quand elles le furent — avec dédain et dérision, et en invitant clairement tous les citoyens patriotes à ricaner en chœur. Hitler fit deux propositions de paix, l’une en octobre 1939, après la défaite de la Pologne, et la suivante en juillet 1940, après la défaite de la France. On peut imaginer que ces deux tentatives constituèrent des complots sinistres de la part de Hitler pour attirer la Grande Bretagne à sa perte. Mais elles résonnaient de manière logique avec la manière du chef d’État allemand de voir les choses. Son objet initial avait été d’écraser la Pologne et de récupérer le Couloir de Dantzig. Une fois qu’il l’eut accompli, il proposa aux garants de la Pologne, qui avaient été incapables d’honorer leur garantie, une cessation des hostilités. Après leur refus, son objet devint de briser la combinaison anglo-française contre l’Allemagne. Il y parvint également, et proposa une fois de plus à l’ennemi restant de s’accorder sur le fait que poursuivre la guerre n’avait pas beaucoup de sens.
Il y eut également l’offre de paix de 1942, que nous avons déjà mentionnée, que des conspirateurs anti-hitlériens firent transmettre via l’évêque de Chichester. Mais elle fut, comme nous l’avons évoqué, écartée par le Cabinet britannique.
Ces refus britanniques successifs d’examiner même les propositions de paix émises par l’ennemi coïncidèrent avec une propagande assourdissante qui clamait que les britanniques étaient pacifiques et les allemands les bellicistes. Nous autres britanniques accusons fréquemment les russes d’avoir introduit dans le monde le très vil dessein de faire porter aux mots le contraire de leur signification passée. Mais cet abus du mot “pacifique” par nos propres soins semble indiquer que la maladie en question semble avoir été plus répandue que nous le pensons. Que le gouvernement britannique ait eu (ou n’ait pas eu) des raisons valables de rejeter les offres de paix allemandes, ces rejets ne sont pas précisément caractérisables comme passionnément pacifiques.
Pour que la Grande Bretagne acceptât la paix avec l’Allemagne en 1939 (à supposer que la France l’eût accepté), il aurait fallu reconnaître la défaite polonaise face à l’Allemagne, admettre l’échec de la garantie britannique, et donc faire preuve d’une bonne dose d’humilité. Et accepter la paix en 1940, après la chute de la France, eut été encore plus humiliant. Pourtant, avant que le lecteur ne classe ces deux éventualités comme inenvisageables, il est intéressant de se souvenir que nos prédécesseurs de l’année qui suivit Trafalgar, que nous n’avons pas l’habitude de considérer comme des pleutres, étaient prêts à considérer une paix avec Napoléon presque immédiatement après qu’il eût battu les autrichiens à Austerlitz de manière décisive. Et pas uniquement à envisager la paix. Ils envoyèrent Lord Yarmouth à Paris proposer la paix10.
Il est fort possible que la paix avec l’Allemagne, que ce soit en 1939 ou en 1940, ait été hors de question. Mais on ne peut pas en dire autant de la proposition de paix souterraine de 1942, car alors les revers britanniques avaient été rétablis, et il était devenu évident que l’Allemagne ne pourrait pas vaincre ses ennemis. La Grande Bretagne aurait donc pu conclure la paix en toute dignité. Mais, bien entendu, si votre objet national est non pas politique mais militaire, si ce que vous recherchez est le renversement complet de l’ennemi, alors toute suggestion de paix constitue en effet une menace.
