La culpabilité allemande pour la guerre et l’avenir de l’Europe
Par le capitaine Russell Grenfell − Publié en 1953 − Source Unz Review
Au fil du temps, on nous a répété et insinué que les aventures, les anxiétés et les austérités du demi-siècle écoulé avaient amené notre pays, en 1940, à son heure de gloire ; et peut-être que tel est bien le cas, mais alors il faut bien insister sur le fait qu’il ne s’agit pas de l’heure de gloire des hommes politiques qui, pour dire la vérité, ont fait preuve d’incompétence crasse, et ont de par leurs imbécillités amené la Grande Bretagne au bord de la catastrophe. Non, il faut bien préciser alors que l’on parle de l’heure de gloire des soldats.
Citation de Cecil Algernon dans La Reine Victoria et Ses Premiers Ministres – p. 338
Chapitre 7 – Quel était l’objet de la guerre pour M. Churchill?
Si les preuves que j’ai exposées au fil des six premiers chapitres sont suffisamment dignes de foi, il s’ensuit que les nombreux milliers d’hommes et de femmes britanniques, au compte desquels nombre de mes propres amis et connaissances, qui continuent de croire que l’Allemagne serait seule responsable des deux guerres mondiales, qu’elle les aurait démarrées délibérément, sournoisement, et sans provocation ni excuse, sont gravement fourvoyés. Ce n’est pas leur faute. Parvenir à un jugement équilibré sur ce sujet exige trop de lectures historiques pour que les personnes normales aient le temps de s’y consacrer.
Nos dirigeants, en outre, n’ont eu de cesse de nous répéter durant les années de guerre que les allemands étaient la cause de tout ceci. M. Churchill, dont l’influence sur la construction de l’opinion nationale quant à l’ennemi fut considérable, répétait sans arrêt qu’ils avaient provoqué les deux guerres, suivant ses propres termes. À l’en croire, l’Allemagne constituait le seul et unique agresseur ; le fléau mondial. M. Churchill semblait croire que si l’Allemagne pouvait être complètement écrasée, le reste du monde pourrait reprendre ses manières pacifiques ; et que si on la maintenait en état d’écrasement, cet état béni des affaires se poursuivrait indéfiniment. Comme il le déclara face au Parlement le 21 septembre 1943 :
Les deux racines de tous nos maux, la tyrannie nazie et le militarisme prussien, doivent être expurgés. Et dans nos actions, aucun sacrifice ne sera trop grand, ni aucune violence exagérée, tant que nous n’y serons pas parvenus.1
Face à l’ennemi allemand, il me semble que M. Churchill n’aurait pas pu envisager un caractère de sacrifice illimité pour son pays, ni l’emploi des violences les plus extrêmes, s’il n’avait pas été convaincu qu’extirper l’État nazi et l’armée allemande allait résoudre le problème de la sécurité de l’Europe et déboucher sur une période de paix prolongée.
Sur le sujet d’écraser l’Allemagne totalement, le président Roosevelt n’était pas du tout en reste par rapport à M. Churchill. De fait, c’est le président en personne qui fut à l’origine du projet de “reddition sans condition”, auquel M. Churchill accorda son soutien. Les deux dirigeants, américain et britannique, parvinrent à leur objectif commun. La guerre ne cessa qu’après la reddition sans condition de l’Allemagne.
Mais la victoire complète et absolue des alliés anglo/américains, le prélude nécessaire aux extirpations prévues, restaient à réaliser au moment où l’Allemagne fut réduite en poussière dans leurs mains. La destruction fracassante du Reich et de la machine de guerre allemands ne retira pas “tous nos maux”, malgré les prédictions de M. Churchill. À peine la “menace” militaire allemande fut-elle écartée qu’une nouvelle forme de danger, méchante, laide et grimaçante, prit sa place. Le communisme russe, hostile et militant, remplit immédiatement l’espace qu’avait occupé l’Allemagne. Et cela ne constitua pas la seule perturbation aux conceptions churchilliennes d’un monde épris de paix, jusqu’alors perturbé par les allemands. Très vite, le communisme militant fit son entrée rampante au pouvoir en Chine également.
La théorie de M. Churchill, voulant que “les deux racines de tous nos maux” fussent la tyrannie nazie et le militarisme prussien se vit brutalement réfutée, presque immédiatement après que ces deux causes fussent éliminées. D’autres tyrannies et d’autres militarismes étaient entrées dans le jeu, derrière et au delà de celles-ci. D’autres tyrannies aussi nocives, voire pires ; d’autres militarismes tout aussi voraces, voire plus. L’Allemagne, après tout, ne s’était engagée que dans une entreprise de reconquête de territoires qui avaient un jour appartenu à l’Allemagne ou à l’Autriche, quand elle fut attaquée par la Grande Bretagne et la France. Mais après l’effondrement et l’occupation de l’Allemagne, la Russie commença à étendre sa domination par un mélange de force et de subversion, afin d’intégrer des pays sur lesquels elle n’avait pas l’ombre d’une prétention : jusque l’Ouest de la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie et la Tchécoslovaquie. L’agression allemande (si agression il y eut) eut comme suite et fut surpassée par l’agression russe.
Le but déclaré du président Roosevelt et de M. Churchill, devant mettre fin à toute agression en détruisant la capacité de nuire allemande constitua, en réalité, l’un des plus grands échecs de l’histoire. Jamais jusqu’alors, peut-être, tant d’agressions ne s’étaient-elles réalisées en si peu de temps que celles qui eurent lieu après la défaite allemande : les agressions russes en Europe, l’agression par une ou plusieurs personnes inconnues qui firent quitter l’Indonésie à la Hollande, l’agression indienne contre Hyderabad, l’agression chinoise contre le Tibet, l’agression de la Corée du Nord contre la Corée du Sud, l’agression française contre l’Allemagne pour la Sarre, l’agression chinoise contre les Nations Unies en Corée, et sans doute plusieurs autres que j’ai négligées2. Une performance remarquable et inédite pour cette période de peu d’années, et particulièrement concentrée sur les années suivant immédiatement l’empalement du corps de l’“oiseau-boucher” allemand.
