Par Andrew Korybko – Le 11 octobre 2016 – Source orientalreview.org
Le Myanmar constitue le dernier pays membre de l’ASEAN que nous étudierons dans notre série sur les Guerres hybrides : ce pays est de loin le plus propice à l’ensemble de ce méthodes de changement de régime. À dire vrai, depuis son accession à l’indépendance en 1948, ce pays a toujours connu à des degrés divers l’une ou l’autre forme de guerre hybride ;
jusqu’en 1988, on a surtout observé ce que l’on peut appeler aujourd’hui des méthodes de guerre non conventionnelle. À partir de cette année, les révolutions de couleur ont été intégrées au modèle de déstabilisation appliqué au pays, et ont constitué l’une des « solutions » à la guerre civile la plus longue du monde. Au passage, ce changement de modèle a permis le ralliement automatique de la communauté internationale (occidentale), et a donné au processus de guerre hybrides les apparats de « justification » nécessaires à l’approbation du grand public, si facile à manipuler.
On peut considérer le Myanmar comme un cas d’école en matière de Guerre hybride, et ce à plus forte raison dans le climat géopolitique contemporain. Tout est en place pour une explosion violente, et le pays est truffé de risques asymétriques qui mettent en jeu sa stabilité. Ce sont les actions des puissances étrangères, conspirant contre l’unité du pays depuis son indépendance en s’appuyant sur les différences entre groupes ethniques – pour en tirer tel ou tel bénéfice, qui ont amené la situation à ressembler à une poudrière. Le gouvernement militaire, au pouvoir pendant des décennies, endosse également la responsabilité des infortunes du pays ; il a échoué à instaurer un sentiment solidaire et durable d’appartenance à une nation, même si, pour être franc, les défis pour accomplir cette tâche étaient considérables.
En l’état, le gouvernement de Suu Kyi s’emploie à institutionnaliser les divisions internes de l’État, en implémentant un fédéralisme sur la base des failles identitaires du pays, qui verrait chaque région du pays – définie selon des lignes identitaires et de contrôle par des rebelles – disposer d’une souveraineté importante sur ses affaires internes. Ce mécanisme pourrait surtout fragmenter le pays, et l’empêcher de jamais fonctionner comme une entité intégrée, et les principaux bénéficiaires de cette « Balkanisation » imposée depuis l’extérieur seraient sans aucun doute les sociétés étrangères (occidentales) qui s’intéressent aux ressources du pays, ainsi que les forces armées de l’État qui leur sont affiliées. Ces dernières ne demandent qu’à utiliser les mini-États que cela engendrerait comme des « nénuphars », dans leur volonté de sauter de l’un à l’autre pour s’approcher de la frontière chinoise autant que ce faire se peut.
L’objectif géostratégique est de contrôler ou de paralyser les projets d’infrastructures transnationaux multipolaires menés par la Chine et qui impliquent le pays ; le couloir énergétique Chine-Myanmar ouvert en janvier 2015 constituant la cible la plus nette des deux types de manœuvres. Les USA ont déjà réussi à mettre la pression sur le gouvernement du Myanmar en lui faisant jeter l’éponge sur les projets ambitieux – à pas moins de 20 milliards de dollars – de la Chine de construire une voie ferrée sur ce couloir, chose qui avait démontré le niveau de contrôle étasunien sur Naypyidaw avant même l’arrivée de facto de Suu Kyi, leur mandataire, au pouvoir. Mais la Chine a vu ces événements venir de loin, et a commencé, chose inédite, à courtiser la dirigeante de l’« opposition » et à s’impliquer directement dans les affaires intérieures d’un pays partenaire, pour la toute première fois de son histoire. Si la Chine réussit effectivement à conclure un accord avec Suu Kyi, et maintient son niveau d’influence sur le pays tout en protégeant les actifs énergétiques qu’elle y possède (sans parler des possibilités d’étendre les investissements en infrastructures), alors on pourra s’attendre à voir les USA répliquer en déchaînant une Guerre hybride contre le pays : les étasuniens préféreront voir le Myanmar réduit en cendres plutôt que de le voir fonctionner comme tremplin pour les projets de multipolarité menés par Pékin.
