Russell Grenfell – Haine Inconditionnelle – Chapitres 15 et 16


La culpabilité allemande pour la guerre et l’avenir de l’Europe


Par le − Publié en 1953 Source Unz Review

Au fil du temps, on nous a répété et insinué que les aventures, les anxiétés et les austérités du demi-siècle écoulé avaient amené notre pays, en 1940, à son heure de gloire ; et peut-être que tel est bien le cas, mais alors il faut bien insister sur le fait qu’il ne s’agit pas de l’heure de gloire des hommes politiques qui, pour dire la vérité, ont fait preuve d’incompétence crasse, et ont de par leurs imbécillités amené la Grande Bretagne au bord de la catastrophe. Non, il faut bien préciser alors que l’on parle de l’heure de gloire des soldats.

Citation de Cecil Algernon dans La Reine Victoria et Ses Premiers Ministres – p. 338

Chapitre 15 – Les perspectives de l’Europe

Nous en arrivons à l’étape finale de cette enquête. Ici, je propose d’examiner ce qui peut être accompli à présent, pour répondre à la situation critique dans laquelle se retrouve l’Europe, à la lumière des éléments examinés lors des chapitres précédents. Dans cette tâche, je vais m’appliquer à suivre la formule recommandée comme standard lors de la formation des personnels de service de haut niveau pour réfléchir aux problèmes de cette nature, et qui, dans les faits, a été utilisée en pratique depuis plusieurs générations. Cette séquence de pensée suit le déroulement suivant :

  1. Passage en revue de la situation
  2. Quel est notre objet?
  3. Quels sont nos chemins d’actions possibles pour atteindre cet objet (avec une évaluation de leurs mérites relatifs)?
  4. Notre proposition de chemin d’action

Le passage en revue de la situation constitue bien sûr le contenu du présent ouvrage, précédant le présent chapitre. Les descriptions étendues assignées à cette partie auront, je l’espère, clarifié le sujet pour le lecteur généraliste, en exposant diverses graves idées fausses très courantes à ce sujet, et en déblayant le plus gros des objets de pensée morts qui encombrent largement la vue sur les sujets importants. Peut-être vaut il la peine de revenir ici sur les points principaux, à savoir que l’Allemagne ne constitue pas l’agresseur principal de l’histoire que l’on a si souvent décrit depuis 1939, que les allemands ne sont pas pires que tout autre peuple du monde, et que les britanniques se sont souvent alliés à l’Allemagne (ou à quelque partie de l’Allemagne) dans le passé, et ne doivent pas hésiter à le refaire si cela répond à leurs objectifs.

J’en viens à présent à l’objet. Mon choix en ceci porte sur une modification de la déclaration du Duc de Wellington, qui décrivit dans sa lettre à Castlereagh, déjà citée au [ch:douze]chapitre 12 comme le “ grand objet ” britannique ; c’est à dire : “ la paix pour quelques années ”. Ma propre version est “ la paix pour une durée aussi longue que possible ”. Je ne vise pas la paix éternelle, qui est inatteignable. La guerre ne peut pas être abolie de ce monde. Deux guerres pour mettre fin aux guerres ont, comme nous l’avons noté précédemment, constitué des échecs retentissants à cet égard ; et leur résultat a bel et bien été que les guerres sont devenues plus fréquentes qu’auparavant, et que le monde dans son ensemble est devenu plus propice aux conflits.

On a entendu beaucoup parler depuis 1918 de l’utilisation de la loi comme substitut à la force. Mais, alors que la loi elle-même dépend de la force pour être efficace, la contraposée est fausse. Sans police derrière la loi, et sans soldats derrière la police, la loi ne constituerait guère plus qu’un exercice d’abstractions théoriques. Et la loi ne se préoccupe pas uniquement de justice ni d’équité. La loi est devenue, dans une certaine mesure, l’instrument de l’exécution de la volonté du plus fort, de la majorité électorale, des grands bataillons, qui sont en mesure de prendre à la minorité ce qu’ils veulent purement et simplement parce qu’ils le veulent. La politique du “ faire casquer les riches ” par une taxation pénale, et des droits de successions paralysants, imposée par la puissance de la majorité électrice, est identique dans son principe à un État étranger qui, par vertu de sa puissance militaire supérieure, s’empare des territoire d’une autre nation plus faible. La seule différence notable en réside dans la nomenclature. Car si ce second processus est nomme “ agression ”, et se trouve désormais considéré comme un crime, le premier est connu (en Grande Bretagne) sous le nom de “ justice sociale ” est se voit considéré généralement comme évidemment moral, progressiste et éclairé.

Les hommes politiques qui plaident l’abolition de la guerre prêchent l’impossible ; et en se comportant de la sorte, ils encouragent les peuples à qui ils s’adressent à accepter de nombreux faux idéaux et de nombreuses fausses conceptions, qui ne seront d’aucun bien. Si l’homme ordinaire peut être amené à penser que la guerre est sur le point d’être rendue illégale, il ne s’intéressera naturellement pas du tout à la question de comment conduire au mieux cette pratique, déclarée obsolète. Il se retrouvera donc prédisposé, une fois la guerre revenue malgré tout, à accepter et à promouvoir un niveau de sauvagerie dans l’exécution de celle-ci, qu’il aurait sinon rejeté. Car s’il croit que la guerre en cours est peut-être la dernière, pourvu que son ennemi soit totalement renversé, il ne reculera sans doute pas face à la promulgation de mesures extrêmes prises pour garantir ce renversement. Alors que si la guerre est considérée, en réalité, comme une caractéristique permanente de la vie internationale, une ignorance générale de la part du public sur ses aspects principaux relève du malheur national, laisse la population quasiment impuissante à distinguer la bonne stratégie de la mauvaise, ou la gouvernance appropriée de celle qui déraille.

Bien que la paix à perpétuité soit inatteignable, il ne semble pas impossible, si les choses sont arrangées convenablement, d’en jouir sur de longues durées. Le Japon, par exemple, a joui d’un état de paix durant deux siècles et demi, principalement en suivant une politique isolationniste et en s’occupant de ses propres affaires. Laissez-moi donc répéter mon objet, qui constitue le nœud central de l’ensemble du problème. Il s’agit de la paix pour une durée aussi longue que possible.

À présent, employons-nous à considérer les moyens possibles de parvenir à cet objet. Il existe déjà deux proposition sur le terrain pour maintenir la paix, et je vais m’arrêter sur celles-ci, pour commencer. Il s’agit de : (a) un gouvernement mondial et (b) l’établissement d’une Organisation d’un Traité Atlantique Nord de nations “ libres ” occidentales en opposition à un Est communiste.

