Par Pepe Escobar – Le 10 juillet 2015 – source Asia Times
Le tweet, désormais légendaire, du ministre des Affaires étrangères de l’Iran, Zarif, dans lequel il a cité Abraham Lincoln, est la clé de l’énigme pour déchiffrer l’impasse actuelle entre les États-Unis et l’Iran à Vienne.
Zarif a tweeté: «Écoutez-moi bien ; vous ne pouvez pas changer de cheval au milieu du gué.» Eh bien, une source iranienne privilégiée a dit à Asia Times que changer de cheval est exactement ce que le président américain Barack Obama a fait brusquement, par rapport à la conciliation des positions qui avait été convenue deux jours plus tôt.
Cela s’est passé mercredi soir, heure de Vienne – à la table de négociation.
Les choses ont commencé à changer après un cocktail de travail dans la salle à manger d’État à Washington, mardi soir, quand Obama s’est montré pas du tout préoccupé par les conséquences possibles de l’affaire et a déclaré que les chances étaient «moins de 50-50 à ce point».
Même avant le cocktail – ce même jour du 7 juillet qui devait marquer la fin du délai imparti aux négociations –, l’administration Obama avait déjà mis le turbo, rejetant l’idée que le président puisse signer un accord juste pour le plaisir d’obtenir, en solitaire, un succès en politique étrangère qui serait annoncé comme son héritage.
En milieu de semaine, le secrétaire d’État américain John Kerry en a remis sur sa précédente et peu diplomatique tirade de dimanche dernier – «l’affaire peut aller d’un côté ou de l’autre» – avec son gag coutumier en ce moment : «Nous pouvons nous en aller», dûment reproduit jusqu’à épuisement par les médias américains aux ordres du Big Business.
Ce changement de cheval confirme tout ce que Asia Times a déjà signalé, suite à des conversations approfondies avec des diplomates et des négociateurs ; comme un haut responsable iranien l’a déclaré au correspondant d’Asia Times la semaine dernière, l’administration Obama ne semble pas avoir la volonté politique – du moins pas encore, si jamais ça arrive – de s’engager vraiment à mettre fin, une fois pour toutes, au mur de méfiance à l’encontre de l’Iran.
Un autre responsable iranien, dans une remarque sur le briefing record jeudi dernier, se plaint d’un possible «revers majeur», en maintenant que la ligne officielle iranienne considère que John Kerry est sérieux. Et il a ainsi confirmé ce que Asia Times avait appris off the record, à savoir que les USA, le Royaume-Uni et la France ont commencé soudain à revenir en arrière sur les parties clés du cadre de l’accord de Lausanne.
Selon le même responsable iranien, qui a un accès direct à la table des négociations, «ce n’est pas une négociation multilatérale. Il semble qu’il y ait cinq accords bilatéraux. Chaque pays a parfois sa propre ligne rouge».
Téhéran, pour sa part, a pris ses décisions politiques il y a longtemps, comme Asia Times l’a déjà rapporté. Et le responsable iranien continue de souligner le même point : «Ce qui manque est la décision politique nécessaire de l’autre côté.»
Ainsi devrions-nous tous commencer à chanter et remixer Amérique : «Je suis allé à Vienne / sur un cheval sans nom»?
Un cheval sans nom
Au cours d’une semaine qui était censée décrocher un accord – et après avoir franchi trois fois les derniers délais – de nouvelles exigences sont apparues sur la question de la levée de l’embargo des Nations unies sur les armes, imposé en 2007 à l’Iran, avec les médias américains aux ordres du Big Business clamant l’inusable poncif de cour de récré c’est pas nous, c’est eux et blâmant en troupeau l’Iran pour ses nouvelles exigences.
Complètement faux. Il est facile d’oublier que l’ancien président Rouhani a dirigé les négociations nucléaires avec l’Europe de 2003 à 2005. Il a toujours essayé d’empêcher le transfert du dossier nucléaire de l’Iran à l’AIEA et à l’ONU. Cela n’avait aucun sens, s’agissant d’un dossier scientifique et technique. Mais Washington a prévalu – conduisant à la politisation croissante de l’AIEA.
Pour les négociateurs iraniens, du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU), les sanctions sont la clé ; elles doivent être levées d’abord et avant tout parce qu’elles légitiment toutes les autres sanctions occidentales. L’assouplissement de toutes les sanctions a été convenu dans le cadre de Lausanne. Donc cela comprend évidemment l’embargo sur les armes, qui est une sanction de l’ONU liée au nucléaire.
Comme un diplomate iranien l’a déclaré lundi dernier, «pour autant que l’Iran est concerné, nous croyons […] qu’il ne devrait pas y avoir de place pour un embargo sur les armes […] Il n’y a aucune preuve, dans tous les cas, qu’il y ait un rapport entre l’embargo sur les armes et la question nucléaire.»