La situation intérieure du pays est extraordinairement compliquée, en raison des variables à multiples niveaux qui ont impacté les événements depuis des décennies ; mais on peut faire un tour des aspects les plus pertinents de l’histoire du Myanmar : cela constitue une bonne entrée en matière pour en saisir la situation. C’est ce que nous allons faire à partir de ce point, suite à quoi nous embrayerons assez naturellement vers l’histoire des tentatives de Révolution de couleur dans le pays, et nous détaillerons la manière dont Suu Kyi a pu finalement arriver au pouvoir, plus de vingt ans après que les USA aient commencé à l’y destiner. Après cela, notre étude étudiera les contours de la guerre civile au Myanmar, avant de souligner le rôle géopolitique central du pays vis-à-vis de trois projets d’infrastructures de connectivité transnationales – dont deux constituent des instruments d’accroissement des influences unipolaires sur l’État. Enfin, notre dernière partie s’appuiera sur tous les éléments passés en revue pour établir les scénarios de Guerre hybride les plus plausibles, que les USA pourraient façonner pour déstabiliser au maximum la périphérie de la Chine et mettre un terme à l’opportunité la plus prometteuse de la Chine de lever sa dépendance stratégique sur le Détroit de Malacca.
Une nation en évolution
Le pays qu’on appelle aujourd’hui Myanmar s’appelait auparavant Birmanie, et les gouvernements qui refusent de reconnaître la légitimité des autorités qui le dirigent actuellement continuent d’utiliser ce nom d’avant 1989. Dans un souci de cohérence, l’auteur utilisera Birmanie pour décrire le Myanmar dans les temps précédant ce changement, et nous utiliserons le nouveau nom, tel qu’en vigueur légalement et décrit par la constitution, dès lors que nous parlons du pays post-1989. L’histoire du Myanmar est vaste, et s’inscrit sur des périodes millénaires, mais l’objet de notre étude se limitera à l’étude des événements du passé qui ont façonné son état contemporain. Ces aspects étant posés, quatre périodes de temps sont à distinguer : des temps anciens à la seconde guerre mondiale ; les années d’U Nu et de Ne Win suivant l’indépendance birmane ; la période couvrant l’échec de la Révolution de couleur « 8888 » de 1988 jusque la Révolution de Safran de 2007, également tenue en échec ; et le rôle central actuel du Myanmar en Asie, ainsi que la transition électorale vers le gouvernement dirigé par Suu Kyi.
Un royaume devenu colonie
Le récit de l’histoire ancienne birman peut se résumer ainsi : la majorité démographique Bama s’est peu à peu imposée comme force dominante de la région. Le pays étant localisé dans la péninsule d’Indochine, directement en face de la baie du Bengale, qui appartient à l’Inde, le peuple birman a connu une forte indianisation, et a par conséquent adopté une attitude très pieuse envers le Bouddhisme. La démonstration la plus éclatante en réside dans la ville historique de Bagan, capitale de l’ancien Royaume Pagan, où les souverains avaient fait ériger des milliers de structures bouddhistes. Cette entité politique s’est scindée vers 1287, après quoi le plus gros du territoire birman se trouva réparti en trois entités différentes : le Royaume de Mrauk U dans l’État contemporain de Rakhine ; le Royaume d’Ava dans ce qu’on appelle aujourd’hui la « Haute Birmanie » (ou Birmanie amont/centrale) ; et le Royaume de Hanthawaddy ou « Basse Birmanie » (ou région du delta de l’Irrawaddy).
