A quel jeu se jouera l’avenir de l’Eurasie entre la Chine et les US ? Aux échecs ou à la bataille navale?


Les Routes de la soie, les trains de nuit et la troisième révolution industrielle chinoise, quand Xi Jinping a la révélation de Jeremy Rifkin.

par Pepe Escobar

Préambule de Tom Engelhardt

A Washington, le ton monte, vif et furieux. Les Freedom Fries sont une chose du passé et tout le monde est d'accord sur la nécessité de soutenir la France (et plus ou moins rien de plus). Maintenant, les désaccords s'aiguisent sur l'opportunité d'intensifier marginalement l'utilisation de la puissance militaire américaine en Syrie et en Irak ou d'aller à la guerre grand format en envoyant des troupes. Le rédacteur en chef du journal néocon Weekly Standard, Bill Kristol, réclame déjà 50 000 hommes pour prendre la capitale de État islamique Raqqa. Candidat à la présidentielle, le sénateur républicain Lindsey Graham – qui a exhorté, depuis des mois, pour que 20 000 soldats de plus soient envoyés dans la région – propose cette analogie sportive éclairante : «Je veux un match à l'extérieur avec ISIL, pas un match à domicile. Je tiens à les combattre dans leur arrière-cour.»

Et n'oubliez pas la discussion sur le banc de touche, de plus en plus en colère, à propos du plan de l'administration Obama d'accueillir dans le pays 10 000 réfugiés syriens, soigneusement sélectionnés pour une durée maximale de deux ans. Des propositions alternatives demandent la mise en place de plusieurs procédures encore plus sévères, des contrôles sans fin pour assurer que peu d'entre eux peuvent le faire, permettant seulement aux Syriens chrétiens certifiés craignant Dieu de s'installer – un grand hourra pour le choc des civilisations –, laissant les musulmans pourrir en enfer, ou tout simplement en bloquer un maximum.
Dans une telle atmosphère de rancœur et de faucons va-t-en guerre purs et durs, il est de plus en plus difficile de se souvenir à quoi pouvait bien ressembler un monde plus paisible. Voilà pourquoi le journaliste itinérant de TomDispatch, Pepe Escobar, qui parcourt l'Eurasie, en particulier la région qu'il a depuis longtemps surnommée Pipelineistan, est comme une bouffée d'air pur. Il nous rappelle qu'il y a encore des endroits où les gens parlent – gasp! – de construction d'infrastructures sur une grande échelle, et pas de les laisser tomber en ruine faute de financement ; endroits où les dirigeants ont envie de réfléchir à la façon d'unifier le monde grâce à l'échange, et non pas de les ramener à l'âge de pierre par l'intermédiaire de la puissance aérienne et des drones. Peut-être que c'est uniquement la différence entre vivre au cœur d'un pouvoir en devenir, plutôt qu'en déclin.

L'intérêt de Pepe Escobar se porte sur la Chine et, ne vous méprenez pas, ce pays n'est pas de la tarte. Même s'il n'est pas, et de loin, au niveau américain, l'argent pleut à verse pour l'armée, et le pays joue des coudes avec ses voisins dans les eaux environnantes, comme vous pouvez l'attendre d'une puissance régionale exhibant ses muscles. Pourtant, il y a un rêve que ses dirigeants sont en fait heureux de promouvoir et qui n'est pas un rêve guerrier dans un monde de plus en plus fortement militarisé. Cela, en soi, devrait compter pour quelque chose. Mais laissons Pepe Escobar nous expliquer en détails ce rêve chinois à temps-plein de la construction d'une Eurasie, qui aurait en d'autres temps et en d'autres lieux, vraiment résonné comme un rêve américain.

Tom Engelhardt

Pepe Escobar

Pepe Escobar

Par Pepe Escobar – Le 22 novembre 2015 – Source Tomgram

Les États-Unis sont pétrifiés par leur cirque électoral de plusieurs milliards de dollars. L’Union européenne est paralysée par l’austérité, la crainte des réfugiés, et maintenant tout le turbo-djihad dans les rues de Paris. Donc, l’Occident peut être excusé s’il n’a pas pris connaissance des échos d’une version chinoise de Roy Orbison «Tout ce que j’ai à faire c’est rêver». Et ce nouveau rêve chinois est même livré avec sa feuille de route.

