Par Pepe Escobar – Le 13 août 2015 – Source Russia Today
Le ministre des Affaires étrangères russe Sergei Lavrov, le secrétaire d’État des USA John Kerry et le ministre des Affaires étrangères saoudien Adel al-Joubeir se sont rencontrés la semaine dernière à Doha pour trouver des moyens (en théorie) de résoudre le puzzle syrien.
Le gâchis sanglant qui a suivi était prévisible.
Al-Joubeir s’est entretenu avec Lavrov à Moscou. Une délégation de l’opposition syrienne (sans djihadistes) s’est rendue aussi à Moscou. Le ministre des Affaires étrangères iranien Javad Zarif devait aller à Ankara pour parler de la Syrie avec les Turcs, mais il a annulé son voyage. Il a plutôt choisi d’aller au Pakistan et il est attendu à Moscou la semaine prochaine.
Tous les espoirs de paix sur le chemin de Damas semblent passer par Moscou. Sauf que la réalité sur le terrain est tout autre. Les forces armées de la République arabe syrienne continuent de combattre ce que l’Occident qualifie de rebelles modérés en plus de nombreux djihadistes purs et durs.
Ce qui se dégage de la réunion entre Kerry et Lavrov, c’est l’entrée en scène de l’Objet Bombardant Non Identifié (OBNI). Qu’est-ce qui se cache derrière l’OBNI ?
En théorie, l’arrivée de l’OBNI révélerait que les USA se sont enfin décidés à bombarder État islamique (EI, l’ancien EIIL), dans l’espoir d’ouvrir la voie en faveur d’une solution politique. L’arrivée de six F-16, de deux avions de soutien militaire et de 300 soldats des USA à la base de l’Otan d’Incirlik, en Turquie, prêterait foi à cette interprétation.
Sauf que la façon dont les Turcs utilisent l’OBNI a de quoi rendre perplexe, c’est le moins qu’on puisse dire. Ce n’est pas EI que la Turquie bombarde, mais essentiellement les Kurdes, tout en soutenant l’insurrection syrienne (non djihadiste en théorie) sur le terrain en lui fournissant un tas d’armes à des fins de restructuration.
Traduction (en attente d’être révisée) : les boys d’Erdogan ont reçu le feu vert pour faire ce qui leur chante au nord de la Syrie. Ils ont choisi de laisser les brutes du faux califat tranquilles, tout en bombardant les Kurdes et en favorisant un changement de régime à Damas.
L’excuse d’Erdogan, c’est qu’il faut empêcher le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), c’est-à-dire les Unités de protection du peuple (YPG) formées de Kurdes syriens affiliés au PKK, de contrôler des secteurs du nord de la Syrie qui n’étaient pas historiquement sous leur contrôle.
Mais il y a un nœud. L’administration Obama semble maintenant avoir fait un nouveau virage à 180 degrés, en remisant pour l’instant les 500 millions de dollars destinés à la formation et à l’armement des rebelles modérés, qui avait fait l’objet d’un grand battage, au profit d’une tentative de collaboration avec le YPG.
De toute évidence, la stratégie de Washington n’a rien à voir avec celle d’Ankara, qui préconise le bombardement des Kurdes sous le prétexte de combattre Assad.
Mais comme l’administration Obama ne comprend rien à la stratégie, Washington ne sait pas trop s’il devrait s’allier ou non au YPG. C’est comme si le Pentagone tremblait à l’idée de s’attirer les foudres d’Ankara ou encore les foudres des vassaux arabes des USA. N’empêche que le Pentagone, toujours imperméable à toute forme d’ironie, reconnaît qu’il s’agit d’une stratégie fragile.
C’est tout de même incroyable que les prétendus mouvements pour la souveraineté du Kurdistan flanquent la trouille à tout le monde, non ?
Nous voulons notre changement de régime, na!
Il est justifié de soutenir que le véritable plan de l’administration Obama pour la Syrie est énoncé dans cette bouillabaisse de la Brookings Institution, qui appelle à un changement de régime. Jusqu’à un certain point, c’est ce qui se passe sur le terrain : on assiste à un changement de régime sans véritable changement de régime, Damas étant incapable de contrôler de vastes pans du territoire syrien.
Mais qu’en est-il des gangs djihadistes dans tout cela? Ahrar al-Sham, un groupe formé d’islamistes syriens, a déjà annoncé son soutien à la stratégie USA-Turquie de créer une zone libérée de EI au nord de la Syrie, même si ce n’est pas ce que recherche la Turquie.
Le Front al-Nosra, qui est en fait al-Qaïda en Syrie, dont les membres sont dorénavant considérés comme des rebelles modérés aux USA, a effectué un repli stratégique de leurs positions au nord d’Alep. Traduction : leur ordre de marche provient des USA et de la Turquie.
Ce qui nous mène à cet incommensurable nuage d’illusions bercées par les médias sous contrôle saoudien qui couvre l’ensemble du Moyen-Orient, cette notion voulant qu’Ankara a fait preuve d’une grande habileté dans sa lutte contre les rebelles (les djihadistes d’antan), ce qui a permis aux rebelles modérés que favorisent les USA de connaître le succès.
Mais au train où vont les choses sur le terrain, un phénomène plus inquiétant est en train de poindre à l’horizon : la création d’une prétendue zone tampon au nord de la Syrie. Sauf qu’il y a un nouveau nœud, car personne ne sait quel type de rebelles modérés ou mélange toxique de djihadistes aura le contrôle de ce vaste territoire.