Le Royaume de Mrauk U, de majorité ethnique Rakhine/Arakanese, put maintenir sa souveraineté jusque 1784, grâce à la protection géographique que lui offraient les montagnes de l’Arakan. Mais les Royaumes d’Ava et de Hanthawaddy entrèrent en lutte l’un contre l’autre, suivant le parcours du fleuve Irrawaddy, avec le Toungoo, ancien satellite d’Ava, qui prit le dessus en 1541. C’est donc l’année où les deux « Birmanies » furent unifiées, ce qui relégua au passé les rivalités entre les portions haute et basse, et le début de la construction de l’empire régional légendaire de Bayinnaung. Cette figure historique réussit à unifier les zones contemporaines du Nord-Est de l’Inde (les « Sept Sœurs »), le Myanmar (à l’exception de l’État de Rakhine/Mrauk U), la Thaïlande et le Laos, et à diriger l’ensemble, mais ses conquêtes tombèrent en désagrégation peu après sa mort. En réponse, la Birmanie et le Siam entrèrent régulièrement en guerre, jusqu’au milieu des années 1800 ; ces affrontements restèrent principalement centrés sur les zones du Nord de la Thaïlande et de la péninsule de Tenasserim, c’est-à-dire qu’ils furent surtout circonscrits autour de la zone frontalière actuelle entre le Myanmar et la Thaïlande.
La dynastie Konbaung succéda à la dynastie Toungoo en 1752, et au plus haut de sa grandeur, contrôla le Nord-Est de l’Inde et le Mrauk U, ce dernier depuis 1785 et jusqu’à nos jours. Cela revient à dire que le territoire contemporain de l’État de Rakhine resta historiquement séparé de la Birmanie des centaines d’années durant, si bien que ses habitants cultivèrent un sentiment propre d’identité et de fierté. On reviendra sur ce point plus loin ; que le lecteur n’oublie pas à ce stade que la zone est marquée par un sentiment profond d’identité et de fierté historique à part, qui s’apparente directement à la situation actuelle du nationalisme bouddhiste opposé à la minorité musulmane qu’on appelle « Rohingya »/Bengali. La dynastie Konbaung ne fit pas long feu, l’empire britannique avait en effet des vues sur la Birmanie, et la colonisa continûment au cours d’une suite de trois guerres entre 1824 et 1886.
La première guerre anglo-birmane se tint de 1824 à 1826, et vit le Royaume-Uni prendre le contrôle du Nord-Est de l’Inde, du Mrauk U, et de la péninsule birmane aux abords des monts Tenasserim. Dans les faits, le Mrauk U ne fut ainsi intégré à la Birmanie unifiée que pour une durée de moins de 40 ans, avant de s’en retrouvé séparé à nouveau pendant 60 ans, ce qui souligne le développement historique séparé qu’il connut par rapport au reste du pays. Après cette guerre, l’Empire britannique attaqua de nouveau le pays de 1852 à 1853 pour prendre le contrôle des zones relevant anciennement du Hanthawaddy, en Basse Birmanie. C’est la troisième guerre anglo-birmane, de 1885-1886, qui conclut la colonisation du pays. Sur le papier, les Britanniques tenaient l’ensemble du territoire birman, mais en pratique, ils avaient du mal à assurer le contrôle des régions frontalière des États actuels de Shan, Kachin, et Chin. C’est à cette époque que débutent les difficultés du Myanmar, qui n’ont pas cessé à ce jour, et qui voient ces régions périphériques résister à l’exercice de la souveraineté de la part de l’autorité centrale.
Pendant l’occupation, les Britanniques essayèrent de gommer le problème en recrutant des frontaliers dans l’administration coloniale et dans l’armée, en particulier ceux qui s’étaient convertis au christianisme. Les zones frontalières connaissaient une forte présence missionnaire américaine, qui avait exercé un prosélytisme actif depuis le début du XIXème siècle. La conversion avait pris dans de large pans des ethnies « Karen » – il s’agit d’un qualificatif exonyme donné à certaines tribus à la frontière Thaï – et, chose importante, ce groupe resta l’un des plus loyaux envers les Britanniques durant toute la période coloniale. Et sans surprise, à l’Indépendance, ce groupe, ayant perdu ses privilèges administratifs, constitua l’un des premiers groupes périphériques à entrer en rébellion contre le gouvernement et à embraser ce qui allait se transformer en guerre civile la plus longue du monde. Les différences identitaires des groupes vivant aux frontières de la Birmanie posaient donc déjà un défi aux autorité dès le début de l’occupation, mais ce facteur de tension fut utilisé comme levier d’influence contre les ethnies Bama et la majorité centrale bouddhiste, dans une stratégie de diviser pour mieux régner, par et au profit des Britanniques.