Le crooner est le président Xi Jinping et cette feuille de route est l’ambitieux 13e  plan quinquennal ou, dans sa version pop-vidéo, Shisanwu.

Après des années d’expansion économique explosive, il sanctifie la nouvelle normalité de croissance du PIB du pays à 6,5% par an jusqu’en 2020 au moins.

Il sanctifie également une formule économique nouvelle pour le pays : fini le modèle basé sur la fabrication à faible coût des produits d’exportation et bienvenue au choc de la nouveauté, une version chinoise de la troisième révolution industrielle. Et tandis que le leadership de la Chine se concentre sur la création d’un avenir pour la classe moyenne alimenté par une économie de consommation, son président dit, à qui veut l’entendre, que malgré les craintes de l’administration Obama et de certains des pays voisins, il n’y a aucune raison pour mettre à l’ordre du jour la guerre entre les États-Unis et la Chine.

Étant donné l’alarme à Washington, à propos de ce qui est présenté comme l’expansionnisme de Pékin qui se poursuivrait tranquillement en mer de Chine du Sud, Xi a été remarquablement franc sur le sujet. Ni Pékin ni Washington, a-t-il insisté, ne devraient être pris au piège de Thucydide : la croyance qu’une puissance montante et le pouvoir impérial régnant sont condamnés, tôt ou tard, à la guerre l’un contre l’autre.

Voila seulement deux mois que Xi, à Seattle, a déclaré à un groupe de poids lourds de l’économie numérique : «Il n’y a rien de tel que le prétendu piège de Thucydide dans le monde actuel. Mais si les grands pays doivent encore et toujours faire les mêmes erreurs stratégiques, alors ils pourraient créer de tels pièges pour eux-mêmes.»

La preuve peut en être faite – et Xi est prêt à l’apporter. Au XXIe siècle, de l’Afghanistan à l’Irak et de la Libye à la Syrie, Washington ayant gagné une sorte de réputation à commettre des erreurs stratégiques, pourrait fort bien recommencer. Après tout, les documents US de stratégie militaire et les principaux dirigeants du Pentagone ont commencé quasi publiquement à étiqueter officiellement la Chine – et la Russie – comme des menaces existentielles.

Pour comprendre la raison pour laquelle Washington commence à penser à la Chine de cette façon, vous devez diriger un instant votre regard vers la mer de Chine méridionale, oublier Donald Trump, Ben Carson et le reste de la troupe [des candidats républicains aux primaires américaines, NdT], et considérer ce qui change vraiment la donne, la menace qui provoque de l’urticaire à l’intérieur de la rocade washingtonienne quand il s’agit du nouveau Grand Jeu en Eurasie.

Les livres de Jeremy Rifkin sur la table de chevet de Xi

Les essaims de touristes chinois iPhonant à tout va et achetant tout ce qui s’étale aux vitrines des grandes capitales occidentales préfigurent déjà un avenir eurasien étroitement lié et ancré dans une économie chinoise fonçant en mode turbo vers cette troisième révolution industrielle. Si tout se passe selon le plan, il mettra tout à profit : depuis la connectivité totale et efficace des infrastructures de haute technologie jusqu’à l’expansion des technologies vertes, des plateformes d’énergie propre. Des centrales solaires dans le désert de Gobi, qu’en dites-vous ?

Oui, Xi est un lecteur du théoricien de l’économie sociale, Jeremy Rifkin, qui a le premier conçu une troisième révolution industrielle possible appuyée sur internet et les sources d’énergie renouvelables.

Il se trouve que la direction chinoise n’a aucun problème avec l’idée d’exploiter les technologies de pointe occidentales du soft power à ses propres fins. En fait, elle semble convaincue qu’aucun outil ne doit être négligé quand il s’agit d’avancer vers la prochaine étape du processus que le Petit Timonier de la Chine, l’ancien dirigeant Deng Xiaoping, a désigné il y a des décennies comme l’ère dans laquelle «le pays sera riche et glorieux.»

