Les conséquences stratégiques de l’état d’urgence au Myanmar : le Quad contre la Chine et la Russie?


Par Andrew Korybko − Le 3 février 2021 − Source orientalreview.org

andrew-korybkoLe Tatmadaw a pris la décision d’imposer un état d’urgence pour une durée d’un an, en réponse au refus de la National League for Democracy, anciennement au pouvoir, d’enquêter sérieusement sur les accusations militaires de fraude lors des élections contestées du mois de novembre dernier. Cette décision va temporairement ramener le Myanmar au statut précédent de paria dans la région, et l’exposer aux pressions multi-dimensions exercées par le Quad soutenu par les États-Unis, cela pendant que la Chine et la Russie s’emploient à stabiliser le pays en soutien de sa transition politique vers de nouvelles élections dans douze mois.

Résumé analytique

Le Myanmar est entré dans une période d’état d’urgence, prononcée pour un an, après que le Tatmadaw a placé en détention les dirigeants de la National League for Democracy (NLD), le parti anciennement au pouvoir, par suite de leur refus d’enquêter sérieusement sur les accusations de fraudes formulées par les militaires, fraudes qui auraient caractérisé les élections contestées du mois de novembre dernier. Souvent décrit par les médias internationaux comme un « coup d’État », alors que techniquement, l’action est tout à fait conforme à l’article 417 de la Constitution adoptée en 2008 par ce pays, et elle a d’ores et déjà été condamnée par les États-Unis et leurs alliés, y compris ceux du Quad [Quad = États-Unis, Inde, Australie, Japon, NdT], comme l’Inde voisine. Ceci ramène le Myanmar temporairement à son statut régional antérieur d’État paria, et tant que cela durera, il faut s’attendre à voir ce pays d’Asie du Sud-Est dépendre plus fortement de la Chine et de la Russie. Ces deux grandes puissances vont s’employer à stabiliser le pays pour soutenir sa transition politique vers de nouvelles élections dans douze mois, alors que l’ancienne coalition d’États soutenus par les États-Unis va œuvrer pour le déstabiliser.

Contexte politique

Le Myanmar a commencé sa transition politique vers un modèle national de démocratie inspiré par l’Occident il y a une décennie, lorsqu’il a commencé à mettre en œuvre des réformes en 2011. Le NLD, parti d’Aung San Suu Kyi, l’icône de la démocratie occidentale, avait remporté les élections en 2015, après quoi elle avait été nommée « Conseiller d’État » pour contourner une prise de fonction formelle de sa part, la constitution lui interdisant d’occuper des fonctions officielles du fait que certains membres de sa famille proche bénéficient d’un statut binational. Contre toute attente, elle a poursuivi dans la voie de partenariats stratégiques avec la Chine et la Russie, comme l’avait fait le gouvernement militaire qui l’avait précédée, mais non sans toutefois nouer des liens plus construits avec de nouveaux partenaires, comme les États-Unis, l’Inde, et d’autres. Elle a également soutenu l’opération de sécurité menée par le Tatmadaw dans l’État Rahkine rétif, dans le Nord-Ouest du pays, menée contre la minorité musulmane « Rohingya ». Malgré tout, les militaires ne lui ont jamais vraiment fait confiance, et ont accusé le NLD d’avoir truqué les élections du mois de novembre, malgré le rejet par la commission électorale de cette accusation en fin de semaine dernière.

Contexte militaire

Pendant tout ce temps, le Myanmar a continué de connaître ce qui est considéré comme la guerre civile la plus prolongée du monde, qui fait rage à des degrés d’intensité variés depuis la fin de la seconde guerre mondiale. En bref, un grand nombre des minorités périphériques du pays – surtout celles qui sont localisées dans des régions riches en ressources naturelles – s’opposent aux tendances centralisatrices de la majorité ethnique Bamar. Cela a amené à plusieurs conflits par procuration lors de la guerre froide sur ce territoire. Suu Kyi avait essayé de raviver l’esprit de l’ancienne conférence de Panglong, d’abord initiée par son père qui avait fédéralisé ce que l’on appelait alors la Birmanie, mais cela a provoqué encore plus de soupçons de la part de l’armée, certains craignant qu’elle ne puisse projeter d’inscrire dans les institutions la partition interne de facto du pays, et ce en dépit des accords de paix qu’ils avaient pourtant conclus au préalable avec les nombreux rebelles qui vivent dans ce pays. Cela pourrait déboucher sur une myriade de micro-États gérés par procuration, divisés et administrés dans le cadre de la nouvelle guerre froide.