Au départ, le Royaume-Uni administrait la Birmanie comme une région indienne, et ce n’est qu’en 1937 que le pays s’est vu accordé le statut de colonie séparée. Le nationalisme birman ainsi que le sentiment anti-colonial commencèrent à monter au début des années 1900, puis se stabilisèrent jusqu’à la seconde guerre mondiale. La colonie fut envahie par les Japonais début 1942, s’appuyèrent sur une armée recrutée localement mais entraînée à l’étranger, appelée « Armée d’indépendance birmane » : ce corps était aux côtés de l’armée japonaise pour « justifier » leur agression. L’histoire se souvient que ce groupe intégrait Aung San et les Trente Camarades, nom utilisé de nos jours pour désigner les Birmans qui partirent chercher un soutien étranger au mouvement indépendantiste. On retrouva la plupart d’entre eux à des postes d’influents sous le régime japonais, chose qu’ils mirent à profit ultérieurement pour renforcer un mouvement d’indépendance légitime opposé aux fascistes. Aung San, par exemple, fut en 1943 nommé Ministre de la guerre de ce que les japonais déclarèrent constituer une « Birmanie indépendante » ; mais il devait plus tard se retourner contre ses protecteurs, et devenir sans doute le plus célèbre héros de l’indépendance de son pays, et le fondateur internationalement reconnu de l’État moderne. À la fin de la Seconde guerre mondiale, la Birmanie réussit à s’assurer un soutien à l’international pour que la Thaïlande mette fin à son annexion de l’État de Shan, à l’Est (il s’agit des régions situées à l’Est du fleuve Salween), et put ainsi restaurer la souveraineté de Yangon sur la zone, à l’image de ce qu’elle fut avant la guerre.
U Nu et Ne Win
Initialement, entre 1948 et 1988, la Birmanie ne fut dirigée que par deux hommes : U Nu et Ne Win. U Nu fut le premier Premier ministre birman, et Ne Win fut chef de cabinet des forces armées jusqu’à son coup d’État de 1962 (il occupa préalablement le poste de Premier ministre par intérim lors d’une brève période avant cela). La seule raison pour laquelle ils purent s’emparer du pouvoir fut l’assassinat d’Aung San, le héros de l’indépendance, à l’été 1947 – la Birmanie obtint officiellement l’indépendance l’année suivante. Avant sa mort, il avait contribué aux négociations de l’Accord de Panglong avec les diverses minorités ethniques du pays : l’accord avait institué une construction fédérale flottante, qui constitua une solution de compromis permettant l’unité nationale. Les zones frontalières de Shan, de Kachin et de Chin, en particulier, se virent accorder une « autonomie complète en terme d’administration interne », mais les Karen n’en bénéficièrent pas, ayant boycotté l’événement. Ils fondèrent dès lors une insurrection contre-gouvernementale, qui infusa puis éclata en guerre d’indépendance en 1949 : c’était le début officiel de la guerre civile, qui allait rapidement impliquer toutes les autres minorités périphériques.