Cela aide d’avoir $4 000 Mds de dollars en réserves de devises et des surplus massifs d’acier et de ciment. Voilà le genre de chose qui vous permet d’aller construire des nations à l’échelle pan-eurasienne. D’où l’idée de Xi : créer les infrastructures qui pourraient, en fin de compte, connecter la Chine à l’Asie centrale, au Moyen-Orient et à l’Europe occidentale. Les Chinois appellent cela Une ceinture [terrestre], une Route [maritime] ; composée de l’ancienne Route de la Soie terrestre [Marco Polo] et de la Route de la Soie maritime du XXIe siècle.

Depuis que Xi a annoncé son projet une Ceinture, une Route au Kazakhstan en 2013, l’entreprise internationale d’audit PricewaterhouseCoopers à Hong Kong estime que l’État a planté plus de $250 Mds en projets allant des chemins de fer aux centrales électriques. Pendant ce temps, toutes les entreprises chinoises importantes sont à bord, du géant des équipements télécoms Huawei au monstre de l’e-commerce Alibaba (enhardi par le récent succès de ses Singles Day en ligne). La Banque de Chine a déjà fourni une ligne de crédit de $50 Mds pour une myriade de projets liés à la Route de la Soie. Le premier fabricant chinois de ciment Anhui Conch a construit six énormes usines de ciment en Indonésie, au Vietnam et au Laos. Les travaux visant à lier les pays de la partie asiatique de l’Eurasie se poursuivent à un rythme infernal. Par exemple, les liaisons chemins de fer Chine–Laos, Chine–Thaïlande, et Jakarta–Bandung – des contrats de plus de $20 Mds – doivent être achevées par des entreprises chinoises avant 2020.

Avec une activité en plein essor dès maintenant, la troisième révolution industrielle en Chine ressemble de plus en plus à une course folle vers une nouvelle forme de modernité.

Une guerre eurasienne contre le terrorisme

Le plan des Routes de la Soie pour l’Eurasie va bien au-delà de l’invention du Grand Jeu par Rudyard Kipling au XIXsiècle, qui en son temps avait été conçu pour décrire le combat des ombres entre l’Angleterre et la Russie pour le contrôle de l’Asie centrale. Au cœur du Grand Jeu du XXIe siècle se trouve la monnaie chinoise, le yuan, qui, le 30 novembre, a rejoint le panier des droits de tirage spéciaux, la monnaie de réserve du FMI. Cela signifie, en pratique, l’intégration totale du yuan, et donc de Pékin, dans les marchés financiers mondiaux, lorsqu’un grand nombre de pays ajouteront le yuan à leurs avoirs en devises et que les échanges monétaires ultérieures pourraient atteindre l’équivalent de milliers de milliards de dollars américains.

Couplez le projet des Routes de la Soie avec la banque chinoise d’investissement dans les infrastructure asiatiques, récemment fondée et dirigée par Investment Bank, mélangez-le avec un yuan internationalisé, et les entreprises chinoises ont alors les bases nécessaires pour étendre leurs affaires en Eurasie (et même en Afrique), construisant frénétiquement des routes, des lignes ferroviaires à grande vitesse, des réseaux de fibres optiques, des ports, des pipelines, et des réseaux électriques.

Selon la Banque asiatique de développement (BAD), dominée par Washington, à l’heure actuelle, un manque énorme de $800 Mds dans le financement du développement des infrastructures en Asie jusqu’à 2020 aspire à être comblé. Pékin débarque aujourd’hui en plein dans ce qui promet d’être une orgie de développement économique.

Et il ne faut pas oublier les bonus qui pourraient éventuellement suivre ces évolutions. Après tout, dans les plans incroyablement ambitieux de la Chine, au moins son projet eurasien finira-t-il par concerner pas moins de 65 pays sur trois continents, affectant potentiellement 4,4 milliards de personnes. Si le projet réussit, même en partie, il ferait perdre son lustre à al-Qaïda, ISIS et tous les groupuscule djihadistes-wahhabites de ce style, non seulement dans la province du Xinjiang en Chine, mais aussi au Pakistan, en Afghanistan et en Asie centrale. Imaginez cela comme un nouveau type de guerre eurasienne contre le terrorisme dont les armes seraient le commerce et le développement économique. Après tout, les planificateurs de Beijing prévoient que le volume du commerce annuel des pays partenaires sur la Route de la Soie dépasse 2 500  Mds en 2025.