L’idée d’un unique gouvernement mondial contrôlant l’ensemble de la planète a de nombreux soutiens. Mais il existe de nombreuses objections à lui opposer. La première est que, chaque fois que cela a été tenté, cela a échoué. La Sainte Alliance de 1815 s’est révélée tout à fait inefficace. La Société des Nations de 1919-1939 constitua un lamentable échec dans la préservation de la paix. Quand elle eut sa chance dans des conditions quasiment idéales, pour arbitrer le cas des sanctions anti-italiennes en Éthiopie, elle se révéla absolument inutile ; et elle se montra tout aussi impuissante à prévenir en 1939 l’éclatement de la guerre la plus destructrice de l’histoire, une guerre que la futilité de la Société des Nations avait en réalité contribué à faire éclore, en jetant l’Italie dans les bras de l’Allemagne.

L’Organisation des Nations Unies, succédant à la Société des Nations, établie avec ce qui fut décrit comme un ensemble magique de fonctions internationales, a éclaté juste après avoir été constitué ; et ce qu’il en reste n’a pas tenu lieu de gardien de la paix, mais de soufflet, transformant une petite conflagration en incendie majeur. Stratégiquement, une invasion de l’ensemble de la Corée du Sud par les coréens du Nord n’aurait pas compté plus que l’alignement d’une rangée d’épingles. Les étasuniens possédant alors (et possédant encore) un contrôle des mers incontestable, les nord-coréens n’auraient pas pu aller bien plus loin. Mais la faiblesse (et le danger) d’une organisation de paix internationale “ pourvue de dents ” est qu’il lui faut toujours combattre. Un État souverain peut supporter que l’on s’en prenne à son prestige sans subir de dégâts irréparables. Une ONU armée doit réagir à tout défi, ou bien s’effondrer.

On peut objecter, et on n’a pas manqué de le faire, que la Société des Nations aurait pu remplir sa mission si seulement les USA l’avaient soutenue, ainsi que les Nations Unies si seulement les russes ne s’étaient pas comportés de manière aussi maladroite après 1945. Le fait décisif reste, qu’ils se conduisirent ainsi ; et, en outre, ces deux si seulement ne sont pas les seules conditions dans cette affaire. En fin de compte, le fait est que la Société des Nations, puis l’Organisation des Nations Unies, ont échoué dans leur mission de prévention de la guerre.

La seconde objection à un projet de gouvernement mondial est que nombre des déclarations émises à ce sujet apparaissent comme manifestement contraires aux éléments concrets. Ainsi, M. Sebastian Haffner, lors d’une conférence auprès des membres de la Royal United Services Institute le 31 octobre 1951, exprima l’opinion selon laquelle :

… l’un des aspects écrasants des affaires mondiales commence à faire impression sur nous, en la matière de cette pression immense vers une unité mondiale. Voilà qui peut sembler quelque peu surprenant au vu des nombreuses guerres, des nombreux conflits et des nombreuses crises dont nous avons été accablés au cours des 30 ou 40 dernières années, mais je vous suggère que ces mêmes guerres, ces mêmes bouleversements et ces mêmes conflits font partie de cet énorme développement historique vers une civilisation unifiée mondialement et une organisation politique mondiale unifiée.

À mon avis, il est certainement tout à fait surprenant de se voir affirmer que les fréquentes guerres, les fréquents antagonismes et les fréquentes crises prouvent la montée d’une unité mondiale. En fait, je ne distingue qu’illusion dans cet argument. Si le monde était réellement en train de s’unifier, on s’attendrait à voir des groupes établis, comme les Empires britannique et hollandais, non pas rester intacts mais fusionner en groupements plus étendus. Mais au lieu de cela, il apparaît clairement que les tendances sont centrifuges plutôt que centripètes. La montée de la fragmentation constitue le phénomène politique dominant du monde depuis 1918. L’Empire autrichien fut brisé en 1919 pour constituer les trois États séparés d’Autriche, de Hongrie et de Tchécoslovaquie, et pour convertir la Serbie en Yougoslavie. La Pologne est ressuscitée aux dépens de la Russie, de l’Allemagne et de l’Autriche. La Finlande a été créée aux dépens de la Russie, comme la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie, même si ces trois dernières ont disparu depuis ; mais non pas certes dans une tendance à l’unité mondiale mais par une vulgaire conquête de la part des russes. Enfin, l’Empire turc s’est vu dissout pour donner place à pas moins de six pays ; à savoir, l’Irak, le Liban, la Syrie, la Palestine, la Transjordanie1, l’Arabie Saoudite, et l’Égypte.

Depuis 1945, l’Empire hollandais a été détruit afin de créer le nouvel État d’Indonésie. Le grand Empire anglo-indien est également tombé en morceaux pour laisser place aux trois États du Pakistan [puis du Bangladesh, NdSF], de l’Inde et de Birmanie. L’Irlande du Sud a quitté le Commonwealth britannique et s’est constituée en République séparée, et l’Islande s’est séparée du Danemark. Et partout dans le monde, en Inde, en Chine, en Australie, en Afrique du Sud, en Argentine et partout ailleurs, nous assistons à un mouvement prononcé pour l’auto-suffisance économique et l’indépendance en matière de commerce avec l’étranger. Cela dépasse quelque peu ma compréhension que quiconque puisse voir en tout cela un “ énorme développement historique vers une civilisation unifiée mondialement et une organisation politique mondiale unifiée ”.

Mais la capacité des “ internationalistes ” britanniques à s’auto-duper est bien établie. Les Socialistes de cette famille se sont laissés à penser depuis de nombreuses années que le monde était fait d’employeurs tyranniques et de masses de travailleurs gémissants, ces derniers n’attendant que l’avènement du Socialisme pour briser leurs chaînes et tomber en sanglotant de joie dans les bras les uns des autres. Et puisque la Russie était déjà socialiste, il s’ensuivit qu’un gouvernement socialiste en Grande Bretagne permettrait à “ la gauche de parler à la gauche ” et de lever facilement et rapidement tout point de friction entre les deux peuples.

La douleur et la peine dans les cercles socialistes britanniques n’auraient pu être plus élevés quand il fut découvert, après 1945, que la soi-disant gauche en Russie n’avait aucun désir de collaborer avec le gouvernement de M. Attlee2 ; et qu’en fait, elle considérait la gauche britannique avec une antipathie et une méfiance plus importantes encore que la droite britannique. La racine de ce paradoxe déconcertant réside dans le fait que les socialistes britanniques ont regardé depuis longtemps le monde au travers de lunettes déformantes. Ils n’ont pas considéré les peuples étrangers comme les russes, les chinois, les hindous, les français ou les perses, chacun doté de sa propre mentalité et de sa propre vision, mais comme des britanniques parlant le russe, le chinois, le hindi, le français ou le farsi.