Il n’existe aucun exemple historique laissant à penser qu’une offre de paix raisonnable, émise à un moment raisonnablement choisi, ne doive pas être examinée avec sincérité et, si possible, acceptée. L’ennemi peut avoir des desseins cachés et vouloir utiliser la paix à son avantage en vous entraînant dans un piège. Mais aucune raison absolue n’implique son succès dans une telle entreprise si vous prenez les précautions adéquates, alors que lui-même prend des risques inévitables, si ses desseins réels restent agressifs, en signant un accord de paix. Car il est toujours plus facile de poursuivre une guerre en cours que d’en relancer une après une pause. Le parti pour la paix d’un pays, que ce pays soit démocratique ou autoritaire — et tout pays a un parti de la paix — est voué à gagner en influence en temps de paix, par rapport aux temps de guerre ; et la population civile, ayant profité à cessation des hostilités de la levée des privations, de la fin des dangers, et de grands espoirs de retours des fils et des maris, est encline à faire preuve d’une résistance bien plus importante au retour de la guerre que si celle-ci était simplement poursuivie sans interruption. Peut-être une paix ainsi conclue ne durera-t-elle pas, comme ce fut le cas de la paix d’Amiens. Mais la courte durée ce cet épisode que nous citons en exemple ne constitue pas une preuve que cet accord de paix constituât une erreur. Sans doute fut-il meilleur que pas de paix du tout.
Il est notable qu’en matière de droit civil, en Grande Bretagne, c’est presque systématiquement le principe “faire la paix partout où c’est possible”, et non pas “se battre jusqu’au bout” qui sous-tend les conseils donnés par les experts légaux. Les juges voient avec la meilleure grâce les accords hors tribunal, avec en seconde place les accords volontairement conclus lors des auditions devant la Cour. Les plaideurs qui concluent ce type d’accords, au lieu de faire durer leur affaire légale jusqu’à la fin, se voient presque toujours déclarer par la Cour qu’ils ont agi avec sagesse. Dans les litiges industriels, le gouvernement fait tout son possible pour promouvoir la “conciliation” et pour faire cesser la “lutte” aussi vite que possible par un accord acceptable pour les deux parties. Les ministres qui mettent en branle la machinerie de la médiation dans les cas de litiges industriels sont donc en accord avec les ministres qui conclurent la paix d’Amiens en 1801 et qui instruisirent Lord Yarmouth à Paris de rechercher un accord avec Napoléon en 1806, mais pas avec la politique churchillienne de rejet du compromis, de la reddition sans condition, et du refus automatique de toute offre de paix.
Le gros défaut de cette dernière politique, en particulier du fait qu’elle soit concentrée sur la victoire totale, est qu’en cas de réussite, elle conduit inévitablement à l’abus de pouvoir, qui constitue à son tour un ennemi de la paix. Dans l ‘ensemble, l’humanité n’est pas belliqueuse, la plupart des gens se laissent diriger par l’instinct du vivre et laisser vivre, et pour autant que la plupart des hommes aient l’impression d’évoluer dans un cadre raisonnablement honnête, ils présentent peu d’inclinaison à emprunter le sentier de la guerre. Mais laissez s’installer en eux un sentiment d’injustice, et ils se retrouvent à disposition du premier fauteur de trouble. Et il n’existe pas de meilleur moyen de donner aux hommes ce sentiment d’injustice que cet abus de pouvoir dont ils constituent les victimes. La nature humaine étant ce qu’elle est, l’exercice du pouvoir n’implique de faire preuve de sagesse que si le manque de sagesse s’avère difficile voire dangereux ; et plus une victoire est complète, plus la tentation de laisser cours à la vengeance, à l’arrogance et à la cupidité est importante. Mais plus on cède à cette tentation, plus on sème les dents de dragon en grand nombre.
L’histoire des 150 dernières années regorge d’illustrations de ce qui précède. Nous avons déjà souligné les bénéfices de la tolérance et de la modération dont bénéficièrent les français vaincus en 1815. Un autre exemple du même ordre est donné par l’action des britanniques, accordant aux Boers vaincus une participation égale au gouvernement d’une Afrique du Sud unifiée.