Dans le même temps, un autre type de géographie contraignante – ce que j’ai depuis longtemps appelé Pipelineistan, le vaste réseau de pipelines qui sillonnent la région, apportant ses fournitures de pétrole et de gaz naturel à la Chine – est en train de naître. Il traverse déjà le Pakistan et le Myanmar. La Chine prévoit de doubler la mise dans sa tentative de renforcer sa stratégie tout-sauf-le-détroit-de-Malacca. (Ce goulot d’étranglement est encore un lieu de passage de 75% des importations chinoises de pétrole). Pékin préfère un monde dans lequel la plupart de ses importations d’énergie ne transitent pas par des voies maritimes qui les mettent à la merci de l’US-Navy. Plus de 50% du gaz naturel de la Chine vient déjà par voie terrestre à partir de deux stans d’Asie centrale (Kazakhstan et le Turkménistan), et ce pourcentage ne fera qu’augmenter une fois mis en ligne les pipelines destinés à acheminer le gaz naturel de Sibérie à la Chine avant la fin de la décennie.

Bien sûr, le concept qui sous-tend tout cela, dont le slogan pourrait être «la marche glorieuse vers l’ouest (et le sud)», induira un changement tectonique dans les relations eurasiennes à tous les niveaux. Mais cela dépend de la façon dont il sera vu par les nations impliquées et par Washington.

Laissant l’économie de côté pour un moment, le succès de l’ensemble de l’entreprise exigera de Pékin des compétences en relations publiques surhumaines, chose qui n’est pas toujours mise en évidence. Et il y a beaucoup d’autres problèmes à affronter (ou à éviter) : d’abord le complexe de supériorité ethnique des Han de Pékin, pas toujours apprécié par les groupes ethniques minoritaires ou les États voisins, ensuite la poussée économique qui est souvent vue par les minorités ethniques chinoises comme bénéficiant aux Han.

Prendre en compte la marée montante du sentiment nationaliste, l’expansion de l’armée chinoise (y compris sa marine), les conflits dans ses mers du sud, et une obsession croissante de la sécurité à Pékin ;  ajouter à cela le terrain miné de la politique étrangère qui ira contre le maintien d’un respect actuellement soigneusement calibré pour la souveraineté des états voisins ; intégrer là-dedans la politique du pivot vers l’Asie de l’administration Obama et son urgence à former des alliances anti-chinoises de confinement en renforçant son pouvoir naval et aérien dans les eaux proches de la Chine ; et ne pas oublier, pour finir, la paperasserie et la bureaucratie légendaires en Asie centrale ; tout cela ajoute à l’ensemble redoutable des obstacles au rêve chinois de Xi d’une nouvelle Eurasie.

Tous à bord du train de nuit

Le renouveau de la Route de la Soie a commencé comme une idée modeste flottant dans le ministère chinois du Commerce. L’objectif initial n’était rien de plus que d’obtenir des contrats supplémentaires «pour les entreprises de construction chinoises à l’étranger». Que de chemin parcouru depuis lors. À partir de zéro en 2003, la Chine a construit à ce jour pas moins de 16 000 km de voies ferrées à grande vitesse – plus que le reste de la planète réuni pour la même période.

Et ce n’est qu’un début. Pékin négocie actuellement avec 30 pays pour construire 5 000 kilomètres de voies ferrées à grande vitesse pour un investissement total de $157 Mds. Le coût fait, bien sûr, toute la différence ; un réseau ferré grande vitesse made in China (vitesse de pointe : 350 kilomètres à l’heure) coûte $17-21 millions par kilomètre – à comparer au coût européen de $25-39 millions par kilomètre – soit le double. Donc, pas étonnant que les Chinois proposent de relier Londres au nord de l’Angleterre pour $18 Mds, et un autre projet reliant Los Angeles à Las Vegas, tout en éliminant les Allemands des projets de chemins de fer à grande vitesse en Russie.