Sous les coups de marteau répétés de réfutations permanentes imposées par les circonstances, la doctrine Roosevelt-Churchill de l’efficacité pleine et entière du désarmement allemand n’allait pas durer longtemps. En 1950, elle fut formellement jetée aux orties, et l’on demanda à l’Allemagne de l’Ouest de se ré-armer. Mais à ce moment-là, les procès des crimes de guerre de Nuremberg, le traitement brutal de la classe des officiers allemands dans son ensemble, et le démantèlement sans pitié des usines allemandes avaient induit auprès des allemands de l’Ouest une importante réticence à se voir à nouveau pris dans les tourments de la guerre. La permission bienveillante de se ré-armer muta alors en une sorte de mélange de requêtes et de menaces qui, n’eussent-elles rappelé la dévastation de l’Europe qui avait accompagné la poursuite de la politique opposée, auraient pu être considérées comme extrêmement comiques. En 1951, la vision de la guerre de M. Churchill, quant aux “racines” de tous nos maux qu’il fallait expurger, et pour laquelle il avait exigé des sacrifices sans limites et à laquelle il avait consacré l’ensemble des ressources de son pays, cette vision était totalement discréditée. L’électorat britannique décida de célébrer cette réfutation historique en rappelant M. Churchill aux plus hautes fonctions. En 1945, au moment où l’on ne connaissait pas encore le goût des fruits de sa victoire, et que le public britannique ne disposait pas encore des preuves permettant de douter des bénéfices qu’il avait annoncé, l’élection avait mis Churchill de côté. Vox populi vox dei.
Quelque chose s’était mal passé dans l’objet de la guerre défini et poursuivi à l’époque par M. Churchill, et il est hautement souhaitable de découvrir la nature de ce défaut. Mais avant de pouvoir répondre à cette question, il faut connaître avec précision cet objet. Nous avons pris note de deux prétendants à ce titre, mais il sera tout aussi bien d’en considérer d’autres. Il y avait, par exemple, la déclaration d’objectifs émise par lui-même et le président américain, intégrée dans le document connu sous le nom de Charte Atlantique, et mis à disposition du monde en août 1941. Dans cette charte, les deux dirigeants déclaraient qu’ils ne désiraient voir aucun changement territorial qui ne s’accorde pas avec le souhait librement exprimé des peuples concernés. Il s’agissait de l’article 2 de la Charte. Mais en temps voulu, de grandes parties de la Pologne furent données à la Russie, et des régions semblables de l’Allemagne offertes à la Pologne, sans que les habitants de ces régions polonaises et allemandes n’eussent même été consultés.
L’article 3 déclarait que les deux dirigeants respectaient le droit de tous les peuples à choisir la forme de gouvernement sous laquelle ils voulaient vivre. À moins que les mots “tous les peuples” ne désignent pas tous les peuples, cet article s’appliquait clairement autant aux allemands qu’à n’importe qui d’autre. Mais deux années plus tard, M. Churchill déclarait que l’une des “racines de tous nos maux” était la tyrannie nazie, qui devait être extirpée. Le choix des allemands de se voir dirigés par un gouvernement national socialiste était donc bafoué ; et la déclaration de M. Churchill de septembre 1943 contredisait l’article 3 de sa déclaration d’août 1941. Et l’article 6 de la Charte la contredisait tout autant.
L’article 4 de la Charte déclarait que des initiatives seraient prises pour améliorer “la jouissance pour tous les États, grands ou petites, vainqueurs ou vaincus, de l’accès, selon des termes égaux, au commerce et aux matières premières du monde, nécessaires à leur prospérité économique”. À moins que le mot “vaincu” ne signifie pas vaincu, et que les mots “selon des termes égaux” ne signifie pas selon des termes égaux, aucune tentative ne fut faite pour honorer cet engagement volontaire vis à vis de l’Allemagne, et ce jusqu’à l’heure où j’écris ces lignes.
L’article 6 de la Charte commençait par les mots : “après la destruction finale de la tyrannie nazie”, qui étaient incompatibles avec la liberté promise à tous les peuples dans l’article 3. L’article 6 poursuivait en déclarant que les deux dirigeants espéraient une paix qui accorderait à toutes les nations les moyens de résider en paix au sein de leurs propres frontières. Mais les deux dirigeants souscrivirent plus tard à des conditions qui impliquaient l’expulsion d’un grand nombre d’allemands des terres où ils avaient vécu depuis l’antiquité ; il s’agit, à ce que l’on dit, de quinze millions de personnes, dont deux millions sont déclarées à ce jour disparues ou mortes.
Je ne cite pas ici tous les articles de la Charte. On en compte plusieurs autres dans la même veine. Je me suis cantonné aux plus éloquents d’entre eux. Il transpire de ces articles, me semble-t-il, un esprit de modération et d’équité, tant pour les gagnants que pour les perdants ; la seule note directement discordante réside dans le conflit entre les articles 3 et 6 que j’ai déjà évoqué. Pourtant, comme l’indiquent mes commentaires sur les divers articles, un abîme sépare la promesse anglo-américaine de 1941 de la prestation produite par les vainqueurs à partir de 1945.
L’explication est que la Charte Atlantique eut une durée de vie inférieure à celle de la guerre. En février 1944, cette Charte se vit publiquement répudiée par M. Churchill, qui déclara qu’il n’était pas question de l’“appliquer de plein droit à l’Allemagne, ni de bannir les transferts ou ajustements territoriaux dans tout pays”. Et de toute évidence, elle ne s’appliqua pas de plein droit à l’Allemagne. Mais la Charte s’appliquait bien à elle, pour une fort bonne raison. Le nom du peuple britannique était impliqué dans son implication à l’Allemagne. Le peuple britannique n’avait pas fait entendre un mot de protestation quand M. Churchill (et avec lui le président américain) avait proclamé que les principes de la Charte s’appliqueraient à “toutes les nations, tous les peuples, tous les États, petits ou grands, vainqueurs ou vaincus”. Et par cet acquiescement, la nation britannique avait accepté les obligations sur l’honneur d’appliquer les directives de la Charte à l’Allemagne ainsi qu’à quiconque. M. Churchill, donc, en annonçant en 1944 que la Charte ne s’appliquait plus à l’Allemagne, faisait montre devant le monde entier que ses concitoyens constituaient un peuple qui… hé bien, qui revient sur la parole donnée. Pourquoi avoir agi d’une manière qui dut être si détestable à ses propres yeux?
