La stratégie russo-iranienne, une nouvelle donne

The Russia-Iran Strategic Game-Changer


Pepe Escobar

Par Pepe Escobar – Le 20 août 2016 – Source Strategic Culture

Les bombardiers russes Tu-22M3 Backfire – ainsi que les bombardiers Sukhoi-34 – partent de l’aérodrome iranien Hamadan pour bombarder les djihadistes et les « rebelles modérés » assortis en Syrie, et immédiatement nous avons perçu nous-mêmes un changement majeur et imprévu de la donne géopolitique.

L’histoire montre que la Russie n’a pas été présente militairement en Iran depuis 1946 ; et c’est la première fois depuis la révolution islamique de 1979 que l’Iran a permis à une autre nation d’utiliser le territoire iranien pour une opération militaire.

On peu parier à coup sûr que le Pentagone, de façon prévisible, flippe comme une bande d’ados en colère depuis longtemps trop dorlotés. Ils n’ont pas déçu, se plaignant que l’avertissement de la Russie n’a pas laissé suffisamment de temps pour se « préparer » et hurlant sur toute la planète un autre épisode de « l’agression russe » et − cerise sur le gâteau − de mèche avec « les mollahs ». Le désespoir s’en est suivi, avec Washington se plaignant que l’Iran aurait violé les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies.

La combine de Moscou, en revanche, était de toute beauté ; tout cela était une affaire de logistique et de réduction des coûts. L’amiral Vladimir Komoyedov, président du Comité de Défense de la Douma d’État et ancien commandant de la Flotte de la mer Noire, a donné une belle explication du mode opératoire :

« Il est coûteux et long de voler à partir de bases dans la partie européenne de la Russie. La question du coût des activités militaires de combat est, à l’heure actuelle, une priorité. Il ne faut pas aller au-delà du budget du ministère de la Défense. Faire décoller les Tu-22s de l’Iran signifie utiliser moins de carburant et transporter de plus grandes charges utiles … La Russie ne pouvait pas trouver un pays plus convivial et plus approprié, du point de vue de la sécurité, dans cette partie du monde, et les frappes doivent être exécutées si l’on veut mettre fin à cette guerre … Les aéroports en Syrie ne sont pas appropriés en raison de la constante nécessité de survoler des zones d’activités de combat ».

Ne jouez pas avec l’Organisation de Coopération de Shanghai(SCO)

Alors tout baigne. Le Pentagone va continuer à crier au scandale. Les sionistes enragés en Israël et les wahhabites fanatiques en Arabie Saoudite pousseront leurs cris de colère proverbiaux en mode turbo sur la « menace existentielle iranienne » à des niveaux apocalyptiques. Peu importe. Ces « faits dans les cieux » ne peuvent pas être modifiés. Surtout s’ils ouvrent la voie à une victoire décisive dans la bataille pour l’est d’Alep, la guerre civile syrienne imposée par l’étranger sera presque terminée.

Ali Shamkhani, chef du Conseil national de sécurité de l’Iran, ne s’y est pas trompé, tout est à propos de la coopération stratégique Iran-Russie dans une − vraie − lutte contre la terreur d’ISIS / ISIL / Daesh, et non, comme le racontent les bobards des médias occidentaux, le retour de l’Iran comme grande puissance militaire “.

Le Premier ministre irakien Haider al-Abadi, pour sa part, a souligné : « J’ai permis aux bombardiers de survoler l’Irak parce que nous avons reçu des informations claires à ce sujet. Ils font des frappes précises, évitent de faire des victimes parmi les civils. Donc, nous allons examiner toutes les demandes relatives à la sécurité des civils en Syrie ».

Ce fut un message codé de Bagdad permettant tranquillement l’accès russe à l’espace aérien irakien pour les bombardiers TU-22M3. La prochaine étape verra inévitablement la flotte russe de la mer Caspienne lancer des missiles de croisière dans l’espace aérien iranien et irakien vers ces « rebelles » protégés en Syrie par Washington.

Et il y a plus, beaucoup plus.

Un accord Moscou-Damas, daté de 2015, a été ratifié maintenant par la Russie. Cela transforme, en fait, la base aérienne russe de Khmeimim en base militaire permanente en Méditerranée orientale.