Et un gouvernement mondial n’est pas à considérer comme nécessairement désirable en soi. Une organisation mondiale mettrait un immense pouvoir entre les mains des membres de son gouvernement : immense, presque incontestable, d’autant plus que, comme le plaident nombre d’avocats d’un “ monde uni ”, toutes les armées nationales serait abolies, et le pouvoir militaire se verrait réservé à une utilisation par les contrôleurs mondiaux. Ceux-ci, nous dit-on, maintiendraient la paix et l’ordre par l’emploi d’une force de bombardement internationale, qui serait supposément envoyée punir la Grande Bretagne ou tout autre pays dont les contrôleurs mondiaux estimeraient qu’il nécessite un stimulus de bonne discipline et de subordination ordonnée au gouvernement suprême mondial.

Aucune raison ne laisse à penser que les gouverneurs mondiaux constitueraient des modèles de bienfaisance vertueuse. Comme en a convenu l’ensemble du monde non-nazi, le pouvoir absolu eut une influence désastreuse en matière de corruptibilité sur Adolf Hitler, malgré l’existence de puissances extérieures bien armées et pour la plupart inamicales, dont il eût été de sa part fort peu avisé de ne pas prendre en compte les opinions. Et si les choses vont ainsi, la possibilité est évidente qu’un gouvernement mondial, contrôlant toutes les forces armées du monde, pourrait amener à la tyrannie la plus totalement corrompue et la plus démesurée que le monde ait jamais connue.

La pluralité des souverainetés porte en elle des gages importants : l’existence d’un sanctuaire, où l’on peut se réfugier en cas d’oppression, n’est pas des moindres d’entre eux. En Grande Bretagne, nous avons eu un goût pour la centralisation du pouvoir à outrance depuis 1945, et ce sont mêmes jusqu’à de nombreux socialistes qui ont découvert à leur consternation que cela amenait aux mêmes conséquences en matière de corruption et de despotisme que cela avait été le cas en Allemagne.

Les partisans d’un monde uni semblent également oublier l’histoire de la Tour de Babel qui, puisqu’il faut la classer parmi les ordres divins, peut être considérée comme une désapprobation divine de la conception d’un gouvernement mondial.

Rien n’aurait pu dépasser la fanfare de propagande qui accompagna la naissance de l’Organisation des Nations Unies. Mais à peine les drapeaux furent-ils hissés, et à peine l’encre des signatures des premiers chèques exonérés d’impôts fut-elle sèche, que les russes confondirent brutalement le projet de monde uni en séparant l’organisation en deux camps.

L’Organisation Traité Atlantique Nord constitue une reconnaissance de cette division, et une tentative impromptue de consolider les nations non-communistes en une unité militaire intégrée. Elle peut présenter une certaine utilité comme accord de fortune, mais elle est à considérer avec prudence dans le cadre d’une politique permanente ou semi-permanente, d’autant plus qu’il est peu probable qu’elle promeuve notre objet de paix pour la plus longue durée possible. Car la division du monde en deux blocs immenses place la planète en position hautement précaire et fragile. Deux, et seulement deux rivaux, n’ayant d’autre issue à leur antipathie mutuelle que de gronder et s’armer l’un contre l’autre, et n’ayant aucune autre influence à exercer pour se limiter l’une l’autre, présentent le danger continu d’en venir à l’explosion comme soulagement naturel de nerfs mis à rude épreuve. Pour la préservation de la paix, au moins un troisième bloc (et de préférence un plus grand nombre) est urgemment requis, comme dépôt de pouvoir alternatif qui, s’il est assez conséquent pour jouer l’arbitrage entre les deux autres, pourrait agir pour empêcher que leurs animosités ne dégénèrent en violence ; et qui, par sa simple existence, viendrait diminuer également ces animosités en prenant sur lui sa part de suspicion et de défiance.

Du point de vue européen, en outre, l’OTAN est à considérer comme instable, parce que ses racines résident aux USA. Les étasuniens considèrent ouvertement l’OTAN comme un moyen de défendre l’Amérique en Europe, de laisser l’Allemagne de l’Ouest, la France et la Grande Bretagne supporter le poids d’une guerre Est-Ouest et ainsi laisser le sol américain inviolé de tout conflit entre les ambitions et les peurs américaines et russes. À cet égard, les américains sont prêts à fournir des armes et de l’argent pour garder des armées européennes amicales sur le terrain contre le communisme militant — un accord face auquel nous autres britanniques n’avons pas à nous plaindre, puisque nous avons suivi exactement la même politique au temps de Napoléon et avant.

Jusqu’à présent, les étasuniens ont également maintenu des soldats en Europe, et la Maison Blanche répète régulièrement des assurances de la poursuite de cette politique. Ces assurances pourraient, cependant, inspirer une confiance plus importante s’il n’y manquait pas une garantie réelle quant à la participation militaire américaine dans un conflit européen. Dans une telle guerre, les étasuniens n’auraient aucun besoin vital de participer. Comme l’Angleterre dans le passé, ils sont gardés par 2 océans, et aussi longtemps qu’ils maintiendront une puissance suffisante sur mer et dans les airs, on ne pourra pas les frapper sérieusement. M. Truman, en tant que président, peut n’avoir pas cru à la sûreté du bouclier maritime étasunien, et le président Eisenhower semble partager cet état d’esprit, mais leur vision de ce sujet est sérieusement contestée. Lors de la campagne républicaine de 1952 pour la désignation d’un candidat aux élections présidentielles, le sénateur Taft ne fit pas mystère de sa désapprobation à l’idée de laisser des soldats étasuniens en Europe, et de sa conviction que son pays pourrait se défendre en usant de ses navires et de ses avions ; comme la Grande Bretagne le fit en 1940-1944, alors que son fossé protecteur ne faisait que 30 kilomètres de large, bien en deçà des 5000 km. Il est donc très risqué pour les britanniques, les français ou les allemands de l’Ouest de supposer pouvoir compter sur le soutien de millions de soldats étasuniens dans une guerre contre le communisme. M. Dulles pourrait facilement menacer de cesser toute aide étasunienne à l’Europe s’il estimait, et pensait que l’Europe estimait, que les USA n’ont pas de nécessité à poursuivre cette aide.

Il existe donc deux raisons de considérer cet OTAN comme un expédient temporaire et rien de plus ; ces deux raisons sont qu’il milite contre la formation d’un troisième groupe nécessaire à un équilibrage du pouvoir, et que la quille américaine est mal fixée au reste de la coque, et pourrait se dissocier juste au moment où le navire OTAN s’apprêterait à entrer en action.

