Entretien avec Richard Sakwa – Le 9 Mars 2015 – Source Fort Russ
Le chercheur britannique et analyste politique de la Russie, Richard Sakwa, pense que la responsabilité de l’escalade en Ukraine revient à Washington et à Bruxelles. La guerre n’est pas dans l’intérêt de Poutine, c’est la dernière chose dont il a besoin. Sakwa appelle l’Occident à mettre la pression sur le régime de Kiev, car l’Ukraine, en tant qu’État fédéral, doit également tenir compte des intérêts du peuple de Donbass.
Dans le Guardian, Jonathan Steele, un ancien correspondant à Moscou, fait la critique d’un livre remarquable de Richard Sakwa, Frontline Ukraine, où il dénonce la vision biaisée de l’Occident sur le conflit, et analyse minutieusement les erreurs de l’UE et des États-Unis. Il critique le manque d’indépendance de la politique étrangère européenne ainsi que les accusations sans fondement portées contre le président russe Vladimir Poutine. Steele souligne que jamais, même aux périodes les plus sombres de la guerre froide, des politiciens soviétiques comme Brejnev ou Andropov n’ont été si ouvertement et si massivement insultés que Poutine dans le conflit actuel.
Deutsche Wirtschafts Nachrichten interviewe Richard Sakwa, qui détient une chaire d’Études russes et européennes à l’Université de Kent. Il est membre du programme Russie et Eurasie de l’Institut royal des affaires internationales de Chatham House. Depuis septembre 2002, il est membre de l’Académie des sociétés savantes pour les sciences sociales. Dans son livre La crise de la démocratie russe, il critique le processus de transformation en Russie.
Deutsche Wirtschafts Nachrichten (DWN): Dans votre livre sur l’Ukraine, vous avez utilisé l’histoire pour clarifier le dilemme actuel : les Russes, comme Gorbatchev l’a souvent dit, ont renoncé à leur empire sans guerre. Ils l’ont fait parce qu’ils pensaient que cela était une bonne chose pour les deux camps. Ils s’attendaient à un partenariat. Mais les Américains ont considéré la chute de l’Union soviétique comme la victoire de leur camp. Est-ce cela qui a déclenché une nouvelle guerre froide en Europe?
Richard Sakwa (RS) : Exactement. Le point de départ a été la conférence de Malte en décembre 1989. C’est là, immédiatement après la chute du mur de Berlin, que l’ordre d’après-guerre a été institué. Le président américain George W. Bush a certainement compris que la puissance de l’Union soviétique déclinait, mais il n’a pas compris que Mikhail Gorbatchev avait prévu d’établir un nouveau genre de rapport politique, sans vainqueurs, sans perdants. Au contraire, les États-Unis ont vu cela comme la victoire de leur propre politique. Aujourd’hui, 25 ans plus tard, nous comprenons la profondeur de la défaite stratégique. Le pire, c’est qu’il n’y avait aucun homme d’État européen à la conférence de Yalta, même pas Churchill, pour défendre les intérêts des Européens occidentaux. Donc le destin de cette partie du continent a été réglé sans notre participation.
DWN : Les manières divergentes d’interpréter l’histoire peuvent-elles aussi conduire à une nouvelle guerre froide ?
RS : C’est déjà fait. Et je le dis depuis des années. En Europe, nous avons vécu pendant 25 ans au paradis des bienheureux sans régler aucune des questions fondamentales de sécurité. Aussi doit-on plutôt parler d’une période de paix froide. Maintenant, cet ordre s’est effondré, et nous sommes revenus à la guerre froide.
DWN : L’Otan semble déterminée à agir. L’existence de l’Otan dans sa forme actuelle dans un monde modulaire est-elle une partie du problème ou une partie de la solution ?
RS : Nous aurions pu dissoudre l’Otan après 1989, ou on aurait dû inclure la Russie dans une organisation remodelée. Au lieu de cela, nous avons choisi la pire option: une Otan élargie, qui commence maintenant à encercler la Russie de tous côtés tout en l’excluant. Il ne faut pas être un génie stratégique pour comprendre que la Russie, une puissance nucléaire, s’y opposerait tôt ou tard.
DWN : Vous affirmez que l’Europe n’a pas été capable, à cette époque historique, d’avoir une politique indépendante.
RS : L’UE n’a pas vraiment de talent stratégique, on le voit lorsqu’elle est à la manœuvre, comme en Ukraine où elle s’est comportée avec une grande stupidité, entraînée par la Pologne et les États baltes. Je fais maintenant référence au nouveau Pacte atlantique, qui lie étroitement l’Otan, les États-Unis et l’UE. Cela ne signifie pas que des pays comme la France et l’Allemagne ne puissent pas individuellement prendre des initiatives indépendantes. Mais tout ce qu’ils font est étroitement lié au partenariat transatlantique. L’Allemagne sous Mme Merkel a perdu beaucoup de son indépendance globale antérieure. C’est le prix que nous avons payé pour que les États-Unis nous [la Grande-Bretagne, NdT] aident à devenir le chef de file de la politique européenne et à influencer sa politique économique. Je crois que Federica Mogherini serait capable de tirer les leçons des erreurs passées de l’UE en matière de politique étrangère, si les atlantistes n’exerçaient pas sur elle une telle pression. Avec les résultats catastrophiques que nous voyons maintenant.