Contexte stratégique

Il faut mentionner avant tout que le Myanmar joue un rôle prépondérant dans la Belt & Road Initiative (BRI) chinoise, du fait qu’il héberge le couloir économique Chine-Myanmar (CMEC), un analogue pour l’ASEAN de l’emblématique couloir économique Chine-Pakistan (CPEC), qui a l’importance considérable de permettre à la Chine de connecter l’océan Afro-Asiatique (« Indien ») sans devoir traverser la Mer de Chine du Sud et le détroit de Malacca, régions où la navigation est tendue. Avec le temps, le CMEC et le CPEC pourraient considérablement améliorer la connectivité de la Chine avec ses partenaires du Sud, en Afrique, ce qui permettrait à la République populaire de mettre en application de manière plus tangible l’ancienne « Théorie du Tiers Monde » de son président Mao, qui visait à prioriser la coopération Sud-Sud au travers de sa politique actuelle de développement international. L’aggravation provoquée depuis l’extérieur des lignes de faille identitaires préexistantes – la guerre hybride – au cours de l’état d’urgence qui vient de commencer pourrait donc porter un coup considérable à la grande stratégie chinoise, dans le pire scénario.

L’état d’urgence au Myanmar

Risques politiques

Le NLD a d’ores-et-déjà appelé ses supporters à manifester dans tout le pays contre le « coup », ce qui pourrait déboucher sur des tentatives de Révolution de couleur si cela n’est pas tenu sous contrôle par le Tatmadaw. Au vu de leur histoire à assurer dans les faits une « sécurité démocratique » – tactiques et stratégies de contre-guerre hybride, y compris révolution de couleur – il ne fait guère de doute quant au fait que l’armée pourra y parvenir, mais cela pourrait amener les États-Unis, le Quad (Inde comprise) et leurs alliés à imposer des sanctions, personnelles, par secteur, ou autres en réponse. Ils pourraient également apporter un certain niveau de soutien politique aux manifestants, ce qui pourrait faire dangereusement évoluer la situation jusqu’à une aide militaire accordée à certains groupes rebelles, y compris aux insurgés « Rohingya » qui sont considérés par le Tatmadaw comme des terroristes. Selon les étapes de transition de cette approche dérivée du changement de régime, une nouvelle guerre hybride pourrait éclore au Myanmar.

Risques militaires

J’ai exploré les scénarios de guerre hybride les plus plausibles pour le Myanmar dans une série d’articles très détaillés à l’automne 2016 (I, II, III, IV), que le lecteur intéressé par les dynamiques complexes de la guerre civile la plus longue du monde devrait au moins parcourir. Fondamentalement, les régions de l’État Rakhine habitées par les « Rohingya », juste au Nord du port de la ville de Kyaukpyu, terminus du CMEC, l’État Kachin rétif depuis longtemps bordant à la fois la Chine et l’Inde, et l’État Shan endurci au combat, jouxtant la Chine et la Thaïlande, pourraient s’avérer être les scènes qui connaîtraient le plus d’actions. Le pire des scénarios serait que l’Inde devienne l’État avant-poste des États-Unis, sur un mode « diriger depuis l’arrière », pour déchaîner la guerre hybride du Quad sur le Myanmar, ce qui pourrait l’amener, contre la Chine, dans une dangereuse guerre par procuration, car Pékin augmenterait certainement son soutien pour Naypyidaw. Malgré ses déclarations publiques en faveur de la « démocratie » au Myanmar, l’Inde ne semble avoir aucun intérêt à jouer ce rôle, mais on ne saurait totalement l’écarter. Même si le scénario du pire était évité, une nouvelle guerre hybride contre le Myanmar pourrait malgré tout s’avérer très intense.

Risques stratégiques

Le retour du Myanmar à son statut d’État paria pourrait porter le risque d’un retour du scénario d’une « dépendance » exagérée envers la Chine, qui est ce qui avait fini par amener Tatmadaw au désir de rétablir l’« équilibre » à cette relation en « diversifiant » sa gamme de partenariats au moment de sa brève expérience de la « démocratie ». En d’autres termes, le Myanmar pourrait bien entrer dans sa seconde itération d’un cycle qui pourrait être amené à se clôturer de la même manière, même si le processus s’accélère et se déroule sur la période d’un an tout juste, comme officiellement annoncé, ou peut-être deux, si les élections devaient être retardées, contre un cycle précédent d’une durée de deux décennies. Le point où cela nous mène est que le retour quasiment immédiat auquel on s’attend pour le Myanmar à sa « dépendance » passée envers la Chine pourrait finir par se trouver exploité une fois de plus à des fins anti-chinoises, selon ce qui sortira des prochaines élections, en dépit du fait que le NLD se soit jusqu’ici montré pragmatique — ce n’était pas attendu — envers la République populaire.