Malgré l’état de guerre qui faisait rage dans les campagnes, U Nu espérait voit la Birmanie se stabiliser et se transformer en État non-aligné. Sa politique étrangère ne favorisa ni l’un ni l’autre des deux blocs, malgré l’opposition de son armée et de lui-même aux rebelles communistes qui combattaient dans l’arrière-pays. Mais sur la scène internationale, Yangon ne prit jamais le parti Occidental, et s’efforça au contraire de conserver une certaine indépendance, alors que la Guerre froide battait son plein. Mais malgré tous ses efforts, le gouvernement ne parvenait pas à pacifier la situation insurrectionnelle de ses frontières, et la rébellion communiste restait une menace pour la stabilité du pays. U Nu et Ne Win parvinrent à un accord politique secret, prévoyant que Ne Win dirigerait le pays de 1958 à 1960 pour atténuer la crise anti-gouvernementale qui croissait dans le pays, et avait commencé à voir se soulever dangereusement des habitants des zones urbaines contre les autorités. Mais cette ruse fut un échec, et à la première crise politique d’ampleur, qui survint en 1962, Ne Win s’empara tout bonnement du pouvoir au travers d’un coup d’État.
Cette prise de pouvoir appela, sur la scène internationale, à la mise au ban de la Birmanie par l’Occident. L’une des raisons résidait en la personne d’U Thant, de nationalité birmane, qui fut Secrétaire général de l’ONU de 1961 à 1971 : le grand public fut plus exposé à connaître les événements politiques importants du pays, et fut incliné à considérer le coup d’État comme un développement négatif. Derrière cette perception, il faut savoir que Ne Win mit rapidement en place ce qu’il appelait la « voie birmane vers le socialisme », qui tendait vers un modèle économique centralisé et la nationalisation de la plupart des entreprises du pays. Ces événements se tenant au plus fort de la Guerre froide, il aurait été impossible qu’ils soient considérés de manière plus positive par les USA et leurs alliés. Et pourtant, face à cette mise au ban et l’opprobre générale, Ne Win ne rallia pas complètement son pays au bloc soviétique.
Le dirigeant militaire croyait que la Birmanie devait s’en tenir à une politique étrangère rigoureusement non alignée, et le Parti communiste birman (PBC), soutenu par la Chine, continuait de constituer une menace pour la stabilité du pays. L’URSS et la Chine avaient déjà commencé à faire preuve de frictions l’une contre l’autre, et on craignait à Yangon que s’approcher trop près de Moscou pourrait faire tomber le PCB sous influence soviétique à la place des influences chinoises, et que le parti politique ne devienne un outil d’influence géostratégique pour mettre la pression sur le gouvernement (par exemple, pour lui faire accepter d’installer des bases militaires). La Birmanie prenait également garde à ne pas irriter son grand voisin chinois, malgré l’assistance de ce dernier au PCB, pour ne pas envenimer la situation régionale ; des échanges trop marqués avec l’Union Soviétique au même niveau qu’avant tous ces événements auraient pu avoir cette conséquence. C’est ainsi que l’URSS fut maintenue à distance raisonnable, ce qui n’empêcha pas des relations bilatérales assez fructueuses entre les deux États ; les relations entre les deux pays ne furent jamais troublées. La Birmanie réussit à tirer profit de sa dépendance envers l’Union Soviétique, de manière pragmatique, même si les niveaux d’échanges économiques entre les deux pays n’atteignirent jamais ceux qu’avaient précédemment connus le pays avec l’Occident.
Sur le plan des affaires intérieures, Ne Win eut à se défendre contre quelques manifestations étudiantes qui très vite mirent en cause sa prise de pouvoir. Il suspendit la constitution du pays (ainsi que l’Accord de Panglong), ce qui eut pour effet de bord de ré-attiser les tensions ethno-régionales : les activités des insurgés aux frontières du pays connurent un boom. Ce fur particulièrement flagrant dans les États de Shan et de Kachin, et le gouvernement fut amené à y répondre en augmentant ses opérations dans ces zones, ce qui vint intensifier la guerre civile. Ne Win tenta de faire baisser les tensions après la mise en place de la constitution de 1974, qui accordait symboliquement le statut d’« État » à ces régions, ainsi qu’à celles de Rakhine et de Karen. Autre forme menée par Ne Win, le contrôle de l’armée sur le gouvernement fut aboli et l’administration du pays fut confiée au Parti du programme socialiste birman (PPSB), qu’il avait établi juste après son coup d’État de 1962. Quoique le pays fût dès lors formellement dirigé par un gouvernement civil de cette date jusqu’au ré-établissement d’un pouvoir militaire en 1988, l’influence individuelle de certains membres de l’armée y reste très forte : le fait que le général Ne Win assurât la direction du PPSB pour maintenir son rôle d’intendant sur la Birmanie en constitue une bonne illustration.