Qu’en serait-il, donc, de cette Troisième Force dont nous convenions de la nécessité? Le candidat le plus évident pour ce poste est, bien évidemment, l’Europe. Les principaux lignages raciaux d’Europe présentent des héritages intellectuels, culturels et historiques qui, de par leurs querelles passées, sont bien plus liés entre eux qu’ils ne le sont avec ceux d’autres régions du monde. On ne peut pas douter qu’eux, ou que certains d’entre eux, pourraient se combiner politiquement sans grande difficulté. Et une telle combinaison ne créerait pas une innovation surprenante, puisqu’elle fut déjà réalisée il y a plus de mille ans. Le Saint Empire Romain d’Otto, dont nous avons fait mention au cours du [ch:trois]chapitre 3, constitue un précédent antique plutôt respectable à ce que l’on peut obtenir d’une combinaison européenne, comprenant à l’époque le plus gros de la France et de l’Allemagne, ainsi que la Hollande et la Belgique. L’ancien Saint Empire Romain constitue donc un programme tout prêt, complet avec les adjonctions de la tradition et de la romance historique, pour un Empire européen des temps présents.

Une combinaison franco-allemande devrait présenter moins de difficultés que l’on ne pourrait le penser. Des allemands ayant récemment voyagé en France signalent l’immense bonne volonté dont font preuve envers eux les français normaux, et sont convaincus de l’existence d’un sentiment poussant à la réconciliation avec leurs voisins allemands. Les mêmes allemands mentionnent des visites amicales dans des garages automobiles de campagne et des cafés par des français, qui, si l’on en croit les procureurs de Nuremberg avaient été amenés aux travaux forcés en Allemagne durant la guerre, mais qui reviennent à présent voir les amis qu’ils se sont faits en Allemagne au temps de leur esclavage. Et quelque publicité a également été faite récemment au cas d’un français de Bordeaux qui fait des économies tous les mois en vue d’aller rendre visite au patron pour qui il travaillait à l’époque en Allemagne. Ce type d’incidents n’indique pas une haine tenace de l’allemand par les français de la rue. De fait, M. Jean Giono, lors de son interview avec M. Warwick Charlton dont nous avons parlé en page [*], mentionnait que la “ haine ” du peuple français “ envers les allemands s’est à présent tournée vers les étrangers parlant l’anglais ”.

Mais les hommes politiques français persistent, comme ils le firent avant 1939, dans un désir de maintenir l’Allemagne vers le bas, à la garder militairement faible pour que la France reste en sécurité. Ils ont fait et continuent de faire toutes les tentatives pour créer une armée européenne dans laquelle les allemands de l’Ouest auront une part, mais une part inférieure. Les propositions françaises parlent d’une défense européenne dans laquelle les contingents français et pro-français dépassent largement les allemands en nombre, et dans laquelle les unités allemandes se verraient commandées par d’autres nationalités, et ne seraient pas autorisées à rester groupées en grandes formations homogènes.

Il s’agit d’une attitude qui démontre que l’incapacité à s’instruire de l’expérience ne fut pas un privilège des Bourbons. Les hommes politiques français devraient savoir à présent que la répression sécuritaire de rivaux plus forts ne fonctionne pas. L’expédient fut tenté après 1918, et fut un échec. Il échoua parce qu’il était voué à l’échec, car opposé à l’ordre naturel des choses. Ce fut la tentative désespérée des français de maintenir l’Allemagne désarmée à perpétuité qui, plus que toute autre chose, amena Hitler au pouvoir et produisit la grande explosion de 1939, qui faillit bien détruire la civilisation européenne.

La tentative française présente d’assurer la sécurité par des moyens plus dérobés, mais similaires, conduira inévitablement les événements dans la même direction que précédemment, et ce pour les mêmes raisons évidentes. Les allemands, dont l’unification reçut son impulsion première et principale du fait des actions de Napoléon 1er, constituent à présent une seule nation, plus grande en nombre que les français, plus martiale, plus efficace, travaillant plus dur, et plus coopérative sur le plan intérieur. Napoléon 1er est mort, et ses gloires militaires ont été enterrées avec lui. Le temps a passé et a laissé les français en arrière ; comme, de manière assez semblable, il a également laissé les britanniques en arrière.

S’il leur reste une once de sagesse, les hommes politiques français doivent comprendre que la seule solution sensée à leur problème est que la France remplisse le vide centre-européen à son propre bénéfice en enterrant complètement la hache de guerre avec l’Allemagne, et en faisant l’accord le plus proche possible avec l’Allemagne de l’Ouest pour une sécurité mutuelle contre la menace de l’Est. La sécurité française vis à vis de l’Allemagne devrait dépendre de l’amitié en lien et place de la répression. Mais les français cherchent l’impossible. Ils veulent une Allemagne assez forte pour tenir les russes à distance, mais assez faible pour ne pas causer de tremblements en France ; deux choses qui sont incompatibles entre elles.

Chapitre 16 – La Grande Bretagne et l’avenir proche

Quelle est l’attitude britannique vis à vis de ces problèmes ? Elle est, dans les faits, très hésitante et contusionnée. L’an dernier, on a assisté à de nombreux plaidoyers pour une fédération d’Europe, et les hommes politiques britanniques des deux partis semblaient tous vouloir soutenir l’idée, chacun voulant en faire plus que les autres en ce sens. Pourtant, au moment même où l’idée commençait à prendre forme, avec la coopération des pays d’Europe occidentale, la Grande Bretagne commença à reculer et à déclarer que là n’étaient pas ses affaires.

La timidité britannique s’explique sans doute en partie par l’influence de ceux qui jugent préférable que la Grande Bretagne se rattache au bloc du Commonwealth plutôt qu’à quelque combinaison européenne. Il ne relève pas du présent ouvrage de discuter la formation d’un bloc économique avec les pays du Commonwealth. Mais la Grande Bretagne ne pourra pas constituer un bloc stratégique avec ces pays. Les pays constituant le Commonwealth sont bien trop dispersés sur le globe pour se trouver en mesure de s’accorder les uns aux autres un soutien militaire efficace. Il faudrait des mois pour que l’Australie puisse envoyer des soldats vers la Grande Bretagne, et vice versa ; et la guerre a pour habitude de bouger plus rapidement que cela.

Il est exact que la Grande Bretagne n’a pas encore perdu sa capacité à se protéger par elle-même des attaques, comme l’ont démontré les années 1940 et 1941, et ce malgré les prophéties d’avant-guerre qui annonçaient le contraire de manière macabre. Mais il manque quelque chose si nous voulons atteindre notre objet de paix pour une durée aussi longue que possible. Il nous manque une unité stratégique, dont la Grande Bretagne fasse partie, et qui soit assez forte pour décourager les deux autres puissances majeures de s’essayer à la défier militairement. L’existence d’une telle unité postule un groupe de nations compact, présentant une force agrégée appropriée, et à proximité l’une de l’autre, afin que cette force puisse être déployée rapidement.