Les raisons précises n’en sont toujours pas connues à ce jour. Mais on peut se hasarder à les deviner. En 1941, quand la Charte fut annoncée avec tambours et trompettes de la presse, la guerre se passait bien du point de vue allemand. L’Amérique n’était pas encore impliquée, et les armes russes connaissaient une retraite précipitée. Aucune certitude n’existait sur l’identité des vainqueurs de la guerre.
Mais en février 1944, la situation avait changé du tout au tout. Il était devenu plutôt évident que la combinaison Grande Bretagne – Amérique – Russie allait sortir victorieuse. De fait, cette combinaison était à ce moment-là politiquement omnipotente. Elle pouvait dire ce qu’elle voulait sans que nul au monde ne lui barre la route, mis à part l’ennemi, qui serait bientôt écrasé. L’année 1943 avait été celle des conférences inter-alliés ; Moscou, Le Caire, Téhéran, Le Caire de nouveau. À la conférence de Téhéran de novembre 1943, des projets furent déroulés consistant à séparer l’Allemagne en morceaux ; il était également question que la Russie absorbe la partie orientale de la Pologne et que cette dernière se voie compensée aux dépens de l’Allemagne. Comme ces projets étaient tout à fait contradictoires avec la Charte Atlantique, l’une des pré-conditions essentielles de leur prompte réalisation résidait dans la démolition de la précieuse Charte. D’où, on peut le penser, le discours d’inhumation lu deux mois plus tard par M. Churchill, dans lequel les mots “pas question de la Charte… bannir les transferts ou ajustements territoriaux” donnaient quelque indication sur le fait que ces transferts, en contradiction de la Charte, étaient à l’étude. Ainsi rendit l’âme la splendide déclaration Churchill-Roosevelt des droits internationaux, assassinée par ses propres parents. Il est intéressant de noter que les funérailles en furent quasiment confidentielles.
Quel objet de guerre restait-il à M. Churchill? Il y avait nos amis précédents, l’extirpation de la tyrannie nazie et du militarisme prussien. Commençons par la première. Qu’est-ce qui avait bien pu rendre M. Churchill aussi désireux de voir ses compatriotes détruire la tyrannie nazie en Allemagne? La Tyrannie, en tant que telle, n’opprimait en rien le peuple britannique. Ce point étant établi, en quoi le peuple britannique se voyait-il en quoi que ce soit concerné du fait que les allemands aient choisi de vivre sous une forme de gouvernement tyrannique? La Charte Atlantique ne déclarait-elle pas que les britanniques “respectaient les droits de tous les peuples de choisir la forme de gouvernement sous laquelle ils allaient vivre?” Donc, si les allemands ne décidaient pas de renverser leur tyrannie nazie par eux-mêmes, pourquoi un grand nombre d’anglais auraient-ils à mourir pour la renverser à leur place?
Mais, en supposant que la suppression par la force des tyrannies dans des pays étrangers constituât le devoir des britanniques, pourquoi trouvait-on une autre tyrannie, partenaire des britanniques dans ce processus? La tyrannie communiste, en Russie, était pire que la tyrannie nazie en Allemagne ; les conditions générales de vie du peuple russe était largement inférieures à celles des allemands ; le travail de forçat en Russie était employé à grande échelle, en comparaison à la même pratique sur le sol allemand, la cruauté n’y avait rien à envier à celle du côté allemand, et de nombreux observateurs la décrivent même comme bien plus importante. La technique répugnante des purges, des interrogatoires brutaux amenant à “confession”, et l’espionnage domestique généralisé était déjà à l’œuvre en Russie depuis des années avant que Hitler n’introduise ces mêmes méthodes en Allemagne, qu’il copia probablement de l’exemple russe. Mais M. Churchill encensait la Russie comme allié des plus bienvenus, quand elle se trouva embarquée dans la guerre. Un tyran pour en battre un autre. Clairement, la tyrannie en soi n’était donc pas un objectif de destruction pour M. Churchill.
Il ne montra même pas un intérêt débordant pour le renversement de la tyrannie nazie en tant que telle, quand on lui porta à son attention un projet en ce sens. L’Évêque de Chichester a récemment révélé comment il avait rencontré deux allemands anti-nazis à Stockholm, en 1942, qui lui avaient demandé de déterminer si les gouvernements britannique et américain négocieraient la paix avec un gouvernement allemand démocratique, si le régime de Hitler était renversé. L’évêque transmit la question à M. Eden à son retour, mais le gouvernement britannique ne lui répondit jamais.
Et qu’en est-il de la restauration d’une souveraineté indépendante dans les pays envahis par l’Allemagne, auxquels M. Churchill avait fait référence dans son discours à la Chambre des Communes le 18 juin 1940?
Tous ces pays, avait-il dit, devaient être libérés ; et surtout la France, qui devait “revenir à son ancienne grandeur”. Dans cette dernière proposition, M. Churchill revendiquait pour lui-même des pouvoirs surnaturels. La France pouvait être libérée de la domination allemande par des armes anglo-américaines. Mais quant à sa “grandeur”, les français seuls pouvaient la restaurer par leurs propres moyens (si elle avait expiré), ou le Tout-Puissant pouvait le faire pour eux, mais personne d’autre. Même le Tout-Puissant aurait eu de la peine dans cette tâche, la grandeur de la France remontant à des temps reculés. Pour ce qui concerne les années précédent 1939, la France était grevée par la corruption, la mal-gouvernance, et le délabrement généralisé, autant de raisons pour son effondrement rapide en 1940. En réalité, la formule de Churchill pour la restauration de la grandeur de la France était celle qui était certaine d’échouer. Si la France avait été astreinte à se relever par ses propres efforts, un renouveau de santé nationale aurait pu se produire. Mais voir l’occupation par l’Allemagne et d’autres puissances se terminer du fait d’autres mains étrangères constituait le moyen le plus sûr de la faire glisser plus bas encore sur la pente glissante.