DWN : Comment voyez-vous la position du président russe Vladimir Poutine ?
RS : La position de Poutine est connue; il a prévenu à la Conférence de Munich sur la sécurité de février 2007, que la Russie n’était pas satisfaite de la situation stratégique actuelle. Malheureusement, personne ne l’a écouté. Vous devez comprendre que tout dirigeant de la Russie agirait comme Poutine. Ce n’est pas vrai que Poutine vit dans un autre monde; le problème, c’est que personne en Occident n’a pensé que Poutine agirait comme ça dans la situation actuelle.
DWN : Poutine tire-t-il profit du conflit, utilise-t-il la situation pour désigner un ennemi extérieur à son peuple ?
RS : Non, je ne crois pas. Il n’a pas besoin de cette guerre. Il a tout fait pour l’éviter. La responsabilité en incombe à Washington et à Bruxelles. Poutine bénéficie d’un taux de popularité fantastique. Les jeux Olympiques de Sotchi ont été un grand succès. Ce qui se passe maintenant est la dernière chose dont il a besoin. Ce n’est pas un leader révisionniste, et donc la lecture occidentale de sa gestion est presque entièrement erronée.
DWN : Comment expliquez-vous le fait que tout l’Occident partage la même vision bornée de toute l’affaire, à savoir que c’est une agression russe – en dépit du fait que, grâce à l’interception du coup de fil de la diplomate américaine Victoria Nique l’UE Nuland, nous sachions pertinemment que Washington a été activement impliqué dans le renversement du régime de Ianoukovitch?
RS : Je pense que la vision occidentale tout à fait simpliste de la question est l’aspect le plus troublant de toute cette crise. C’est effrayant de voir comment le public et les élites de l’Ouest ont accepté ces fausses allégations. C’est toujours facile de rendre la Russie responsable de tout. La Russie est loin d’être parfaite, mais elle n’est bien sûr pas la force du mal que l’Occident prétend qu’elle est. Pour moi, il est tout aussi choquant de voir avec quelle facilité le leadership économique occidental a adhéré à cette fausse lecture.
DWN : Pouvez-vous nous dire quelle serait selon vous, la meilleure organisation gouvernementale pour les Ukrainiens ?
RS : La meilleure chose serait un État fédéral, au lieu d’un état central. C’est peu probable à court terme, mais, sur le long terme, c’est la seule façon pour l’Ukraine de s’en sortir. Le Donbass ne fera plus jamais partie d’une Ukraine nationaliste centralisée.
DWN : L’Occident devrait-il examiner la question de l’intégrité territoriale des États existants, en tenant compte de l’existence de minorités ethniques dans la plupart d’entre eux?
RS : C’est en effet ce qu’il devrait faire. Nous avons besoin d’une nouvelle grande conférence, comme Yalta ou Helsinki, pour traiter de tous ces thèmes. Ces problèmes sont de plus en plus urgents. Cela concerne également la Transnistrie et d’autres régions, même le Kosovo.
DWN : Le Premier ministre ukrainien Arseni Iatseniouk a maintes fois dit que tous ceux qui veulent être russes doivent aller en Russie. L’idée d’un nettoyage ethnique de l’Est de l’Ukraine se profile-t-elle derrière ces déclarations ?
RS : Iatseniouk est aujourd’hui l’homme le plus dangereux d’Europe. Je ne comprends pas pourquoi on traite ce nationaliste pur et dur avec autant de respect.
DWN : Ce conflit est-il une guerre pour les ressources ? Les Américains veulent-ils mettre un pied dans la porte pour s’approprier les ressources énergétiques ?
RS : Cela fait certainement partie du problème. Cependant, je crois que les Américains se font des illusions: en gros, il se passe la même chose qu’en Libye, en Syrie ou en Irak. Un régime de chaos a apporté un nouveau style de realpolitik à l’Europe, et nous laissons faire. A quoi sert l’UE si elle ne peut même pas empêcher une guerre sur son propre continent ?
DWN : Quel est votre point de vue sur la participation des responsables américains au régime ukrainien, la ministre des Finances Natalie Jaresko, par exemple ?
RS : C’est choquant. Une nation fière comme l’Ukraine n’a pas besoin de gens comme ça. Ça a été une décision purement démagogique de la part de Porochenko et Iatseniouk.
DWN : Comment ce conflit va-t-il se terminer ?
RS : Nous marchons sur un fil entre la guerre pure et simple et une sorte de moratoire. La courageuse initiative Merkel-Hollande pour Minsk II pourrait stabiliser la situation. Mais nous devons comprendre que ce n’est que le début d’un éventuel processus de paix. Il faut faire pression sur le régime de Kiev pour que le pays soit organisé de façon à permettre à la population du Donbass de revenir en Ukraine. Mais il est plus probable qu’il y aura une nouvelle partition de l’Ukraine. Le gouvernement actuel à Kiev aggrave les problèmes au lieu de les résoudre.
Article original traduit de l’allemand par Tom Winter.
Traduit de l’anglais par Dominique Muselet, relu par jj et Diane pour le Saker Francophone.
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