C’est en Europe que la Grande Bretagne doit rechercher ses associés pour la création d’un tel groupe. C’est de la direction européenne que les menaces les plus importantes pour sa sécurité ont précédemment émané, et c’est de là que les menaces futures viendront probablement, et c’est donc dans cette région qu’elle doit rechercher ses frères d’armes.

Cette question n’implique pas de loyauté ou de déloyauté envers les nations du Commonwealth. Il s’agit purement d’une question de géographie. Les australiens et les néo-zélandais ont agi de cette manière exacte dans leur propre région du Pacifique, en nouant un pacte avec les États-Unis dont la Grande Bretagne est exclue. Les plaintes que l’on a entendues à ce sujet au Royaume-Uni, exigeant que l’Empire donne son accord quant à cette exclusion, sont malvenues. Depuis 20 ans, entre 1921 et 1941, l’Australie et la Nouvelle Zélande ont compté sur les assurances de secours britanniques en cas de problème. Mais quand les problèmes sont survenus, la Grande Bretagne a sévèrement failli à ces assurances ; alors même que ces deux pays, au cours de la même crise, embarrassaient les britanniques en insistant, et ce non sans raison, pour retirer leurs armées de la Méditerranée pour assurer la défense de leurs propres territoires. Le danger qui est à nos portes a toujours priorité sur le danger lointain. Que l’Australie et la Nouvelle Zélande concluent des accords de défense avec une autre puissance blanche dans le Pacifique s’apparente donc au plus élémentaire réalisme, et les britanniques, au lieu de marmonner des reproches, feraient bien mieux de suivre leur exemple à domicile3. Et le renforcement de la position stratégique britannique en Europe ne devrait pas nuire à la position du Commonwealth. Au contraire, la probabilité de voir les possessions de l’Empire appelées aux sacrifices au bénéfice de la Grande Bretagne devrait s’en voir réduite, et ils pourraient toujours adhérer, s’ils le souhaitent, à quelque groupe stratégique plus large sur lequel la Grande Bretagne pourrait s’aligner elle-même.

Il s’ensuit que la Grande Bretagne devrait mettre tout son poids dans la “ Troisième Force ” européenne, dont nous avons établi l’importance au chapitre dernier. Mais malgré certains gestes du gouvernement britannique dans cette direction, la démarche n’en est restée que tiède. Au moment où ces lignes sont écrites, le Royaume-Uni refuse de rejoindre le projet d’Armée Européenne, et se confine à promettre une assistance limitée à cette armée, assurée de manière indépendante.

Par ailleurs, pour autant que l’on puisse en juger au vu de la manière semi-voilée dont les négociations sur la défense européenne sont conduites, le gouvernement britannique semble soutenir au moins certains aspects de la doctrine française, qui vise à maintenir des protections face à l’Allemagne en même temps que face à la Russie, et soutenir sans réserve l’idée que si les allemands de l’Ouest doivent contribuer à la défense de l’Europe occidentale, leur rôle doit pour autant rester celui de subordonnés.

Ces attitudes sont, du point de vue de l’auteur, tout à fait incohérentes avec une réelle habilité politique. Si la menace russe est aussi grave qu’on l’entend et que l’on semble le constater, l’Angleterre, comme la France, ne peuvent se permettre de réserves d’aucune sorte quant à l’organisation des mesures de sécurité. Quand on doit choisir un ami pour prendre un virage serré, on ne choisit pas, si l’on a le moindre sens commun, le plus faible possible, ni quelqu’un faisant marque d’un mauvais état de santé. Les français constituent, en tant qu’alliés, une proposition indifférente. Ils furent, pour ce qui concerne la première guerre mondiale, plutôt un handicap qu’un atout. Ils n’ont pas duré bien longtemps dans la seconde guerre mondiale. Et la valeur d’une alliance avec la France apparaît de fait bien faible de nos jours. Il existe, bien sûr, les plus petites nations, mais celles-ci souffriront toujours militairement des défaillances inhérentes à leur taille.

S’il nous faut réellement des amis fiables dans la matière de garder les russes à distance, l’Allemagne est assez évidemment le premier endroit où aller les chercher. Les allemands sont les combattants les plus âpres d’Europe. Ils sont nos alliés traditionnels, aux côtés desquels nous nous sommes battus tout au long du XVIIIème siècle. Nous avons été amis avec eux tout au long du XIXème siècle, après avoir partagé avec eux le gros de la tâche du renversement de Napoléon en 1815. Ce n’est qu’au XXème siècle que les choses se sont gâtées entre la Grande Bretagne et l’Allemagne, et même là, les différends ne furent pas réellement entre britanniques et allemands. Le général Sir Charles Harington, alors qu’il était gouverneur de Gibraltar, a remarqué comment les allemands et les anglais ordinaires s’entendaient tout à fait bien entre eux dès lors qu’ils se rencontraient en des conditions normales. Pour décrire la visite du cuirassé de poche allemand Deutschland à Gibraltar, avec des blessés à bord, lors de la Guerre d’Espagne, le général écrivit :

… voilà qu’arrivaient nos marins du H.M.S. Hood et ceux du Deutschland la main dans la main, la plus grande des réconciliations, ils jouaient au football, visitaient des cafés et des cinémas ensemble. Nos marins se comportent ainsi avec les allemands, envers qui ils ont le plus grand respect, et avec personne d’autre4.

Pourtant, chaque proposition invitant à la coopération des allemands dans la défense de l’occident de manière extensive se heurte depuis des années à des gémissements d’appréhensions, ou à des grognements de dégoût de la part de tous ceux en Grande Bretagne dont les esprits restent dominés par la haine et la propagande de peur remontant aux années de guerre. Dans les discours et les articles de presse, les nerveux font transpirer la peur qu’une nouvelle armée allemande, même si celle-ci est recrutée initialement en soutien à l’Ouest, ne se retourne contre lui plus tard. Un homme politique socialiste de premier plan s’est même permis de décrire le réarmement allemand, quel qu’il soit, comme “ une étape irrévocable sur la route qui fera de la terre un enfer ”, une opinion que Wellington aurait trouvée très bizarre. Il existe bien sûr un risque dans la renaissance de l’armée allemande. Mais vouloir mener à bien quelque projet important sans prendre aucun risque n’est qu’un vain et futile espoir. Certaines choses, comme le déclara Nelson avant Trafalgar, doivent être laissées au hasard.