La Révolution de couleur « 8888 », la Chine, et la Révolution de Safran
Suu Kyi
Malheureusement, Ne Win ne parvint pas à relancer l’économie du pays, qui maintint sa trajectoire sur une spirale descendante au cours des 14 années qui suivirent. Les prix des denrées alimentaires s’envolèrent et les dépenses sociales du gouvernement plongèrent. Résultante évidente de cette combinaison : les conditions nécessaires à une déstabilisation imminente étaient rassemblées. L’État sombra dans l’endettement, mais les autorités furent contraintes d’apporter un afflux important de capitaux vers l’armée, afin de contrer les menaces que posait l’interminable guerre civile. Les erreurs de gestion de l’État constituèrent l’étincelle qui mit le feu aux poudres d’une crise économique qui couvait, et les choix monétaires à courte vue qui s’ensuivirent déclenchèrent un effondrement financier. Les détériorations des conditions de vie insufflèrent la vie à un mouvement d’opposition qui végétait, et qui finit par éclater publiquement fin 1987. Cette force anti-gouvernementale connu des hauts et des bas mais se poursuivit jusqu’à l’été 1988 ; au mois d’août, elle présentait toutes les caractéristiques évidentes de ce qui est à présent connu sous le nom de Révolution de couleur. L’armée fut provoquée à commettre des actions violentes, et comme il fallait s’y attendre, l’État fut jeté dans le chaos peu après. Ne Win démissionna le 8 août 1988, après les événements que l’Occident nomma le « soulèvement 8888 » pour les soutenir.
L’état de chaos perdura dans le pays jusqu’à ce que le Conseil d’État pour la paix et le développement (CEPD) rétablisse l’ordre le 18 septembre, mais la courte période d’intérim permit à la mandataire de la Révolution de couleur, Aung San Suu Kyi, d’atteindre le statut d’icône mondiale. Fille du dirigeant Aung San – de la période précédent l’indépendance – elle avait passé la plus grande partie de sa vie à l’étranger, vivant au Royaume-Uni avant de revenir en Birmanie. Elle était revenue au pays soigner sa vieille maman, juste au bon moment politique, et décida spontanément (si l’on en croit le récit des médias dominants occidentaux) de saisir l’instant et de devenir une icône anti-gouvernementale. Totalement inconnue jusqu’alors, le nom qu’elle avait hérité de son père lui permit très rapidement de résonner dans la mémoire patriotique que la plupart des Birmans continuaient de cultiver, puisque ce nom rappelait la période d’accès à l’indépendance de leur pays. Alors que la Birmanie brûlait sous leurs yeux, du fait de la Révolution de couleur qui s’y déchaînait, nombreux furent ceux qui ressentirent une attraction romantique envers Suu Kyi, uniquement du fait de son nom, qui les faisait rêver au destin qu’aurait pu connaître leur pays après la seconde guerre mondiale, si le héros Aung San n’avait pas été assassiné.