Malgré leur aversion profonde, voire leur haine des britanniques, et malgré la décimation récente de leurs femmes, de leurs enfants, et de leurs personnes âgées dans les camps de concentration britanniques, ce traitement généreux des Boers a permis de conserver l’Afrique du Sud dans le partenariat du Commonwealth depuis la fin de la guerre des Boers, et d’amener des armées sud africaines composées de boers et de britanniques à se battre aux côtés de la Grande Bretagne lors des deux guerres contre l’Allemagne. En quand, au cours de la première de ces guerres, une révolte boer éclata, elle fut réprimée par la force sous le commandement d’un général boer. C’est à cette occasion que le général Smuts déclara : “Je soutiens l’Angleterre ; un pays qui, alors qu’il nous tenait à sa merci, nous a traité comme une nation chrétienne le devait”. On ne saurait trouver de témoignage plus éloquent de l’effet psychologique que peut avoir la générosité internationale envers les vaincus.
Il n’y a guère à douter que si un traité de Versailles avait été imposé aux Boers à l’image de celui qu’on infligea aux allemands en 1919, ils auraient saisi l’opportunité de se soulever en 1914 pour fomenter un soulèvement national, comme l’Irlande du sud le fit (sans succès) en 1916. En l’état, bien que les liens entre l’Afrique du Sud et le Commonwealth aient souffert et continuent de souffrir de stress et de tensions, la connexion a été maintenue au fil des 50 dernières années. L’Afrique du Sud aurait pu faire sécession à tout moment de son choix depuis le Statut de Westminster, et si elle ne l’a pas fait, c’est sans aucun doute parce que ses griefs ne sont pas assez grands pour que le camp de la sécession puisse recruter en masse.
Il est clair, à lire les productions de Lord Vansittart et de ses semblables, qu’il n’estimait pas que les alliés victorieux aient abusé de leur pouvoir dans le cas du Traité de Versailles ; mais — et c’est là l’important — les allemands, eux, l’estimaient. La guerre avait éclos par la question de savoir si les serbes devaient être autorisés à assassiner l’héritier du trône autrichien en toute impunité, et s’était terminée avec l’effondrement total de l’Allemagne et le pouvoir absolu des vainqueurs, qui décidèrent de son destin comme bon leur semblait, non sans déshonorer les conditions qu’ils avaient offertes comme base de reddition. Dans cette paix dictée par les vainqueurs, l’Allemagne perdit ses colonies du monde entier, dut laisser la Sarre à la France pour quinze ans, céder les zones les plus riches de Silésie et le Couloir de Dantzig à la Pologne, et se résoudre à voir désintégré son principal allié. Les choses auraient beaucoup ressemblé à cela si l’effondrement de la grève générale britannique de 1926 avait été suivi de l’abolition du congrès des syndicats, à la confiscation de tous ses fonds, à la condamnation à mort de ses principaux dirigeants, et à la démolition de la Transport House11 . Mais l’attitude du premier ministre d’alors — M. Baldwin — envers la grève avait été ; pas de récriminations, pas d’attribution de blâmes, le passé est le passé, et regardons en avant, pas en arrière. Si ces principes furent pertinents dans le traitement d’un conflit interne, pourquoi ne pouvaient-ils pas l’être pour un conflit externe?
Contrairement aux boers, qui étaient prêts à accepter l’Acte d’Union comme une solution raisonnable au problème sud-africain, les allemands gardèrent du Traité de Versailles des griefs amers, qui finirent par leur faire accueillir Hitler et ses nazis comme des libérateurs de l’oppression. Six années plus tard, soit 21 années après l’armistice de 1918, l’Allemagne se retrouvait en guerre. Même si le Dr Malan s’apprêtait à proclamer une République en Afrique du Sud demain, la générosité dans le cas des boers aura payé : le dividende en est une durée au moins deux fois plus longue que dans le cas allemand.
Quant au traitement des allemands en 1945, je pense que Lord Vansittart lui-même ne viendrait pas faire semblant d’estimer qu’ils pourraient le considérer comme un modèle de modération civilisée, sans parler des travaux nécessaires aujourd’hui à annuler les conditions que nous les forçâmes à accepter.