Il est fort possible que l’engouement moderne pour une sécurité à vie ait tellement imprégné la population britannique qu’existe désormais une résistance automatique à la prise de risque quel qu’il soit. De là, quand se présente le problème de savoir s’il faut craindre davantage les russes ou les allemands, une tendance marquée à le traiter, comme les français le font, en ayant aussi peur de l’un que de l’autre. Mais il s’agit d’une tendance fatale, car si les britanniques d’aujourd’hui ne peuvent pas devenir amis de la Russie, ils ne peuvent pas se permettre de n’être pas amis de l’Allemagne.

L’attitude de réserve envers les allemands qui est encore par trop commune en Angleterre s’accorde très bien avec la description méprisante de Napoléon d’un Conseil de Guerre, dont il écrivit :

Les mêmes conséquences qui s’attachent habituellement aux longues discussions et aux longs conseils de guerre continueront de le faire. Ces discussions et ces conseils se finiront par l’adoption de la pire mesure, qui en guerre est toujours la plus timide, ou, si vous voulez, la plus prudente. La seule vraie sagesse pour un général, c’est un courage déterminé.

Ou, pourrait-on ajouter, pour un Secrétaire aux Affaires Étrangères. Le pays qui craint trop de prendre des risques dans ses choix d’amitiés finira sans ami aucun, ou sans ami de quelque valeur. Les étudiants en histoire navale, contemplant les tergiversations politiques tortueuses des années récentes pour créer une armée allemande hors d’un contrôle allemand, se rappelleront la scène de la cabine du London, lors du conseil de guerre précédent la bataille de Copenhague, où Nelson se levait et se rasseyait en déclarant que “ le chemin le plus audacieux est le plus sûr, tenez-vous en à lui ” dans une tentative frénétique d’obtenir une action décisive de la part d’un Commandeur en chef faible et hésitant.

Mais si nous voulons des allemands comme alliés loyaux, il est très futile de les traiter comme des criminels condamnés. Au lieu de cela, nous devons en faire nos amis, ce qui implique de leur accorder une égalité complète et absolue de statut, et mettre à bas toutes les sources de frictions, d’ennui et de ressentiment. Et pour commencer, un amnistie envers les soi disant criminels de guerre allemands ne saurait venir trop vite. L’emprisonnement continu d’officiers allemands constitue l’un des principaux obstacles à une association volontaire des ressources combattantes d’Allemagne avec une défense occidentale5.

Tous les allemands qui combattirent lors de la dernière guerre considèrent les lourdes condamnations de leurs officiers supérieurs non seulement comme des injustices monstrueuses en soi, mais aussi comme des insultes intolérables à l’égard de l’honneur professionnel des services armés allemands. Ils considèrent la suite des procès de Nuremberg comme des marqueurs d’hypocrisie de notre temps, et tel est exactement le cas. Et pour établir ce fait sans ergoter, et sans devoir en chercher d’autre preuve, il suffit de mentionner que les étasuniens, avec l’accord des britanniques, détruisirent 80 000 hommes, femmes et enfants sans méfiance à Hiroshima (et plus encore à Nagasaki), en usant de la terrible arme atomique, pour immédiatement se retourner majestueusement vers le jugement des dirigeants allemands pour “ crimes contre l’humanité ”. Rien que pour cela, il ne faut guère s’étonner si les allemands nous considèrent comme des fumistes de classe olympique.

Et les français doivent rendre la Sarre, sur laquelle les dernières élections truquées ne leur donne aucun droit honnête, et qu’ils n’ont pu soustraire à l’Allemagne, non pas en la combattant par eux-mêmes, mais que parce que celle-ci a été vaincue par une combinaison de trois des plus grandes puissances mondiales. Les français ont subtilement inventé l’argument qui veut que l’Allemagne devrait partager certains de ses actifs matériels avec d’autres nations voisines “ pour le bien de l’Europe ”. Cet argument ne s’applique pas à l’Allemagne seule. Quand les allemands occupaient la France, ils estimaient que l’agriculture française pourrait se voir étendue si plus de travail et de meilleures méthodes étaient mis en œuvre. Un accompagnement approprié d’une “ mise en commun ” du charbon et de l’acier allemands pourrait donc donner lieu à un établissement sur le sol français de certains réfugiés Est-allemands, pour accroître la production de nourriture dans les campagnes françaises, au bénéfice général de l’Europe occidentale.

Ces actions de restitution et de conciliation sont urgents. Dans les années 1920 et au début des années 1930, les pro-crastinateurs politiques ne faisaient que reporter d’année en année par leurs discours stériles et sans fin toute décision quant à l’Allemagne. Cela dura si longtemps, sans que rien n’en sortît jamais, que les allemands perdirent patience et prirent le sujet à bras le corps. Il ne fait guère de doute que les allemands recommencent à présent à perdre patience. Pendant que nous débattons sans fin quant au niveau de liberté dont ils pourraient disposer, les probabilités qu’ils aillent saisir leur liberté d’une façon qui nous déplaira ne font qu’augmenter.

Si les français ne finissent pas par mettre de côté leurs griefs contre l’Allemagne (qui ne sont en réalité pas plus grands que les griefs allemands contre la France) et par coopérer au plus près d’elle pour organiser une “ Troisième Force ” européenne, la Grande Bretagne devrait conclure un pacte indépendant avec les allemands. Mais un accord triangulaire impliquant la Grande Bretagne, la France et l’Allemagne de l’Ouest est préférable, car plus en phase avec les réalités intelligibles. Ces trois pays constituent les citadelles du pouvoir en Europe, et s’ils parvenaient à un accord, 80% du travail serait fait.

En supposant que ces trois pays puissent réussir à se combiner stratégiquement, la question suivante est, devraient-ils conserver leur indépendance politique, ou fusionner politiquement en un seul pays ? Je cantonne cette question à ces trois citadelles de pouvoir parce qu’à mon avis, il n’y a pas de temps à perdre à essayer de monter un système parfait et inclusif. La Grande Bretagne, l’Allemagne de l’Ouest et la France devraient être capables de parvenir à un accord fondateur entre elles plus facilement, sur une base tripartite, que via un projet plus général visant à établir un système intégrant d’autres pays, grands ou petits, dans les détails. Une fois la citadelle centrale bien établie, l’adhérence des pays périphériques devrait être assez facile à obtenir, du moins pour ceux qui souhaiteront y adhérer.

Peut-être que certains ne le voudront pas. Il existe, après tout, de nombreux États fragmentés sur le continent américain, dominé qu’il est par les USA.