Les autres nations occupées, plus petites, ne se virent pas promettre la grandeur, mais uniquement leur liberté, chose qui était plus dans la capacité de M. Churchill de leur accorder. Ils la reçurent en temps voulu. Mais à peine l’avaient-ils obtenue que M. Churchill en personne s’employa à leur reprendre. Il devint le principal protagoniste, parmi tous les anglais, si pas parmi tous les européens, d’une fédération européenne, par l’unification avec tous les petits États “libérés” qui y perdraient à coup sûr leur souveraineté avec la même certitude qu’ils l’avaient perdue sous l’occupation par les allemands.
Mais si l’unité de l’Europe constituait l’idéal de M. Churchill, pourquoi s’employait-il de manière aussi impitoyable à détruire l’unité européenne construite par l’Allemagne en 1940? Il est vrai que l’unification de l’Europe par l’Allemagne avait été réalisée par les armes. Mais M. Churchill, comme historien, aurait dû savoir que c’est de cette manière que toutes les unités ont toujours été sécurisées : l’unité italienne, l’unité française, l’unité allemande, l’unité étasunienne, l’unité espagnole.
L’Europe s’était déjà vue unifiée une fois auparavant – par Napoléon 1er. Et tout le monde n’avait pas applaudi la destruction de cette unification par la bataille de Waterloo. “Il est caractéristique de Pitt, qui était le principal architecte de la (troisième) Coalition, d’envisager, une fois la guerre terminée et la victoire acquise, le rassemblement d’un congrès en vue de bâtir un système fédéral pour le maintien d’une paix européenne. Napoléon, lui aussi, avait un dessein d’organisation de l’Europe comme un Commonwealth de peuples éclairés mais non libres, sous hégémonie française ; et des amis de l’unité européenne continuent à ce jour de regretter que son rêve ne se fût pas réalisé3”.
Les allemands, comme nous le savons, commencèrent leur tentative de ce faire en se faisant des conquérants irréprochables. Les journaux britanniques de 1940 signalaient l’excellence de leurs manières en France, des soldats allemands bondissant de leur siège dans les tramways et les bus français pour laisser leur place aux dames, et ainsi de suite. Mais M. Churchill sabota cette tentative en encourageant et en armant les mouvements de résistance européens, largement bâtis sur les réseaux communistes souterrains, qui provoquèrent les allemands en pratiquant un terrorisme de guérilla, et les mesures de rétorsions appliquées par les allemands aux populations civiles des pays occupés ruinèrent toute chance de fraternisation. Les seigneurs et maîtres allemands auraient peut-être été haïs et auraient peut-être fait l’objet d’une opposition dans tous les cas. Mais qui sait? Il existait sans aucun doute des mouvement collaborationnistes appréciables dans tous les pays conquis, même en France, et il aurait été possible que la collaboration l’emportât sur la résistance, si cette dernière n’avait pas été délibérément organisée de l’étranger avec le soutien de forces aériennes.
Il ne s’agit pas ici d’affirmer que la résistance n’a pas servi à la cause anti-allemande. Le sujet que je développe est que M. Churchill ne s’employait manifestement pas à empêcher l’unification de l’Europe, mais uniquement une unification de l’Europe par l’Allemagne. C’est à ceci que se réduit l’“extirpation de la tyrannie nazie”. Dès les tous premiers jours de la guerre, l’attitude mentale de M. Churchill était manifeste ; par exemple, quand les allemands eurent envahi la Norvège et que M. Churchill déclara dans un discours que “le sol sacré des Vikings doit être purgé de la vile pollution des envahisseurs nazis”. Je n’ai pas trouvé trace de discours de sa part mentionnant la “vile pollution des sols sacrés letton, lituanien, et estonien” par l’occupant russe.
Il semble donc qu’il nous reste l’extirpation du “militarisme prussien”. Le mot prussien est fréquemment utilisé en Angleterre pour évoquer un dessein militariste et agressif. Si M. Churchill l’utilisait ici dans ce sens, il était bien sûr dans l’erreur. De fait, l’État-Major allemand, prussien, ou appelez-vous comme vous voulez, s’était systématiquement opposé à une solution par la guerre des problèmes de l’Allemagne. L’homme qui avait insisté pour faire la guerre était Hitler, et Hitler était autrichien. Parler de “militarisme autrichien” aurait donc été plus exact.
Mais toutefois, si nous prenons l’“extirpation du militarisme prussien” au sens d’une défaite totale de l’Allemagne, alors nous n’avons aucune raison de douter que tel était l’objet de M. Churchill. Étape par étape, discours après discours, il devint clair que la victoire totale était son objectif. Il aurait pu avoir, ou ne pas avoir, pour ce que ses compatriotes pouvaient en savoir au cours du conflit, d’autres objectifs. Mais aucun doute n’existait sur le fait qu’il travaillât sur un renversement total de l’Allemagne. La question importante qui est donc soulevée est donc celle-ci : s’agissait-il de son seul but réel?
On peut trouver des citations de lui indiquant que tel était le cas. Face à la Chambre des Communes le 13 mai 1940, juste après être devenu premier ministre, il déclarait “ Vous me demandez, vous me demandez, quelle est notre politique? Je vous répondrai : il s’agit de mener la guerre, sur la mer, dans les airs, en y jetant toutes les forces que Dieu pourra nous accorder ; mener la guerre contre une tyrannie monstrueuse, dont les ténèbres ne furent jamais surpassés, catalogue déplorable des crimes de l’humanité. Telle est notre politique. Vous voulez savoir quel est notre but? Je peux vous répondre en un seul mot: Victoire — victoire à tout prix ”.