Pékin et Damas, pour leur part, viennent de s’accorder pour des relations militaires plus étroites en plus de l’aide humanitaire chinoise. Du personnel de l’Armée arabe syrienne sera finalement formé par des instructeurs militaires chinois.

Pékin est désormais directement impliqué en Syrie pour une raison majeure de sécurité nationale ; des centaines de Ouïghours ont rejoint Daesh ou suivent l’idiot d’al-Qaïda, Abu Muhammad al-Julani, le chef de l’Armée de conquête syrienne − très apprécié par Washington − et pourraient finalement revenir au Xinjiang pour mener le djihad.

Et puis, il y a la cerise absolument délicieuse sur le gâteau au fromage, lorsque le professeur d’études sur le Moyen-Orient à l’université d’études internationales de Shanghai, Zhao Weiming, a déclaré au Global Times que le nouveau jeu de puissance de Pékin en Syrie était la réponse pour les interférences du Pentagone en mer de Chine méridionale.

Alors, que va faire Hillary ?

Tous les points évoqués ci-dessus ont la nouvelle apparence de ce qui était autrefois un éléphant blanc dans la salle. L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) est maintenant devenue une affaire sérieuse.

Alors que le « 4 + 1 » (Russie, Iran, Irak, Syrie, plus le Hezbollah) a commencé à partager les procédures de renseignement et d’opérations l’année dernière − y compris un centre de coordination à Bagdad − des analystes comme Alastair Crooke, et moi-même, ont vu cela comme un embryon de l’OCS en action. Ce fut certainement, déjà, une alternative à  l’impérialisme « humanitaire » et à l’obsession de l’OTAN pour les changements de régime. Pour la première fois l’OTAN n’était plus libre de se déplacer dans le monde entier comme un robocop hors de contrôle. Bien que seules la Russie et la Chine soient des membres de l’OCS, et l’Iran un observateur, la coopération en question − demandée par un gouvernement en lutte contre les djihadistes et toujours cible d’un changement de régime − peut déjà être qualifiée de fait nouveau géopolitique majeur sur le terrain.

Maintenant, cette variante des Nouvelles routes de la soie − aériennes ? − impliquant la Russie, l’Iran, l’Irak et la Syrie, ciblant précisément le djihadisme salafiste, peut-être qualifiée une fois de plus d’intégration eurasienne accélérée. Les deux poids lourds de l’OCS, la Chine et la Russie ne vont pas seulement admettre l’Iran en tant que membre à part entière dès l’année prochaine, ils reconnaissent que l’Iran est un atout stratégique majeur dans la bataille contre l’OTAN, et ils ne laisseront jamais la Syrie devenir une nouvelle Libye. En parallèle, les mouvements stratégiques de la Russie en Crimée et en Syrie sont destinés à être disséqués minutieusement dans les académies militaires chinoises.

L’intégration eurasienne est progressivement liée à l’OCS.

Quoique Tel Aviv et Riyad − avec leurs lobbies washingtoniens massifs −  craignent la coopération de sécurité russo-iranienne, c’est l’OTAN qui est livide. Et bien plus que l’OTAN, Hillary Clinton, «Reine de la Guerre ».

L’expérience montre que Hillary agira sévèrement contre Assad pour l’envoyer rejoindre Kadhafi. Si elle gagne la présidence, les paris peuvent être faits qu’elle va forcer le Pentagone à imposer une zone d’exclusion aérienne dans le nord de la Syrie et militariser le reste des « rebelles » assortis jusqu’à l’apocalypse.

Et puis il y a l’Iran. Pendant la campagne présidentielle américaine de 2008, j’étais sur place lorsque Hillary a abordé la conférence de l’AIPAC à Washington, un spectacle vraiment effrayant. Utilisant la − fausse − prémisse d’une attaque iranienne sur Israël, elle a dit : « Je veux que les Iraniens sachent que si je suis présidente, nous allons attaquer l’Iran. Dans les dix prochaines années, au cours desquelles ils pourraient stupidement envisager de lancer une attaque contre Israël, nous serions en mesure de les anéantir totalement ».

Ah bon, vraiment ? Malgré la coopération stratégique Russie-Iran ? Malgré une OCS progressivement intégrée ? Ramène-toi « Reine de la Guerre », on t’attend.

Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues : a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books) et le petit dernier, 2030, traduit en français.

Traduit et édité par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone

 

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