On objecte souvent que, si les allemands avaient gagné l’une des guerres mondiales, ils nous auraient fait subir des choses pires que celles que nous leur infligeâmes. Mais il s’agit bien entendu d’une supposition invérifiable, puisque victorieux ils ne furent pas. Il est exact que l’on a mis la main sur un document allemand, après l’effondrement de 1945, décrit comme un projet de ruralisation de l’Angleterre et de réduction drastique de sa population. Ce document, en supposant qu’il soit authentique, n’apporte aucune preuve que son contenu aurait été effectivement mené à bien. Assez curieusement, un autre projet était en préparation aux États-Unis dans les mêmes périodes, visant à traiter l’Allemagne d’une manière presque identique. L’auteur avoué en est Harry Dexter White, qui persuada un Henry Morgenthau volontaire de le soutenir. Mais le projet Morgenthau, bien qu’approuvé par le président Roosevelt, ne fut pas, quand le moment fut venu, mis en pratique12. Et, bien entendu, son homologue allemand aurait pu subir le même destin. L’existence d’un plan, pour atroce qu’il soit, ne constitue pas garantie de son exécution.
Les seuls éléments concrets que nous avons, depuis 1815, d’exemples de traitement par l’Allemagne d’un adversaire vaincu, une fois la paix restaurée13, se trouvent dans les trois guerres de Bismarck en 1864, 1866 et 1870. Et dans ces instances, le comportement allemand envers l’ennemi défait fut remarquablement tolérant. De fait, à l’issue des guerres qui l’opposèrent au Danemark et à l’Autriche, les prises de guerre de Bismarck furent limitées aux objets qu’il avait définis en allant en guerre, et furent l’objet d’une retenue disciplinée. Il voulait les Duchés de Schleswig et Holstein, et il les prit. Cela mis à part, il laissa les danois sains et saufs, et ne réalisa aucun pillage. De l’Autriche, Bismarck ne voulait rien d’autre qu’une reconnaissance de l’hégémonie allemande sur le monde germanique, et il ne demanda rien d’autre.
Bismarck alla un peu plus loin dans le cas de la France. Son principal objet dans le conflit qui l’opposa aux français fut, non pas de les piller, mais d’unifier l’Allemagne. Pourtant, il les pilla — en annexant l’Alsace et la Lorraine et en levant une indemnité de guerre. Ces deux actions prédatrices, qui le virent céder à l’avarice et s’apparentèrent donc à un abus de pouvoir, allaient avoir les conséquences les plus malheureuses pour leurs auteurs. Car l’acquisition de l’Alsace et de la Lorraine constitua la raison principale de l’amertume française envers l’Allemagne, et amena à la résolution française de récupérer ces départements, par la guerre s’il le fallait. Quant aux indemnités de guerre, elles constituèrent un précédent immédiat qui allait frapper l’Allemagne en retour de manière dévastatrice lorsqu’elle fut vaincue en 1918. Et il ne faut guère faire preuve d’imagination pour se représenter les possibles désastres que nous autres britanniques avons de nous mêmes conviés, au vu de ce que nous avons exigé de l’Allemagne à Versailles, et de la manière dont nous l’avons dépouillée en 1945, si jamais nous avons jamais le malheur de constituer les vaincus d’une guerre future.
Mais, pour faire justice à Bismarck, il faut ajouter qu’il ne consentit qu’avec réticence à l’acquisition de la Lorraine, qu’il ne voulait pas retirer à la France. Il ne l’exigea finalement que sur l’insistance des généraux allemands, qui affirmaient qu’il leur fallait Alsace et Lorraine pour la défense stratégique du pays. Le moral est au physique, disait Napoléon, ce que le chiffre trois est au chiffre un ; et la sensation de malaise générée par la prise allemande de ces bastions stratégiques amena à long terme, non pas à une défense stratégique, mais à un désastre stratégique. Il est possible que Bismarck ait vu ce danger. En tout état de cause, il s’opposa à l’acquisition de ces départements français par l’Allemagne, malgré le fait que les prétentions allemandes sur eux étaient justifiables, car ils relevaient historiquement du territoire allemand ; tout autant, en fait, que les prétentions espagnoles sur Gibraltar, qui n’ont jamais été abandonnées.