Mais ce que les hommes politiques déclarent en public ne correspond pas toujours à l’expression juste de leurs intentions. Peut-on trouver des preuves confirmant que la politique et l’objectif de M. Churchill déclarés ci-avant représentaient sa résolution réelle ? Un homme qui fut en relation proche avec M. Churchill pendant toute la guerre, et était en position de formuler un jugement sur ce point, a exprimé l’opinion que tel était bien le cas. Le général Sir Leslie Hooks, chef du personnel adjoint de M. Churchill au moment où celui-ci était ministre de la défense, dans une conférence du 4 octobre 1950 auprès du Royal United Services Institution4, déclara en réponse posée sur les objectifs de guerre du gouvernement :
Je dirais que notre objectif de guerre a toujours été la victoire, et aussi loin que s’étendent mes connaissances à ce sujet, ceux qui avaient la direction des opérations disaient : “Commençons par décrocher la victoire, de là nous pourrons descendre aux objectifs de la guerre.”
Cette expression d’opinion reçoit un soutien franc de la description d’une interview entre le Brigadier Fitzroy Maclean et M. Churchill avant le départ du Brigadier en mission avec le maréchal Tito pendant la guerre5.
… il restait un point sur lequel, me semblait-il, restait une clarification à opérer. Les années que j’avais passées en Union soviétique m’avaient rendu profondément et durablement conscient des tendances expansionnistes du Communisme international et de ses connexions intimes avec la politique étrangère soviétique. Si, comme on me l’avait dit, les partisans (yougoslaves) étaient sous direction communiste, ils pourraient facilement combattre pour la cause alliée, mais leur objectif final aurait indubitablement été d’établir en Yougoslavie un régime communiste en lien proche avec Moscou. Comment le gouvernement de sa Majesté considérait-il cette finalité? À ce stade, leur politique était-elle de bloquer l’expansion soviétique dans les Balkans? Si tel était le cas, ma mission s’annonçait des plus compliquées.
La réponse de M. Churchill ne me laissa aucun doute quant à la solution de mon problème. Tant que la civilisation occidentale restait menacée par la menace nazie, me dit-il, nous ne pourrions pas nous permettre de laisser notre attention diverger de ce sujet immédiat, par des considérations de politique de plus long terme. Nous étions aussi loyaux envers nos alliés soviétiques que nous espérions qu’il le fussent avec nous. Ma tâche consistait simplement à trouver qui tuait le plus d’allemands, et de lui proposer des moyens que nous pourrions leur mettre à disposition pour en tuer encore plus. Les considérations politiques devaient rester secondaires.
Voilà qui n’aurait pu être dit plus clairement que difficilement. L’importance des visées politiques était mineure. Les objectifs à long terme n’importaient pas. Tout ce qui importait était de tuer des allemands, de vaincre l’Allemagne, et pour y parvenir il n’existait “aucune violence exagérée”. Sur ce point, le témoignage du Brigadier Maclean s’accorde avec celui du général Hooks.
Un observateur britannique vivant en France en est arrivé aux mêmes conclusions que moi sur ce sujet. Dans son livre sur la France occupée, M. Sisley Huddleston écrit :
Sur ce point, Churchill et Roosevelt, malgré leurs désaccords sur de nombreux autres sujets, étaient absolument alignés : l’objectif immédiat était d’écraser l’Allemagne. Pour eux, tout le reste était à laisser de côté pour se concentrer sur cet objectif, et demain il ferait jour.6
Nous savons de M. Churchill lui-même que M. Huddleston disait vrai sur le président. Pour décrire l’arrivée en Angleterre en janvier 1941 de M. Harry Hopkins, le confident le plus proche et agent personnel du président, M. Churchill dit ceci : “ il était assis là, maigre, frêle, malade, mais tout à fait éclatant par sa compréhension de la Cause. Il fallait la défaite, la ruine, et le massacre de Hitler, à l’exclusion de tout autre objectif, de toute autre allégeance et de tout autre but7”.
Mais, pourrait-on objecter, si tuer les allemands et parvenir à la défaite complète de l’Allemagne constituaient bel et bien le réel objet de gouvernement dans l’esprit de M. Churchill, quel était le problème de cet objet? La défaite absolue de l’ennemi ne constitue-t-elle pas l’objectif précis de toute guerre? Comment, dès lors, M. Churchill aurait-il pu se fourvoyer en poursuivant cet objectif? Telles sont les questions que nous allons examiner.
Chapitre 8 – L’erreur de M. Churchill
Le général prussien von Clausewitz, il y a cent vingt ans, déclarait : “La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens”. Le mot qui porte le sens de cette expression est “politique”. La guerre est lancée à des fins politiques, pour la poursuite d’une politique. La partie militaire de la chose, les “autres moyens” de la définition de Clausewitz, sont secondaires à la considération politique. Les pays préfèrent dérouler leurs politiques vis à vis de leurs voisins par la négociation, et la conclusion d’accords. C’est uniquement quand la possibilité de parvenir à un accord perd sa substance que la force est considérée, si la politique considérée est considérée comme suffisamment importante pour justifier les risques qu’induit l’emploi de la force.
Il existe plusieurs catégories de politiques qui amènent à une décision prise par la violence. La plus courante est le désir de s’emparer d’un territoire appartenant à quelqu’un d’autre, des marchés de quelqu’un d’autre, de la richesse de quelqu’un d’autre, ou les trois ; on trouve également le désir ardent de propager quelque gospel, idéologique ou religieux. On trouvait le désir d’un territoire derrière la guerre germano-polonaise. Le désir de s’accaparer des marchés était sous-jacent aux guerres anglo-espagnoles des seizième et dix-huitième siècles, les guerres anglo-hollandaises du dix-septième siècle, et la guerre américano-japonaise du vingtième siècle. Le président Wilson, en 1919, exprima son opinion, qui était que toutes les guerres modernes sont de cette nature :
Existe-t-il quelque homme ou quelque femme, laissez moi dire, quelque enfant, qui ne sache pas que le germe de la guerre dans le monde moderne réside dans la rivalité industrielle et commerciale? Nous sortons d’une guerre industrielle et commerciale.