La réponse à la question ci-dessus quant aux alliances indépendantes ou aux combinaisons politiques doit être recherchée en relation avec notre objet, qui est la recherche d’une paix durable. Sous cet angle, Il ne fait guère de doute que la bonne solution soit une union politique. Une alliance militaire d’États souverains peut répondre à une urgence particulière, mais toute l’histoire, y compris l’histoire récente, montre que de telles alliances ne durent pas longtemps après l’urgence en question. Donc, une armée européenne, composée de contingents nationaux de pays séparés, tendrait à la désintégration dès que la menace russe deviendrait ou semblerait devenir moins urgente. Ou elle pourrait se désintégrer, avant même cela, du fait de jalousies internes. Une armée européenne montée par six ou neuf gouvernements séparés serait équivalente à un navire comportant trois, six ou neufs capitaines, desquels on peut escompter que tôt ou tard ils intriguent les uns contre les autres pour récupérer une plus grande part de pouvoir, pour se débarrasser d’une part de travail, ou pour toute autre raison.

Et ces dangers ne peuvent pas être évités par l’emploi d’un Commandant suprême non plus. Il ne constitue pas réellement le capitaine du navire, mais commande plutôt une section entière de l’équipage, cependant que les autres peuvent retourner à terre sans sa permission, en obéissant à quelqu’un d’autre. Le facteur déterminant est celui de la responsabilité. Dans une Société des Nations, une Organisation des Nations Unies, une OTAN, ou une autre armée similaire, la responsabilité ultime revient non pas au Commandant, pour suprême qu’il soit, ou à quelque directoire ou comité supranational, mais aux contribuables qui payent l’armée et sont donc en position de dire, au travers de leur gouvernement national, comment leur armée doit être utilisée. Aux premiers éclats de la guerre de Corée, les divers ensembles de contribuables tendirent à négliger cette caractéristiques de l’armée de l’ONU par enthousiasme pour le fait qu’existe enfin une organisation internationale “ dotée de dents ”. Mais quand les molaires eurent échoué à broyer l’adversaire, ceux qui avaient financé et fourni les contingents de troupes à l’ONU affûtèrent peu à peu leur conscience quant au fait qu’ils étaient les propriétaires de ces moyens.

Une paix à long terme dépend d’une force militaire à long terme, et cela exige une unité de contrôle, qui ne peut s’obtenir que par amalgamation. L’Empire romain put se maintenir inviolé pendant des centaines d’années parce que les légions romaines, bien qu’elles provinssent de nombreuses races différentes, obéissaient toutes à une autorité unique, et restaient sans égal en matière de force et d’efficacité ; et quand Rome tomba, ce fut en premier chef par décrépitude interne. Les deux pays les plus sécurisés du monde aujourd’hui sont les États-Unis d’Amérique et l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. Ils sont plus sécurisés que tout autre précisément du fait qu’ils sont plus forts ; et ils sont plus forts du fait qu’ils sont chacun politiquement unifiés et autonomes stratégiquement. Séparez les 48 États de l’Union Nord-américaine en pays indépendants, et ils se retrouveront instantanément en danger aigu.

Ainsi, et à moins que nous ne puissions inciter les USA et la Russie à entreprendre une sous-division en un nombre de souverainetés plus petites et séparées — chose peu probable — notre objectif de paix à long terme appelle à ce que la Grande Bretagne, la France et l’Allemagne de l’Ouest unissent leurs efforts politiquement. Elles pourraient ce faire en fusionnant, ou en établissant une fédération interétatique. Il s’agit d’une affaire de goûts. Les prérequis importants sont qu’une forme d’union, et qu’une unité politique en matière de politique étrangère et de défense soient établies.

Les mêmes considérations amènent à évaluer qu’une combinaison anglo-européenne est préférable à une association anglo-étasunienne. Pour les américains, cette dernière constitue une commodité passagère, mais pas un élément de première nécessité. Si quelque événement venait réduire le danger posé par la Russie, les États-Unis n’auraient soudainement plus tant besoin de la Grande Bretagne que cela, et celle-ci pourrait être laissée à la dérive. Mais une jonction entre la Grande Bretagne, la France et l’Allemagne de l’Ouest disposerait d’une stabilité découlant de leur intérêt commun à rester en association permanente, si elles désirent conserver leur indépendance et exercer sur le monde l’influence à laquelle leurs talents et leurs caractères les prédisposent. Ni la Grande Bretagne, ni l’Allemagne, ni la France ne peuvent plus constituer de grandes puissances sans la collaboration des deux autres. Les États-Unis constituent déjà une grande puissance, avec ou sans le soutien britannique ou européen. La Grande Bretagne, la France et l’Allemagne constituent chacune des puissances secondaires, et ne peuvent reprendre une position de premier rang qu’en partenariat.

C’est chose d’un intérêt considérable que Hitler, un européen, adopta une vision plus large et plus sympathique de l’Empire britannique que ne le fit le président Roosevelt, un américain. Nous avons déjà mentionné les preuves apparemment convaincantes que le dictateur allemand, non seulement ne voulait pas s’en prendre à l’Empire, mais le considérait comme une institution bénéfique au monde, qui devait être préservée. Nous sommes toutefois débiteurs du livre de M. Elliott Roosevelt sur les conversations tenues par son père pendant la guerre, dont le fils fut témoin, et qui rapporte que le président avait une vision opposée et travailla sans relâche à soutenir sa vision6. Nous nous retrouvons donc face à l’incroyable paradoxe qui suit : c’est le principal ennemi de la Grande Bretagne qui voulait que son Empire continuât d’être, alors que son principal allié, les États-Unis, était déterminé à le briser.

La politique consistant à garder la Grande Bretagne hors de l’organisation de l’armée européenne et hors des combinaisons politiques européennes semble ne prendre aucun compte des changements de conditions au niveau mondial. Il était tenable pour la Grande Bretagne de se tenir à distance de l’Europe au XIXème siècle ; car à cette époque l’expansion commerciale outre mer s’offrait à elle, du fait d’une part de l’état de sous-développement du globe et, d’autre part, du fait que la Grande Bretagne disposait à l’époque de la Marine la plus puissante et de la position géographique privilégiée vis à vis de ses rivaux principaux pour en faire usage. À présent, au cœur du XXème siècle, ces conditions favorables à une politique extra-européenne ont largement disparu. Les marchés mondiaux pour le commerce britannique n’offrent plus de perspectives de croissance infinie, et la Grande Bretagne a perdu non seulement ses considérables investissements à l’étranger, mais également son atout principal permettant l’exploitation des marchés qui existent — sa puissance maritime supérieure. La marine britannique n’est plus la première du monde, mais la deuxième. Stratégiquement, elle profite de ses marchés outre mer par la permission que lui en accordent les États-Unis.

En l’état des choses, il apparaît à mes yeux comme pure folie que la Grande Bretagne soutienne le principe d’une Europe unifiée dont elle ne serait pas un partenaire plein et entier. Car si une telle unification devait s’accomplir, la Grande Bretagne jouerait le rôle d’État tampon affaibli entre les deux agrégats de pouvoir représentés par les États-Unis d’Europe et d’Amérique ; une sorte d’Alsace-Lorraine insulaire dont la possession se verrait presque certainement disputée par les deux géants.