Quant aux indemnités, elles ne constituèrent, bien sûr, rien de nouveau. Les alliés avaient exigé des indemnités de la part de la France en 1815, et Napoléon avait agi de même envers la Prusse juste avant. Dans l’ensemble, Bismarck constitue un exemple notable d’usage sage du pouvoir que l’on puisse en trouver. Bismarck ne fut pas, comme le prétend Lord Vansittart, un tyran prussien retors ; il fut, avec Castlereagh, Metternich et Wellington, l’un des grands chefs d’État de l’histoire européenne.
Voir les chapitres précédents : chapitres 1 et 2 chapitres 3 et 4 chapitres 5 et 6 chapitres 7 et 8 chapitres 9 et 10 chapitres 11 et 12
Notes
- … étasunien1
- En 1990, l’URSS a reconnu sa responsabilité dans les meurtres de Katyn. Le communiqué de presse original est à l’adresse https://ru.wikisource.org/wiki/%D0%97%D0%B0%D1%8F%D0%B2%D0%BB%D0%B5%D0%BD%D0%B8%D0%B5_%D0%A2%D0%90%D0%A1%D0%A1_%D0%BE%D1%82_14_%D0%B0%D0%BF%D1%80%D0%B5%D0%BB%D1%8F_1990_%D0%B3%D0%BE%D0%B4%D0%B0 – L’article de la BBC à ce sujet est disponible également à l’adresse https://www.bbc.co.uk/news/world-europe-11845315 NdT
… communes2 Cry Korea — R. Thompson, p. 273 (Macdonald)
… Épurateurs3En français dans le texte, NdT
… internes4 Pétain, Patriot, or Traitor? , Sisley Huddleston, p. 247
… personnes5 Advance to Barbarism –— F. J. P. Veale (Merrymeade Publishing Co. and C. C. Nelson Co., Appleton, Wis.), p. 125. D’autres estimations chiffrent les pertes humaines bien plus haut, jusque 250 000 personnes
…56On pourra également se reporter à l’ouvrage dédié par David Irving, traduit en français sous le titre La destruction de Dresde , qui fut édité postérieurement au présent ouvrage — l’édition française date de 1964, et qui documente 135 000 victimes, NdT
… écroulés7Le livre de David Irving cité dans la note précédente fait état de personnes à l’abri dans des caves, retrouvées littéralement fondues par la chaleur, NdT
… égard8En juin 1952 ( Daily Telegraph du 30 juin 1952), le gouvernement des USA a livré aux Nations Unies un dossier de preuves sur les travaux forcés russes, présentés comme “le pire esclavagisme de l’histoire”
… opposé9On raconte que le Duc aurait personnellement choisi des œuvres du Louvre pour qu’elles fussent envoyées en Angleterre. Si tel fut le cas, il prit ses dispositions pour que personne d’autre n’en fît autant
… paix10Lord Yarmouth avait été emprisonné en France, mais fut utilisé comme agent du gouvernement britannique, les français l’ayant libéré à ce dessein
… House11L’ancien siège des syndicats, NdT
… pratique12Si le plan Morgenthau a été effectivement abandonné sur le papier, des éléments indiquent que sa mise en pratique constitua une réalité, voir https://lesakerfrancophone.fr/les-horreurs-cachees-de-lapres-seconde-guerre-mondiale, NdT
… restaurée13Le traitement de la Russie en 1917, de la France, de la Pologne et de la Yougoslavie en 1939-1941 furent décidés alors que les hostilités n’étaient pas terminées
Note du Saker Francophone Nous publions notre traduction du livre de Russell Grenfell, en 1953, sous le titre "Haine Inconditionnelle". L'ouvrage traite de géopolitique de l'Europe du XIXème - XXème siècle, et (surtout) analyse les grossières erreurs politiques britanniques ayant entraîné le Royaume-Uni dans les guerres mondiales. Ce livre est décapant, rafraîchissant, et très instructif. Le livre en anglais est proposé par Ron Unz à la lecture ici. Quand nous l'aurons finalisé, l'ouvrage au format PDF sera mis en ligne ici.
Traduit par Vincent, relu par San pour le Saker Francophone