Pourtant, on décrit une croisade idéologique, l’établissement universel du Communisme, comme objet permanent de la Russie en relation au reste du monde ; même si cette croisade peut, pour ce que j’en sais, présenter un motif économique sous-jacent. La Russie n’en est pas pour l’instant venue aux “ autres moyens ” dans sa poursuite de cet objet, mais le programme de réarmement occidental contemporain est fondé sur l’idée qu’elle pourrait le décider.
Le point en est que la guerre postule une raison politique à la pratique du conflit, qu’il soit offensif ou défensif, et donc un objet politique à gagner ou à perdre selon la direction que prend le conflit. Sans un tel objet politique, toute guerre n’est qu’un massacre absurde.
Quel était donc l’objet politique que M. Churchill escomptait atteindre par son utilisation de la force? Il y a peu de doutes sur la réponse : il n’avait pas d’objet de la sorte. Son objet était la victoire. Mais la victoire n’est pas un objet politique, il s’agit d’un objet militaire. La guerre, dans les faits, n’est qu’un chemin d’action visant à poursuivre quelque objectif politique, comme la diplomatie qui est l’autre chemin d’action. La pensée guerrière de M. Churchill semble s’être arrêtée net au niveau de ce chemin d’action, et n’être pas parvenue à embrasser un objet politique clair auquel la victoire devait amener.
La victoire peut constituer un objectif final légitime pour un général, un amiral, ou un maréchal, car c’est le stade où sa fonction de combattant cesse et que la diplomatie reprend en main la situation. Mais il ne s’agit aucunement d’un objet final pour un homme politique. Au contraire, il s’agit pour lui du jalon à partir duquel il remercie poliment le combattant de ses services, et procède à l’application dans l’autre sens du principe de “ continuation de la politique par d’autres moyens ” énoncé par Clausewitz, en revenant de la violence à la négociation. Si la politique originale, en soutien de laquelle on en est arrivé à la force, a été clairement réfléchie, et si les hommes politiques ont conservé leur tête au cours des passions et des vicissitudes de la violence, la politique après la victoire peut quelque peu ressembler à la politique précédent la guerre.
Si, néanmoins, en arriver à la guerre ne marque pas une continuation de la politique, mais au contraire, un changement abrupt de politique entre ce qu’elle était en tant de paix et l’achèvement de la victoire militaire, alors l’accomplissement de cette victoire ne peut signifier que l’ouverture d’une porte sur un dense brouillard politique. Et puisque M. Churchill semble avoir opéré ce changement brutal, il n’est pas du tout surprenant que la victoire qu’il cherchât à tout prix se soit révélée presque entièrement stérile. Il s’était montré prêt à tout sacrifier pour parvenir à cette victoire, et les sacrifices consentis par lui laissèrent ses co-vainqueurs britanniques à moitié ruinés, rationnés, emprisonnés financièrement dans le camp de concentration de leur île, assistant à la désintégration de leur Empire, leur propre pays occupé par des soldats américains, et leur économie nationale dépendant de la charité étasunienne. Tout cela pour quoi ? Pour que les allemands se vissent désarmés de manière permanente? À peine trois ou quatre années passées, nous suppliions les allemands de se réarmer aussi rapidement que possible.
Mais si M. Churchill poursuivait le mauvais objet, sur la base de l’axiome erroné voulant que l’Allemagne constitue l’oiseau-boucher de l’histoire, comment avait-il pu en arriver à commettre cette erreur élémentaire? Nul ne peut le dire. Mais il est tout à fait possible que son zèle indéniable pour la direction en personne des opérations de la guerre ait pu obscurcir sa vision politique. Il ne fait aucun doute que toute sa vie, il connut un désir ardent de déplacer des armées et des navires sur le globe, et d’agir comme suprême seigneur de guerre. La principale raison de sa dispute contre Lord Fisher en 1915 était moins un conflit d’opinion quant à la campagne des Dardanelles que son propre comportement, prenant fréquemment la conduite des opérations des mains de premier amiral et des officiers de la marine, et envoyant lui-même ses ordres, très souvent sans même que les amiraux ne sussent ce qui avait été décidé et se trouvassent face au fait accompli. Que M. Churchill ait fait preuve d’exactement la même tendance à accaparer tous les leviers opérationnels pour lui-même au cours de la seconde guerre mondiale est amplement révélé par ses propres ouvrages dédiés à ce conflit. Il se peut donc que l’homme politique qui vivait en M. Churchill ait été sacrifié pour que le stratège vécût.
Qu’il en soit sorti un bon ou un mauvais stratège, voilà qui inspirera inévitablement des auteurs dans les temps à venir. Mais cela n’importe pas au stade où nous en sommes ; il importe en revanche que, pour s’essayer au costume de Napoléon de Whitehall8, M. Churchill apparaît avoir négligé ses propres prérogatives d’homme politique de Downing Street9. Le regard miré sur le mirage du triomphe militaire, il échoua à appréhender le dessein de ce triomphe, s’il pouvait être atteint. Il échoua, ou méjugea de manière déplorable les probabilités politiques qu’il était de sa responsabilité toute particulière de prévoir avec précision. Quelle sorte de paix était-elle désirable avec l’Allemagne? Fallait-il que l’on y parvînt par une victoire totale ou par une négociation? Ces éléments dépendaient de l’influence que pourraient présenter sur la situation internationale les différents débouchés possibles de la guerre, et la manière dont on pouvait prévoir que les principales puissances, tant alliées qu’ennemies, pourraient y réagir. Il appartenait en premier chef à M. Churchill, comme homme politique, d’estimer ces réactions, et ses estimations de cette situation furent épouvantablement fausses. Il s’autorisa à penser de deux choses l’une : ou bien qu’après l’écrasement de l’Allemagne, la Russie se comporterait comme un voisin modèle, ou bien il se laissa persuader par le président Roosevelt, qui, indépendamment de la perspicacité dont il fait preuve pour traiter de la complexité des politiques américaines, devint au cours de la guerre un admirateur invétéré de Josef Staline. Ou peut-être M. Churchill s’immergea-t-il tellement dans les tâches multiples qu’il s’était accaparé, comme organisateur de la victoire inconditionnelle, qu’il ne lui restât plus de temps pour s’interroger sur les débouchées de la victoire. Quels que fussent ses processus mentaux exacts, il ne peut y avoir aucun doute que dans sa propre sphère d’homme politique, dans la tâche qui était sienne de maintenir un objet politique censé pour lequel la guerre était combattue, son échec fut des plus cuisants et complets.