Solutions politiques

Chacune des solutions aux problèmes les plus immédiats du Myanmar passe par la Chine, mais il serait sage de la part de Naypyidaw et de Pékin d’ouvrir la coopération bilatérale, à laquelle on peut s’attendre, à un format trilatéral impliquant Moscou. La grande puissance eurasiatique dispose d’une grande expérience quant à gérer les menaces de « sécurité démocratique », tant au sein de ses propres frontières qu’avec des alliés tels que le Bélarus, la République centrafricaine, le Kirghizstan, et la Syrie. Cela rend très précieuse sa contribution à une stabilisation politique du Myanmar, et d’une utilité considérable pour son partenaire du Sud-Est ainsi que la Chine, qui pourraient apprendre, de manière collective, les méthodes les plus efficaces pour contrer les menaces de guerre hybride au travers d’une coopération trilatérale. De manière tout aussi importante, la Russie a également la volonté politique d’accroître son soutien au Myanmar, disposition que ne présente aucune autre grande puissance à l’exception de la Chine. Cela fait de ces trois pays des partenaires parfaits, et pourrait fortement contribuer à la dimension asiatique de l’« équilibrage » russe.

Solutions militaires

Le Myanmar va avoir besoin d’un soutien fiable de la part de ses partenaires militaires de premier plan, russe et chinois, d’où la suggestion, mise en avant à Moscou, d’étendre sa coopération avec Naypyidaw jusque dans la sphère politique. Les deux grandes puissances sont des partenaires d’armes du Myanmar de longue date, mais Moscou a récemment renoué avec Naypyidaw pour amener leurs liens militaires à un nouveau niveau qualitatif. Shoigu, le ministre de la défense, était à Moscou le mois dernier, et il a à cette occasion été « convenu que la Russie va fournir au Myanmar des systèmes de missiles sol-air Pantsir-S1, des drones de surveillance Orlan-10E, ainsi qu’un équipement radar ». Ces équipements vont s’avérer cruciaux pour assurer les capacités défensives du Myanmar à l’avenir, même si leur livraison ne sera évidemment pas immédiate. Cela éclaire la vision à long terme développée par ces deux pays, qui complète celle de la Chine, tout en aidant le Myanmar à se « diversifier » par rapport à son ancienne « dépendance » envers Pékin d’une manière « amicale ».

Solutions stratégiques

En lien avec la tendance proposée ici pour que la Russie accroisse sa présence au Myanmar durant l’état d’urgence qui va durer quelque temps dans ce pays, il s’ensuit que Moscou devrait être invitée à investir dans une partie du CMEC, ou dans d’autres aventures de connectivité en lien avec celle-ci, au sein de cet État positionné de manière tout à fait stratégique. Une telle implication ferait de la Russie l’une des parties prenantes clés au sein de l’une des économies d’Asie connaissant une croissance des plus fortes et des plus prometteuses, malgré les risques impliqués par ses problèmes de stabilité. L’assistance de « sécurité démocratique » de la Russie, fidèle au schéma qu’elle a établie en Syrie et plus récemment en République centrafricaine, pourrait déboucher sur un accord tacite par lequel Moscou gagnerait une prise sur des projets stratégiques en échange d’aide à défendre son partenaire contre les menaces de guerre hybride. Si cela réussit, la Russie pourrait se diversifier par rapport à sa dépendance stratégique régionale envers l’Inde et le Vietnam dans l’espace d’Asie du Sud-Est, au long du Rimland du Sud de l’Eurasie.

Conclusions

Le Myanmar est voué à connaître un nouveau cycle de pression internationale intense, suite à l’imposition ce lundi d’un état d’urgence pour une durée d’une année, bien qu’à la différence des décennies 1990 et 2000, le pays se trouve mieux positionné pour y répondre grâce à ses partenariats stratégiques bien mieux équilibrés et bien plus forts avec la Chine et la Russie. Il faut en particulier s’attendre à voir Moscou jouer un rôle plus important qu’auparavant en soutien à Naypyidaw, tant du fait de son retour au statut de grande puissance que par suite du désir de son partenaire de diminuer sa « dépendance » envers Pékin d’une manière « amicale » durant cette période sensible. Il n’est bien entendu pas établi d’avance que la campagne de pression dirigée par le Quad va ou non évoluer en une guerre hybride soutenue, mais ce scénario ne semble pas extrêmement probable pour l’instant : l’Inde ne semble pas avoir d’appétit pour mener une telle campagne pour le compte des États-Unis, du moins pas pour l’instant. Si cet état de fait perdure, le Myanmar ne se verra sans doute pas trop déstabilisé, et survivra probablement à cette campagne de pressions.

Andrew Korybko est un analyste politique étasunien, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.

Traduit par José Martí, relu par Wayan pour le Saker Francophone

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