Sur un autre front, même si cela ne fait pas directement partie de la nouvelle planification de la Route de la Soie chinoise, l’accord Iran–Inde–Afghanistan sur le transit et la coopération internationale dans les transports. Cet accord Inde–Iran prévoit de développer des routes, des chemins de fer, des ports et se concentre particulièrement sur le port iranien de Chabahar. qui doit être lié par de nouvelles routes et voies ferrées à la capitale afghane Kaboul, puis à certaines parties de l’Asie centrale.

Pourquoi Chabahar ? Parce que c’est le couloir de transit préféré de l’Inde vers l’Asie centrale et la Russie, alors que la passe de Khyber dans les régions frontalières d’Afghanistan et du Pakistan, point de liaison traditionnel du pays vers ces régions, reste trop instable. Construit par l’Iran, le couloir de transit de Chabahar à Milak sur la frontière entre l’Iran et l’Afghanistan est maintenant prêt. Chabahar sera ensuite relié par voie ferrée à la frontière ouzbek à Termez, ainsi les produits indiens pourront atteindre l’Asie centrale et la Russie.

Pensez à cela comme la Route de la Soie du Sud, reliant l’Asie du Sud et l’Asie Centrale, et finalement, si tout se passe selon le plan, l’Asie de l’Ouest avec la Chine. Il s’agit du plan follement ambitieux d’un corridor de transport Nord-Sud, un projet conjoint Inde–Iran–Russie lancé en 2002 et axé sur le développement du commerce inter-asiatique.

Bien sûr, vous ne serez pas surpris de savoir que, même ici, la Chine est profondément impliquée. Les entreprises chinoises ont déjà construit une ligne de train à grande vitesse à partir de la capitale iranienne Téhéran à Mashhad, près de la frontière afghane. La Chine a également financé une ligne de métro de l’aéroport Imam Khomeini au centre de la ville de Téhéran. Et il veut utiliser Chabahar dans le cadre de la Route ferrée de la Soie qui traversera l’Iran et se prolongera jusqu’en Turquie. Pour couronner le tout, la Chine investit déjà dans la modernisation des ports turcs.

Qui a perdu l’Eurasie ?

Pour les dirigeants chinois, le projet Une Ceinture, Une Route – un plan de partenariat économique avec de multiples réseaux interconnectés – est vu comme une voie pour échapper au Consensus de Washington et au système financier mondial centré sur le dollar US. Et tandis que les couteaux sont tirés, le champ de bataille de l’avenir, vu par les Chinois, est essentiellement économique et mondial.

Il y a, d’une part, les méga pactes économiques vantés par Washington – le partenariat Trans-Pacifique et le Traité Transatlantique pour le commerce et l’investissement – qui diviseraient en deux l’Eurasie et, d’autre part, il y a l’urgence d’un nouveau programme d’intégration pan-eurasien qui serait axé sur la Chine, où figureraient la Russie, le Kazakhstan, l’Iran et l’Inde comme des acteurs majeurs. En mai dernier, la Russie et la Chine ont conclu un accord pour coordonner l’Union économique eurasienne (EEU), dirigée par la Russie, avec les nouveaux projets de Route de la Soie. Dans le cadre de leur partenariat stratégique de développement, la Russie est déjà le premier fournisseur de pétrole de la Chine.

Avec le sort de l’Ukraine encore dans la balance, il reste à l’heure actuelle peu de place pour un dialogue sérieux entre l’Union européenne (UE) et l’EEU qui pourrait un jour fusionner l’Europe et la Russie dans la vision globale chinoise d’intégration eurasienne de l’ensemble du continent. Et de plus, les entreprises européennes, principalement allemandes, restent fascinées par les possibilités commerciales quasi illimitées offertes par la Nouvelle Route de la Soie et la façon dont elle pourrait lier le continent dans l’intérêt de tous.