On pourra me répondre que M. Churchill n’aurait pas pu savoir à l’avance que la Russie se retournerait contre l’Ouest à l’issue de la guerre. La réponse correcte à cela ne fait aucun doute : c’était son travail de le savoir. C’est là précisément le genre de chose qui constituait sa vraie fonction, en tant que dirigeant politique d’un pays en guerre ; comme un général doit estimer la nature des projets stratégiques de son ennemi, et établir les mesures militaires appropriées pour faire échouer ces projets ; l’homme politique doit deviner les projets politiques de ses amis et de ses adversaires, et en tenir compte pour établir les politiques de son propre pays, ainsi que les grandes lignes stratégiques qui dépendent de ces politiques. Dans chacun des cas, la mesure du succès est la précision ; et comme excuse n’est acceptée pour un général qui échoue à deviner les desseins stratégiques de son adversaire, il n’existe aucune raison qu’on en accepte dans le cas de l’homme politique. Les résultats constituent la seule métrique.
La probabilité de voir la Russie “ s’aigrir ” face à ses alliés britannique et américain n’était vraiment pas hors de portée de l’imagination humaine. Au contraire, il s’agit du triste dessein de nombre d’alliances, de voir leurs membres entrer en désaccord au lendemain de la victoire. Des différences de vues importantes se développèrent entre les britanniques et les français très peu de temps après la défaite de l’Allemagne en 1918. Les alliés des Balkans, qui vainquirent la Turquie en 1912, entrèrent immédiatement après en guerre entre eux. C’est un fait que se quereller sur les butins de guerre est plus ou moins considéré comme proverbial. Il y avait, en réalité, bien peu de personnes en Grande Bretagne qui ne portaient pas de doutes importants quant à la loyauté d’après guerre de ses associés de guerre, et certains de ces sceptiques firent connaître leurs doutes sur la place publique. Par exemple, Lord Huntington déclara devant la Chambre des Lords le 11 octobre 1944 :
Il est totalement improbable que d’ici quelques années, sans menace de la part d’aucun ennemi extérieur, les Cinq Grands n’aient pas entre eux quelque querelle ou différend. S’il se combattent, lequel d’entre eux va condamner l’agresseur? … c’est malheureusement un fait presque avéré qu’après toute grande guerre, les alliés se disputent. Au fil des pressions que nous avons subies avec cette guerre, nous avons déjà vu des signes de stress et de tensions, et il y aura nombre de conflits cachés en embuscade sur le chemin des vainqueurs.
Par ailleurs, parmi tous les hommes politiques britanniques, c’est certainement Churchill dont on pouvait s’attendre à ce qu’il se montre gêné quant aux perspectives de la future fiabilité russe. C’est lui-même qui avait porté la responsabilité principale de la tentative de 1919, par la force des armes, l’établissement du Communisme en Russie, et en 1940 il avait soutenu l’expédition (qui ne fut jamais lancée dans les faits) en vue d’aider les finnois contre l’invasion russe de leur pays. À cette occasion, Churchill avait fait la remarque historique que “ Le Communisme gâte l’âme des nations ”.
Pourtant, à Yalta, il accepta que des centaines de milliers de kilomètres carrés de territoire polonais (sans parler des territoires lettons, lituaniens ou estoniens) fussent accordés, sans l’aval des habitants, aux gâteurs d’âme, en désaccord flagrant de la Charte Atlantique que lui-même et le président des USA avaient claironné au monde au cours de la même guerre, et en déni flagrant de la déclaration de guerre britannique contre l’Allemagne de 1939, qui précisément garantissait l’inviolabilité du territoire polonais. En outre, les compensations accordées au polonais sous forme de territoire d’Allemagne orientale, et l’allocation de la moitié du reste de l’Allemagne à une occupation russe, eurent pour effet de supprimer la zone tampon historique entre Moscou et les pays bordant l’Atlantique.
Aucune raison réaliste n’existait de considérer l’alliance de la Russie comme loyale et digne de confiance. Elle ne se battait du même côté que la Grande Bretagne que parce qu’elle y avait été amenée par l’attaque allemande. Dans les vingt-deux années séparant 1917 et 1939, elle n’avait donné aucun signe de fiabilité ou d’honnêteté au monde capitaliste10. Loin de là. Que M. Churchill, l’un des principaux critiques parmi tous les hommes politiques britanniques à l’égard de la Russie communiste, ait pu se montrer aveugle aux possibilités adverses des propositions de Yalta, et particulièrement d’une division de l’Allemagne au bénéfice de la Russie, est très difficile à concevoir.
Mais si donc aveugle il n’était pas, comme put-il en arriver à accepter les exigences de Staline à Yalta, tellement contraires à la raison même de l’entrée en guerre du Royaume-Uni face à l’Allemagne, et dont, si M. Churchill croyait ce qu’il prêchait entre 1917 et 1941, elles auguraient avec une telle évidence de menaces futures quant à la stabilité de l’Europe? On pourra m’objecter que la Russie aurait pris ce qu’elle voulait dans tous les cas, nonobstant l’opinion de M. Churchill. On peut également admettre que le président Roosevelt, à cette époque, était non seulement dans un état d’hallucination fascinée quant à la pureté virginale des motivations du maréchal Staline, mais également très soucieux de sauver des vies américaines sur le front japonais en faisant entrer la Russie sur le front de la guerre en Extrême-Orient. Pour parvenir à ce dernier objectif, le président était prêt à acheter le dictateur russe en lui accordant des territoires polonais et allemands en Europe, même si cela impliquait de jeter la situation ethnique et politique dans le melting pot , et incidemment faisait passer la raison britannique de déclarer la guerre à la Pologne en 1939 pour une farce.