De toute façon, la machine de propagande s’est déchaînée, accusant la Russie d’avoir soulevé la question à la table de négociation. Comme Asia Times l’a rapporté, les membres des BRICS, la Russie et la Chine ont une position coordonnée ; non à l’embargo. Les deux autres membres du P5, les États-Unis et le Royaume-Uni, sont contre. Et la France patauge – avec tous ces bénéfices perdus par son industrie de l’armement à cause de l’embargo.
Ce jeudi, à Ufa – en marge de la réunion conjointe BRICS / OCS – Le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov est allé droit au but : «Nous appelons à la levée de l’embargo dès que possible et nous allons soutenir les choix des négociateurs iraniens.»
C’est le même jour que le président Rouhani a rencontré le président Poutine dans le cadre du sommet de l’OCS. L’Iran va inévitablement devenir membre de l’OCS dès que les sanctions de l’ONU seront levées. Quoi qu’il arrive à Vienne, l’Iran va nécessairement étendre son rôle de plaque tournante vitale de l’intégration eurasienne, de la Route de la Soie (s) à l’Organisation de Shangaï (OCS).
Asia Times a appris d’un haut responsable iranien que l’embargo sur les armes n’est pas une question susceptible de couler l’accord nucléaire. Ce qui importe vraiment sont les sanctions économiques et financières. L’IRGC [gardiens de la révolution islamique, NdT] a développé sa propre industrie d’armement, relativement sophistiquée. L’Iran peut aussi compter sur les armes de Rosoboronexport – l’organisation des exportations d’armes de la Russie. L’ opposition US a tout à voir avec l’influence d’Israël et de la Maison des Saoud à Washington. A Ufa, au sommet du BRICS / OCS, le ministre des Finances russe Anton Siluanov a ainsi minimisé l’impact sur la Russie en cas de levée des sanctions contre l’Iran. Il a dit que «l’arrivée du pétrole iranien sur les marchés mondiaux pourrait influer sur les prix. Mais le prix dépend de l’économie mondiale dans son ensemble. Si la demande est suffisante, l’impact sera minime».
La mise en œuvre est un enfer
Quoi qu’il arrive à Vienne, la route sera pleine de dangers. Un accord se compose de trois phases délicates ; l’adoption, la mise en œuvre et le fonctionnement. Vienne donnera seulement l’essentiel, le texte de 85 pages de l’accord principal et cinq annexes – qui seront alors examinés à Téhéran et à Washington (pendant 60 jours au lieu de 30 initialement).
L’opération consiste en ce que chaque instance, de son côté, mette en œuvre les mesures convenues – ce que les Iraniens appellent un processus parallèle – démontage des parties du programme nucléaire en parallèle avec les étapes menant au démantèlement de l’architecture des sanctions.
La mise en œuvre débutera automatiquement ; l’Iran remplit tous ses engagements, vérifiés par l’AIEA, et l’Ouest lève toutes les sanctions bancaires et financières – en théorie. Ceci est ce qu’on appelle le plan global d’action conjoint (JCPA). Il faudra patienter au moins jusqu’à la fin de 2015 pour que les personnes en Iran commencent à sentir au moins un peu de progrès dans leur vie quotidienne. Il y a seulement quelques jours, le négociateur en chef iranien Abbas Araqchi s’est montré optimiste sur IRIB TV : «Nous avons atteint un consensus pour la levée des sanctions économiques et financières dés le jour de mise en œuvre de l’accord», a-t-il dit.
Tous les analyste non aveuglés par l’idéologie savent que le programme nucléaire de l’Iran n’a jamais été le problème pour Washington. Seuls les néocons à la noix fantasment que l’enrichissement d’uranium à 5% pour son programme nucléaires permettra à l’Iran de disposer d’armes nucléaires nécessitant un enrichissement à plus de 95%.
Peu importe que les agences de renseignement US aient toujours fermement affirmé que l’Iran n’avait pas de programme d’armement nucléaire, et que le guide suprême l’ayatollah Khamenei ait souligné à plusieurs reprises que la bombe nucléaire est anti-islamique.
En l’état, et pour la seule raison du manque de volonté politique à Washington, la probabilité d’un succès a reculé à moins de 50-50, malgré un nouveau délai jusqu’au 13 juillet. Et le monde entier peut voir pourquoi.
Le dossier US n’est pas bon. Il a fallu plus de cinq décennies à Washington pour commencer à normaliser ses relations avec Cuba, lourdement sanctionné. Washington s’est déjà aliéné l’immense majorité des 1,7 milliard d’adeptes de l’islam. Il a perdu plus de 1,2 milliard d’Indiens – si l’Inde rejoint l’OCS. Il a perdu 1,3 milliard de Chinois avec le pathétique pivot vers l’Asie et les sempiternelles rodomontades en mer de Chine méridionale. Il a totalement perdu la Russie, la majorité absolue de l’Amérique latine et la majorité absolue des pays du Sud.
Certes, ce n’est pas le fameux diviser pour régner hérité de l’Empire britannique disparu, que les Britanniques eux-mêmes ont appris de Rome dans leurs classes de latin. C’est défier tout le monde à la fois, d’un seul coup.
Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009) et le petit dernier, Empire of Chaos (Nimble Books).