Le partenariat russo-indien modifie l’équilibre des pouvoirs en Eurasie


Par Andrew Korybko − Le 17 octobre 2019 − Source pakistanpolitico.com

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Le « partenariat tous azimuts » noué entre la Russie et l’Inde modifie l’équilibre des pouvoirs en Eurasie en défaveur de la Chine : Moscou ouvre ses portes à New Delhi en Arctique, en Asie du Nord-Est et en Asie centrale.


Récemment, la Russie a pris position en faveur de l’Inde au Cachemire, étayant la « théorie de l’hameçon » qui explique le rapprochement russo-pakistanais observé depuis peu. C’est également la première fois, depuis la fin de la Guerre Froide, que la Russie contredit la Chine sur un sujet international d’importance. Récemment, l’ambassadeur d’Inde en Russie a proclamé que les deux grandes puissances constituaient des « partenaires tous azimuts », et à bien examiner les tenants et aboutissants et le potentiel géostratégique de leurs liens bilatéraux, on comprend qu’il pourrait s’agir de plus qu’une simple hyperbole. Si l’on considère que la Russie s’est rangée du côté de l’Inde sur le sujet du Cachemire, « équilibrant » ainsi diplomatiquement la Chine, on ne peut exclure que l’expansion du partenariat stratégique russo-indien à l’échelle eurasienne puisse également servir à « équilibrer » politiquement et économiquement le poids de la République Populaire de Chine sur le supercontinent.

Pour commencer, la haute stratégie de la Russie pour le XXIème siècle s’auto-envisage comme levier d’« équilibrage » suprême en Eurasie, du fait de ses capacités géographiques et diplomatiques. De quoi permettre à Moscou d’ajuster l’équilibre des pouvoirs (dans le cas présent, entre les camarades des BRICS et les membres de l’OCS, la Chine et l’Inde) dans la direction la plus avantageuse à ses intérêts propres : ce positionnement accorde à la Russie un statut indispensable dans la nouvelle guerre froide. La Russie s’était assez récemment tournée vers la Chine en 2014, suite au coup d’État soutenu par l’Occident en Ukraine. Suite à ces événements, et aux sanctions anti-russes imposées par l’Occident, Moscou s’était empressée de compenser ses pertes économiques en nouant des liens tous azimuts avec Pékin. À présent, les relations russo-chinoises connaissent un point haut historique, sans pour autant être parfaites ni même approcher, lorsqu’on regarde au-delà des ventes d’armements et de matières premières, leur plein potentiel économique.

De nombreuses raisons sous-tendent cet état de faits, et les préoccupations de l’élite économique intérieure russe (les « oligarques »), craignant de se voir en fin de compte « remplacés » en font partie. Cependant, il en résulte que des États de dimensions beaucoup plus petites, comme le Sri Lanka, ont pu se voir intégrés dans le projet des Nouvelles Routes de la Soie, au cours des cinq dernières années. La Russie et la Chine apprécient l’existence de nombreuses complémentarités stratégiques, mais des préoccupations existent de toute évidence au Kremlin face à un possible état de dépendance envers le grand voisin communiste : c’est pour cela que les relations avec l’Inde sont reparties à la hausse, par suite de la rencontre entre Modi et Poutine au Forum Économique de l’Est tenu à Vladivostok. Il ne s’agit pas pour la Russie de « se détourner » de la Chine, ou de s’essayer à la « contenir » agressivement, à l’image de que prône la stratégie « indo-pacifique » étasunienne. Moscou envisage des bénéfices à long terme à faciliter la montée de New Delhi en Eurasie, et ce tout particulièrement dans les zones périphériques à la Chine.

Le « retour en Asie du Sud«  de la Russie implique un renforcement des capacités militaires de l’Inde le long du flanc Sud de la Chine, réalisé via des exportations de systèmes aériens, navals, et anti-aériens. Même si l’ampleur du partenariat entre Inde et Russie s’arrêtait là, on pourrait difficilement nier que ce partenariat constitue un « équilibrage » : Moscou vend certains systèmes militaires du même type à Pékin, comme les S-400. Mais le partenariat russo-indien va bien au-delà de ces aspects de défense, nous allons y revenir. Partant, du point de vue chinois, du vecteur le plus au Nord, et suivant le sens des aiguilles d’une montre jusqu’à l’Ouest, la Russie vient d’inviter l’Inde à investir dans l’extraction de ses ressources énergétiques et minières en Arctique ; cela peut apparaître comme un point mineur, mais n’en amènera pas moins à une présence indienne accrue dans la région. Ce point en soi n’est pas sujet à préoccupations, sauf si l’Inde l’instrumentalise à des fins militaires et se met plus tard à dépêcher des navires de guerre sur la zone pour y faire « escale », ce qui ferait transiter ces navires par la Mer de Chine.

La Russie et l’Inde s’emploient à négocier un pacte logistique militaire semblable au LEMOA (Logistics Exchange Memorandum of Agreement), qui permettra à chacune d’entre elles de s’appuyer sur les infrastructures militaires de l’autre, au cas par cas : cela pourrait également permettre à New Delhi de maintenir une présence militaire semi-permanente ou tournante en Arctique et en Asie du Nord-Est (à Vladivostok). En commençant sans doute sous couvert de protéger ses investissements en extractions de ressources en mer, et de maintenir la « liberté de navigation » du couloir maritime Vladivostok-Chennai (qui finira par s’étendre jusque l’Arctique), l’enjeu est de voir l’activité navale indienne se mettre à traverser de manière régulière le Sud de la Mer de Chine, ce qui constituera un nouveau précédent — du point de vue de la Russie, il s’agira d’une simple contrepartie/« équilibrage » des activités navales chinoises déjà existantes dans l’océan afro-asiatique dit « Indien ».