Bien peu de doute subsiste également sur le fait que la délégation russe instillât une forte incitation sur les britanniques et les américains, en leur laissant à penser à divers indices que si quelque difficulté d’importance se présentait de leur fait dans les négociations, les russes pourraient envisager un accord séparé avec l’Allemagne.
On pourrait penser que face à toutes ces complications, M. Churchill se soit trouvé acculé et ne put qu’acquiescer. Mais en réalité, il disposait de l’argument décisif, et il ne tenait qu’à lui d’en faire usage. Car si les russes pouvaient faire peser la menace d’un transfert vers le camp allemand comme moyen de pression sur la coalition anti-allemande, les autres membres de cette coalition le pouvaient eux-aussi, et les russes n’étaient certainement pas les mieux placés pour exercer cette menace. Si les allemands s’étaient retrouvés face à un choix entre un accord avec la Russie et un accord avec le Royaume-Uni, il ne fait pas de doute qu’ils auraient opté pour l’accord avec le Royaume-Uni. Ils auraient, pour l’obtenir, souscrit à toute condition raisonnable, et auraient renversé Hitler et ses nazis sans hésitation. Hitler lui-même, depuis le tout début, s’était toujours montré très préoccupé de parvenir à quelque accord avec la Grande Bretagne, et l’aurait accueilli mieux que toute autre chose. Tout ceci apparaît très clairement dans les ouvrages du capitaine Liddell Hart et de M. Hinsley, et nous y reviendrons plus bas1112.
Donc, si des indices se faisaient jour d’arriver à quelque accord avec l’Allemagne, M. Churchill aurait été le plus efficace parmi les Trois Grands pour les torpiller. C’est lui, en fait, qui tenait la carte joker du jeu triangulaire anglo-étasuno-russe, et qui aurait pu en jouer pour forcer les deux autres à se conformer à sa volonté. Pourquoi ne la joua-t-il pas ; alors qu’en la jouant, il aurait évité la situation dangereuse déplorable dans laquelle l’Europe et le Royaume-Uni se retrouvent à présent?
Bien que diverses raisons puissent être avancées pour expliquer qu’il négligeât cette opportunité, deux considérations dominantes prévalent absolument sur tout autre chemin de pensée expliquant ses choix tactiques. La première est l’objet suprême qui était le sien, qui était d’amener les allemands à une défaite complète et finale. Lorsque l’on connaît son adhérence constante et indéfectible vis à vis de cet objet, on comprend que sa soumission aux notions russo-américaines quant au destin de l’Allemagne fût inévitable. Sans l’aide combinée de ses alliées, M. Churchill n’aurait pas pu vaincre l’Allemagne, et son objet n’aurait pas été atteint. Et donc, tant qu’il s’accrocha à cet objet, il n’eut pas d’autre choix que d’accepter les conditions énoncées par ses alliés. Mais si son objet avait été politique, et non militaire, sa position aurait été très différente, et le monde d’aujourd’hui pourrait connaître des jours plus sûrs.
Nous poursuivrons à présent par l’examen de l’autre raison.
Voir les chapitres précédents : chapitres 1 et 2 chapitres 3 et 4 chapitres 5 et 6
Notes
- … parvenus.1
- “ The twin roots of all our evils, Nazi tyranny and Prussian militarism, must be expirpated. Until this is achieved, there are no sacrifices we will not make and no lengths in violence to which we will not go ”
… négligées2 J’utilise le terme “ agression ” selon le sens large et étendu qui en constitue l’usage commun. Il est par ailleurs tout à fait surprenant qu’il n’existe aucune moyen faisant autorité pour reconnaître une agression. L’ancienne Société des Nations s’employa pendant 20 ans à essayer de définir l’agression, mais sans succès. Le relais en fut repris par les Nations Unies, avec les mêmes résultats négatifs. Après plusieurs années de vaines tentatives, et alors que la guerre en Corée battait son plein, on commença à entendre dans les salons de conférence des Nations Unies qu’il était peu judicieux de définir l’agression. Et, tout à fait curieusement, les protagonistes principaux de cette manière de voir étaient les américains et les britanniques, qui constituaient également les principaux soutiens de la guerre en Corée “pour montrer que l’agression ne rapporte rien”
… réalisé3Dr. H. A. L. Fisher — History of Europe , Vol. VI, p. 884.
… Institution4Un groupe de réflexion toujours actif de nos jours, se décrivant comme “ le premier forum en Grande-Bretagne pour la défense et la sécurité aux niveaux national et international ”, NdT
… guerre5 Eastern Approaches -– Fitzroy Maclean (Cape), p. 281.
… jour6 Pétain, Patriot, or Traitor? , p. 134 (Andrew Dakars). Publié aux USA sous le titre : France: The Tragic Years (Devin- Adair)
… but7 Mr. Churchill , Vol. III, pp. 20 et 21
… Whitehall8le quartier de Londres hébergeant le ministère de la défense, NdT
… Street9la célèbre rue où se trouve domicilié le premier ministre britannique, NdT
… capitaliste10L’auteur suppose ici que l’occident méritait qu’on lui fasse confiance, assertion douteuse du point de vue de la Russie communiste, qui avait été agressée et occupée par des soldats de puissances capitalistes au lendemain de la révolution de 1917 — https://lesakerfrancophone.fr/quand-les-etats-unis-envahissaient-la-russie, NdT
… bas11 The Other Side of the Hill — Capitaine B. S. Liddell Hart (Cassell)
…1112 Hitler’s Strategy — F. H. Hinsley (Cambridge Univ. Press)
Note du Saker Francophone Nous publions notre traduction du livre de Russell Grenfell, en 1953, sous le titre "Haine Inconditionnelle". L'ouvrage traite de géopolitique de l'Europe du XIXème - XXème siècle, et (surtout) analyse les grossières erreurs politiques britanniques ayant entraîné le Royaume-Uni dans les guerres mondiales. Ce livre est décapant, rafraîchissant, et très instructif. Le livre en anglais est proposé par Ron Unz à la lecture ici. Quand nous l'aurons finalisé, l'ouvrage au format PDF sera mis en ligne ici.
Traduit par Vincent, relu par San pour le Saker Francophone
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