Ces émotions brutes, déclenchées à dessein à un moment d’effondrement national soigneusement préparé à l’avance, et sur fond de peurs manipulées, furent faciles à exploiter par Suu Kyi et ses soutiens de la Révolution de couleur, dans leurs tentatives de prendre le pouvoir ; mais le rétablissement surprise de l’ordre par le CEPD vint contrecarrer leurs projets. Un peu plus d’une semaine plus tard, le 27 septembre 1988, Suu Kyi y répondit en créant la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), pour « légitimer » institutionnellement ses projets de changement de régime, et pour constituer le vecteur qui la propulserait au pouvoir qu’elle avait jusqu’alors échoué à saisir. La même année, le CEPD changea le nom du pays : de Birmanie en Myanmar ; suivirent des élections en mai 1990. La NLD avait tiré parti des 20 mois écoulés et mené une campagne tambours battants pour sa cause « pro-démocratie », et malgré l’assignation à résidence de Suu Kyi depuis juillet 1989, ils réussirent à recueillir presque 60% des suffrages lors de cette élection. L’armée, comprenant qu’un gouvernement mené par la NLD constituerait avant tout un succès des USA et de leur Révolution de couleur – dans la lignée des exemples qui avaient précédé en Europe de l’Est – décida de reprendre le contrôle du pays, et refusa de reconnaître les résultats. Promesse fut faite par les dirigeants militaires de maintenir l’unité nationale jusqu’à ce que les conditions intérieures permettent un transfert politique.
L’assignation à résidence de Suu Kyi fut maintenue par l’armée, et se poursuivit quasiment sans interruption jusqu’à sa libération en 2010. Mais au lieu de la voir pour ce qu’elle était, à savoir l’étape nécessaire à la sauvegarde de la sécurité nationale, elle fut, sous l’influence étasunienne, interprétée et largement relayée par les grands médias internationaux, comme une « oppression politique », ce qui transforma la personne de Suu Kyi en une icône mondiale pour la « démocratie ». La décision politiquement influencée de lui attribuer le Prix Nobel de la Paix en 1991 apporta la garantie que son nom demeure connu du grand public partout sur la planète. Les années qui suivirent, jusqu’à sa libération, furent conséquemment marquées par une Révolution de couleur lente et de basse intensité, et d’une pression sans fin en faveur d’un changement de régime. Il est difficile, même rétrospectivement, de proposer une meilleure solution à la menace évidente que posait Suu Kyi sur la prise de contrôle de l’État par une puissance étrangère, par mandataire interposé : les autres options que les autorités militaires avaient sous la main n’étaient pas légions. Il n’aurait pu être question pour eux de la faire assassiner, du fait de l’immense respect qu’ont tous les habitants du Myanmar pour sa lignée (quels que soient par ailleurs leurs différends envers ses politiques et ses protecteurs).
Le facteur Chine
Les autorités militaires, peu après leur prise de pouvoir sur le pays, décidèrent rapidement d’établir un partenariat stratégique avec la Chine. Les relations entre les deux pays avaient longtemps été très tièdes, la Guerre sino-birmane de 1765 à 1769, qui avait débouché sur la préservation de l’indépendance birmane face aux avances de la Dynastie Qing, ayant laissé ses traces. Les interactions entre les deux pays avaient après cela été maigres, en raison notamment du fait que la Birmanie avait eu à se défendre face à l’empire britannique après cela, et avait fini par tomber sous le joug de Londres. La célèbre Route birmane fut empruntée pour ravitailler les forces anti-japonaises durant la Seconde guerre mondiale, mais les relations avec le voisin chinois du nord s’était rapidement étiolées dès lors que la République populaire de Chine avait commencé à soutenir le Parti communiste birman ; ces relations demeurèrent tendues jusqu’au changement de politique en la matière par la Chine dans les années 1980. Ce dernier revirement fut très favorable au Myanmar, son économie s’étant alors effondrée, et l’Union Soviétique s’étant révélée incapable de le soutenir efficacement. L’isolement international que subit le Myanmar après l’arrêt abrupt de la Révolution de couleur par le CEPD – qui fut par la suite renommé en Conseil d’État pour la restauration de la loi et de l’ordre, ou CERLO – amena le pays à rechercher des alliances en vue de s’approvisionner en armes, en fonds, et en soutien international : la Chine était plus que disposée à aider le Myanmar sur ces trois domaines.