Les perdants seront assurément les Kurdes syriens du YPG, ce qui n’est pas tout à fait ce que Washington souhaite. Ou peut-être que si. Après tout, l’administration Obama n’a pas la moindre idée de ce qui est souhaitable ou pas.
Ce que les Turcs et les vassaux arabes des USA veulent, eux, c’est que les rebelles modérés (djihadistes y compris) se rassemblent et donnent un élan décisif pour conquérir Alep, la plus grande ville syrienne. C’est que dans les rêves les plus fous d’Ankara et de la maison des Saoud, ce serait le prélude menant à un changement de régime.
Un changement de régime, c’est exactement ce que Joubeir a de nouveau évoqué avec Lavrov à Moscou. Lavrov est resté suffisamment poli en disant que leurs différences à propos de la Syrie subsistent, même si Moscou fait tout son possible pour favoriser une sorte de dialogue intra-syrien.
La feuille de route tiendra-t-elle la route ?
La Russie éprouve des difficultés sur le front diplomatique avec tous ces poids plume dont elle a à s’occuper. L’un d’entre eux, Khaled Khoja, le président de la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution (dont pratiquement personne n’a entendu parler) s’est rendu récemment à Moscou et a rencontré Lavrov. Il a dit que la proposition russo-iranienne de mettre fin à la tragédie syrienne était irréalisable, en insistant pour dire que la seule solution est que Assad doit partir.
Assad pourrait finir par partir, mais un intense travail diplomatique sera nécessaire.
Il semble pourtant qu’on soit parvenu à une décision importante à Doha, à savoir qu’il n’y aura pas de partition de la Syrie. Bref, pas de balkanisation impériale. Si Kerry y a vraiment donné son assentiment, cela change complètement la donne.
La feuille de route envisagerait donc maintenant une transition qui, selon une proposition russe, serait organisée avec l’aide de l’Iran. Ses éléments comprendraient une sorte de départ organisé de Bachar al-Assad ; la création d’une véritable coalition regroupant les Arabes et l’Iran pour combattre EI ; et l’absence de discrimination à l’endroit des chiites ou des alaouites dans tout scénario d’avenir pour la Syrie.
Les vassaux arabes des USA sont toujours peu disposés à reconnaître que les parties les plus développées de la Syrie, qui soutiennent Assad et que défendent le Hezbollah et l’Iran, ne se soumettront pas (par la force des armes ou autrement) à quelque majorité sunnite que ce soit. Pour sa part, Damas garde son calme par rapport à l’ensemble de la situation sur le plan militaire et sécuritaire dans la capitale et les environs jusqu’à la frontière avec le Liban.
De son côté, la maison des Saoud semble enfin prêter l’oreille (en théorie) à ce que dit Moscou, ce qui comprend la suggestion de Poutine de former une véritable coalition contre EI qui engagerait Damas, Riyad, Téhéran, Ankara et Amman, par opposition à cet OBNI des USA et de la Turquie.
La proposition de Moscou prévoit aussi la tenue d’une grande conférence régionale pour lever les derniers obstacles, à laquelle participeraient notamment l’Arabie saoudite, l’Iran, la Turquie, l’ONU, les USA et la Russie.
Cette initiative diplomatique a du mérite. Pourtant, Erdogan a choisi d’employer des propos réducteurs pour en parler : l’attitude actuelle de Poutine envers la Syrie est plus encourageante qu’avant. Il n’est plus d’avis que la Russie soutiendra Assad jusqu’au bout. Je crois qu’il peut laisser tomber Assad.
Un contrecoup est à prévoir
Tous les courants néo-ottomanistes déments pourraient être attribués au calife Erdogan, à tort ou à raison. Mais les faits entourant l’OBNI sur le terrain ne trompent pas : Ankara s’en prend aux Kurdes et ignore totalement EI. Le ministre des Affaires étrangères turc Mevlut Cavusoglu le dit sans ambages : Il n’y a pas de différence entre le PKK et Da’ech [l’acronyme arabe désignant EI]. Ce qui va totalement à l’encontre de la stratégie de l’administration Obama.
Le Pentagone fulmine. D’où les fuites au réseau Fox provenant des proverbiales sources militaires invisibles, qui ont rapporté l’indignation des généraux du Pentagone quand Ankara a lancé son propre OBNI contre les Kurdes quelques heures seulement après s’être engagé à bombarder le faux califat avec les USA.
Même Hollywood n’aurait jamais imaginé une intrigue secondaire pareille impliquant des tirs amis : des forces spéciales des USA au nord de l’Irak chargées de conseiller et de former des Peshmergas kurdes courant se réfugier dans leurs bunkers souterrains, pendant que l’OBNI turc bombarde les montagnes où le PKK a établi son quartier général. C’est que Erdogan est suffisamment cinglé dans sa haine des Kurdes pour prendre le risque de réduire en poussières les forces spéciales des USA.
Il faut dire que la controverse n’a pas fait grand bruit dans les officines à Washington. On l’a tout simplement attribuée à la tension avec un allié réticent qui avait auparavant fermé les yeux sur les activités illicites de EI. Voilà maintenant que la décapitation en est réduite à une simple activité illicite.
Ayez une pensée pour les nuits d’insomnie du calife Erdogan. Lorsqu’il regarde du côté de sa frontière méridionale avec la Syrie, tout ce qu’il voit, c’est le fantôme d’un État kurde autonome. Alors il bombarde et bombarde encore. Mais lorsqu’il finira par s’endormir en soupirant de contentement, le contrecoup surviendra.
Traduit par Daniel, relu par jj et Diane pour Le Saker francophone
Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009) et le petit dernier, Empire of Chaos (Nimble Books).