Par ailleurs, si la Grande Bretagne veut vraiment que l’Europe réussisse comme nouveau groupe de pouvoir, elle a une contribution indispensable à apporter à cette construction. Elle doit utiliser sa flotte pour garder les eaux européennes sécurisées, au bénéfice de l’Europe. Cela fait deux siècles qu’elle fait le contraire. Chaque tentative d’unifier l’Europe, de Louis XIV à Adolf Hitler, a été déjouée par la pression hostile de la puissance maritime britannique. Si, à présent, la frustration doit se transformer en promotion, le rôle de la Marine britannique doit changer lui aussi. Elle doit se transformer, d’assiégeant de l’Europe, en son en gardien maritime.

Une union anglo-franco-allemande pourrait, j’ai la faiblesse de le croire, constituer un remède, et le seul remède probable, à certaines maladies qui continuent aujourd’hui d’affecter les trois partenaires possibles. Pour la Grande Bretagne, elle permettrait de retirer rapidement la croissance interne de l’occupation militaire par une puissance étrangère, qui pourrait se révéler constituer une tumeur maligne. Pour la France, il pourrait s’agir de soigner la névrose du danger allemand, et paver la route d’un retour à la santé et d’un rajeunissement national. Et, pour l’Allemagne, elle offre sans doute la meilleure chance d’une solution au problème de division nationale entre le communisme et l’occident. Les allemands, dans leur cœur, sont des occidentaux, pas des partisans des russes, et seul un rude traitement par les nations de l’Atlantique pourrait les faire se tourner vers l’Est. Une ferme union de la Grande Bretagne, de la France et de l’Allemagne de l’Ouest, sous les termes d’un partenariat à égalité absolue, devrait constituer un aimant d’une force suffisante pour que les allemands de l’Est s’emparent de la première occasion pour revenir à leur place aux côtés de leurs compatriotes de l’Ouest, et devrait rendre toute tentative russe d’utiliser l’armée d’Allemagne de l’Est contre l’Ouest trop risquée pour être envisageable.

J’ai, par ailleurs, le fort sentiment que la marche des événements en Grande Bretagne a introduit des altérations subtiles dans la psychologie nationale ; en particulier, il semble que nous avons passé un point de surpeuplement qui génère une forme de claustrophobie collective. Pour leur santé mentale, les anglais ont toujours eu besoin d’une vie au grand air, de beaucoup d’espace, et d’une liberté relative de vivre leur propre vie à leur propre manière. Ces conditions ont largement disparu à présent. Les anglais se voient compressés dans des villes industrielles, coupés de la nature, subissent les exigences d’une discipline croissante, dont l’épouvantail récemment établi de la conscription et la menace récurrente d’une direction du travail, et ce alors que la plupart d’entre eux se voient forcés de payer un tribut à quelque organisation qu’ils n’apprécient pas forcément, pour pouvoir trouver du travail. Un terrible dilemme guette la population en croissance d’un pays qui n’a pas les moyens de se nourrir, qui construit de plus en plus d’habitations en réduisant à mesure ses capacités agricoles, et qui dépend de plus en plus de marchés étrangers perfides pour nourrir cette population. Il existe des raisons de penser que la petite île étroite de Grande Bretagne est devenue trop étroite, et que s’ensuit une aspiration instinctive à une expansion vers de nouveaux horizons physiques, spirituels et politiques. Rares sont les restrictions d’après guerre plus ennuyeuses et plus détestées que celles que subit le peuple britannique, et que la perspective d’un voyage vers l’Europe ne soulage pas, loin de l’Angleterre des règles, des régulations, des rations, et des villes satellites.

Nul doute que l’instinct populaire s’en voit affecté, même inconsciemment, du fait du développement actuel de cette génération — la rupture de l’Empire britannique. Sous la première Reine Elizabeth, l’Anglais maritime s’embarquait à l’aventure sur les mers pour chercher la fortune, avec pour résultat que le drapeau de la Grande Bretagne flotta sur tous les continents du globe. À présent, quatre siècles plus tard, et sous la seconde reine Elizabeth, ce processus s’est inversé. Le drapeau a été retiré de chaque partie du monde où il flottait, une à une, et le spectre de l’Empire a été livré à d’autres mains. L’Inde, la Birmanie, et Ceylan nous ont quitté. La Malaisie s’est vue promettre son indépendance, et des fâcheux britanniques sont à l’œuvre dans les territoire britanniques de l’Afrique pour fomenter un nouveau Tea Party de Boston, cependant que les territoires déjà indépendants perdent de plus en plus leurs liens avec la Patrie Mère, et transfèrent leurs affections dans d’autres directions.

Les britanniques indigènes, même si je pense qu’ils ne s’en rendent pas encore compte, se voient peu à peu forcés de procéder à un examen minutieux de leur proximité immédiate. Ils ne peuvent plus chercher le salut au delà des mers, et doivent le trouver à portée de main ; c’est à dire, sur le continent d’Europe.

A suivre

Voir les chapitres précédents : chapitres 1 et 2 chapitres 3 et 4 chapitres 5 et 6 chapitres 7 et 8 chapitres 9 et 10 chapitres 11 et 12 chapitres 13 et 14

Notes

… Transjordanie1
L’Émirat hachémite de Transjordanie qui exista de 1921 à 1950, NdT

… Attlee2chef du Parti travailliste de 1935 à 1955 et Premier ministre du Royaume-Uni de 1945 à 1951, NdT
… domicile3Le refus catégorique de la part des USA d’intégrer la Grande Bretagne au Conseil ANZUS, malgré l’existence de ses intérêts en Malaisie, à Hong Kong et à Bornéo, constitue une toute autre affaire
… d’autre4 Tim Harington Looks Back — John Murray, p. 197.
… occidentale5Une résolution récente de divers services allemands des armées et d’associations d’ex-affiliés à ces services est portée en [ch:annexe3]annexe 3
… vision6 As He Saw It , Duell, Sloan & Pearce, N.Y., p. 25

Note du Saker Francophone

Nous publions notre traduction du livre de Russell Grenfell, en 1953, sous le titre "Haine Inconditionnelle". L'ouvrage traite de géopolitique de l'Europe du XIXème - XXème siècle, et (surtout) analyse les grossières erreurs politiques britanniques ayant entraîné le Royaume-Uni dans les guerres mondiales. Ce livre est décapant, rafraîchissant, et très instructif.

Le livre en anglais est proposé par Ron Unz à la lecture ici. Quand nous l'aurons finalisé, l'ouvrage au format PDF sera mis en ligne ici

Traduit par Vincent pour le Saker Francophone

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