L’annonce a également été faite que la Russie et l’Inde vont commencer à commercialiser leurs missiles supersoniques Brahmos — qu’elles produisent conjointement—, à d’autres pays, et il est fort possible que le Vietnam soit l’un des premiers clients. Ce pays d’Asie du Sud-Est est impliqué dans un différend maritime bien connu avec la Chine en Mer de Chine du Sud, et le déploiement de missiles Brahmos par sa marine de guerre pourrait changer la donne au niveau régional. Chose peu connue, une filiale de la compagnie d’État russe Rosneft extrait du pétrole dans les eaux contrôlées par le Vietnam, à proximité de la limite Sud-Ouest de la ligne à neuf points chinoise. Moscou a donc un intérêt économique à « équilibrer » Pékin sur cette zone, afin d’y défendre ses investissements. Dans l’hypothèse où le couloir maritime Vladivostok-Chennai deviendrait actif, il est probable que les partenaires vietnamiens que sont la Russie et l’Inde s’intégreront à ce réseau commercial en développement, pourquoi pas en l’intégrant lui-même au « Couloir de Croissance Afrique-Asie » indo-japonais [“Asia-Africa Growth Corridor” (AAGC), NdT].

Le composant maritime du partenariat stratégique russo-indien dans son ensemble — qu’il s’agisse des plate-formes arctiques d’extraction d’énergie, des exercices navals conjoints dans le grand Est, ou des intérêts militaro-stratégiques au Vietnam — pourraient contribuer fortement à une intégration de-facto de la Russie à l’AAGC. Cette possibilité sera d’autant plus concrète si Moscou et Tokyo finissent par signer un traité de paix attendu de longue date, mettant fin à la seconde guerre mondiale (pourquoi pas avec l’Inde comme intermédiaire facilitateur), réglant le statut des îles Kouriles une bonne fois pour toutes. Ce serait également chose assez naturelle que les relations russo-indiennes fassent des petits, et intègrent d’autres partenariats, avec le Japon notamment, si New Delhi commence à étendre sa présence dans les régions arctiques russes et du grand Est, surtout si les motivations à ces partenariats sont (au moins à la surface) économiques. Ici encore la participation possible de la Russie à l’AAGC ne contredirait pas l’objectif énoncé par Poutine d’intégrer l’union économique eurasienne avec les Nouvelles Routes de la Soie. Cependant, le rythme de cette intégration pourrait se voir ralenti, si des compétiteurs chinois ont de meilleures affaires à proposer.

Le dernier théâtre où la Russie est vouée à « équilibrer » la Chine est une ouverture à l’Inde en Asie centrale. La Russie a récemment fait part de son intérêt renouvelé envers le port iranien de Tchabahar, contrôlé par l’Inde, du fait de l’importance de ce dernier comme terminal pour le Couloir de Transport Nord-Sud [North-South Transport Corridor (NSTC), NdT]. Le rayonnement de ce projet à l’Est devrait faire croître l’influence de l’Inde en Afghanistan et en Asie Centrale, zones où la Chine gardait jusqu’ici les mains libres. La Russie est préoccupée à l’idée de ne pas pouvoir accéder à l’Afghanistan une fois la guerre terminée, et de rester écartée de l’Asie Centrale du fait de l’influence économique chinoise dominante. Elle compte donc sur l’introduction de l’Inde comme facteur d’« équilibrage » : l’introduction d’une compétition permettrait à Moscou d’« améliorer ses chances ». En outre, l’Inde reste, contrairement à la Chine, géographiquement éloignée de l’Asie Centrale, si bien qu’une expansion de l’influence économique indienne dans cette région n’est pas de nature à jamais menacer réellement les intérêts russes.

Pour en revenir à une vision plus large, la Russie dispose de motivations économiques et stratégiques claires pour faciliter l’expansion de l’influence indienne dans toute l’Eurasie, afin d’« équilibrer » la Chine. Cela n’exclut aucun développement dans la coopération entre la Russie et la Chine ; au contraire, cela pourrait de fait renforcer le caractère géographique indispensable de la Russie en la mettant en avant aux yeux des deux grandes puissances asiatiques, et donc en jouant sur la compétition entre elles aux fins de maximiser ses bénéfices. La Russie présente des liens durables avec l’Inde comme avec la Chine, et bien que ces liens soient mutuellement contradictoires aux yeux des deux grandes puissances asiatiques, Moscou parie sur l’idée qu’elle pourra jouer de cette dynamique de concurrence entre elles pour rester courtisée au cours du XXIème siècle, et en profiter pour développer les régions de Russie éloignées de la capitale. Sans minimiser les risques induits par une telle stratégie (il en existe de nombreux), l’ensemble de ces éléments éclaire le contexte élargi dans lequel évoluent, dans une vision à long terme, les liens russo-indiens ayant fait l’objet de développements récents.

Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Note du Saker Francophone

Si l'on essaye de considérer la situation d'un œil multipolaire, il est souhaitable pour toutes les parties en présence en Eurasie de ne pas laisser à l'hégémonie unipolaire étasunienne l'exclusivité de nouer des partenariats avec les puissances indienne et japonaise. En outre, au vu des liens privilégiés qu'entretenait l'URSS avec l'Inde, il serait, du point de vue russe, dommage de ne pas capitaliser sur certains acquis. En revanche, le Pakistan, identifié par l'auteur comme pivot géostratégique du monde pour le XXIème siècle, va devoir jouer serré.

Traduit par José Martí, relu par San pour le Saker Francophone

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