Si vous êtes à la recherche d’un premier signe de la détente à venir à ce sujet,  gardez un œil sur les mouvements de l’UE en direction de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) pour tenter de nouer des liens économiques. L’OCS se compose à l’heure actuelle de la Chine, la Russie et quatre stans (Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizstan et Tadjikistan). L’Inde et le Pakistan sont devenus membres en 2016, et l’Iran le sera une fois que les sanctions de l’ONU seront complètement levées. Une deuxième étape fantastique (pas de sitôt) serait que ce dialogue – UE / OSC – devienne le tremplin pour la construction d’une zone trans-européenne de la Ceinture de la Soie. Cela ne sera possible qu’après un véritable règlement de la situation en Ukraine et la levée des sanctions de l’UE contre la Russie. Imaginez cela comme la route longue et sinueuse vers ce que le président russe Vladimir Poutine a essayé de vendre aux Allemands en 2010 : une zone de libre-échange eurasienne s’étendant de Vladivostok à Lisbonne.

Bien sûr, de tels mouvements ne se produiront que sur le cadavre de Washington. À l’heure actuelle, à l’intérieur de la rocade washingtonienne, le sentiment varie entre les réjouissances autour de la mort économique des pays du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) – confrontés chacun à des perturbations économiques graves [du fait de la politique monétaire erratique des US, NdT], alors même que leur politique, leur diplomatie, et leur intégration stratégique suit son cours au même rythme – et la peur ou même carrément l’anticipation de la Troisième Guerre mondiale et de la menace russe.

Personne à Washington ne veut perdre l’Eurasie au profit de la Chine et de ses nouvelles Routes de la Soie. Au sujet de ce que l’ancien conseiller US [gaga, NdT] de sécurité nationale Zbigniew Brzezinski appelle le Grand Échiquier, les élites de Washington et l’expertocratie [les think-tanks] qui les inspirent ne se résigneront jamais à voir les États-Unis relégués au rôle d’observateur trouble-fête, menant des combats d’arrière garde par procuration, tandis que la Chine domine l’intégration eurasienne. De là viennent ces deux vastes traités commerciaux [Pacifique et Transtlantique], le pivot vers l’Asie, la présence navale exacerbée des États-Unis dans les eaux asiatiques, la nouvelle urgence de contenir la Chine, et la diabolisation conjointe de la Russie de Poutine et de la menace militaire chinoise.

Thucydide, mange ton chapeau

Ce qui nous ramène après un tour complet vers la révélation de Jeremy Rifkin à Xi. Ne vous méprenez pas à ce sujet : quoi que veuille Washington, la Chine est la puissance émergente en Eurasie et un aimant économique prodigieux. De Londres à Berlin, il y a des signes dans l’UE que, malgré tant de décennies d’allégeance trans-Atlantique, il y a aussi quelque chose de trop attrayant pour être ignoré à propos de ce que la Chine peut offrir. Il existe déjà une poussée vers la configuration d’une économie numérique à l’échelle européenne étroitement liée avec la Chine. L’objectif serait un espace économique intégré numériquement dans l’esprit de Rifkin couvrant l’Eurasie, qui à son tour serait un élément essentiel pour la troisième révolution industrielle post-carbone.

Le G-20 cette année était à Antalya en Turquie, et c’était un colloque hargneux dominé par le djihadisme de État islamique dans les rues de Paris. Le G-20 en 2016 sera à Hangzhou, en Chine, qui se trouve également être la ville natale de Jack Ma fondateur et siège de Alibaba. Vous ne pouvez pas obtenir une troisième révolution industrielle plus belle que ça.

Une année est une éternité en géopolitique. Mais que faire si, en 2016, Hangzhou a en effet ouvert une vision de l’avenir, des routes de la soie à gogo et des trains de nuit venant d’Asie centrale à Duisburg, en Allemagne? Un avenir sans doute dominé par la vision de Xi, qui sera, à tout le moins, désireux de faire de son G-20 le moule d’un mécanisme mondial multipolaire pour la coordination d’un cadre de développement commun? En son sein, Washington et Pékin pourraient parfois effectivement travailler ensemble dans un monde dans lequel le jeu d’échec serait le jeu du siècle, pas la bataille navale.

Pepe Escobar est un analyste politique indépendant qui écrit pour RT et Sputnik, il est un invité habituel de TomDispatch. Son dernier livre est l’Empire du Chaos. Son prochain livre, 2030, est sorti ce mois-ci. Suivez-le sur Facebook.

Traduit et édité par jj, relu par Literato pour le Saker Francophone

 

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