Du point de vue chinois, le Myanmar dispose de larges ressources inexploitées, qui pourraient contribuer fortement au développement de la province chinoise voisine de Yunnan. En outre, la mise en place d’un partenariat stratégique avec le Myanmar stabiliserait sa frontière Sud, et préviendrait toute surprise (c’est en tous cas ce qui fut anticipé). La Chine identifia le Myanmar, à raison, comme le vecteur le plus fiable pour faciliter ses accès à l’Océan Indien en évitant Malacca, accordant par là une importance stratégique au pays aux yeux de Pékin. Diversifier la dépendance de la Chine envers le détroit de Malacca pour l’accès aux routes commerciales maritimes constitue l’un des objectifs stratégiques les plus importants pour les dirigeants chinois, et disposer d’un accès aux ressources physiques – y compris hydro-électriques – du Myanmar constitue la cerise sur le gâteau dans cet accord. Pour aller plus loin, la conclusion d’un partenariat stratégique supplémentaire le long des frontières indiennes va également valoriser la position chinoise vis-à-vis de New Delhi, et compléter avantageusement les relations déjà conclues avec le Pakistan, le Bangladesh, et pour un temps le Sri Lanka. La Chine, en devenant la première des grandes puissances à s’allier franchement avec le gouvernement militaire du Myanmar, espérait acquérir un ancrage inégalable dans l’économie du pays, qui viendrait également avec le temps y approfondir son influence. Le raisonnement tenu à Pékin était que, si une relation d’interdépendance complexe pouvait être établie entre les deux pays, la probabilité que le Myanmar se mette à considérer la relation avec la Chine comme absolument indispensable à ses propres intérêts monterait drastiquement : il devenait dès lors de moins en moins probable de voir le Myanmar s’affranchir de l’influence chinoise.
La couleur du sang
Le mécontentement fut croissant aux USA de voir les autorités militaires rester au pouvoir au Myanmar, et ce d’autant plus sur fond d’un soutien chinois tous azimuts, et également du fait que la Chine tirait des bénéfices géostratégiques très importants de ce partenariat bilatéral. Les USA firent donc ce qu’il font habituellement dans ce genre de situation : une opération clandestine asymétrique fut organisée en vue de renverser le gouvernement, cette fois-ci, plutôt que des manifestations étudiantes, en utilisant des moines bouddhistes comme mandataires. Il s’agissait d’une décision calculée, qui démontre le bon niveau d’information dont disposent les services de renseignement étasuniens quant au rôle critique que joue le bouddhisme dans le pays – il s’agit principalement du rôle traditionnel normatif que jouent les moines dans les communautés locales. Les USA, s’ils pouvaient fabriquer la perception manipulée que les pourvoyeurs de « jugement normatif » de la société du Myanmar se levaient contre le gouvernement, espéraient que les masses suivraient en se soulevant, dans une sorte de répétition de la déstabilisation à grande échelle du pays lors du « Soulèvement 8888 », pour renverser l’armée.
Le déclencheur ultime de ce qui allait être connu sous le nom de « Révolution de Safran » fut la décision subite du gouvernement de mettre fin aux aides à l’achat de carburant, juste après une visite des dirigeants du FMI et de la Banque Mondiale en aôut 2007. Les deux organisations avaient mis la pression sur le gouvernement pour qu’il « allège » sa main-mise sur l’économie, en revenant sur ses politiques de subventions voire en les annulant, et comme prévu, au moment où ces décisions furent prises, les résultats en furent catastrophiques pour le pays. Les prix du carburant explosèrent, ce qui fit monter par ricochet les prix des denrées alimentaires et d’autres biens dont l’acheminement dépend du transport routier. Très rapidement, le pays se retrouva pris dans une nouvelle crise socio-économique, qu’il fut facile pour les USA de « convertir » en crise économique. Les moines bouddhistes constituèrent l’avant-garde du mouvement anti-gouvernemental, les plus radicaux d’entre eux menant la charge pour attirer le grand public dans une véritable émeute.
Le système à base de moines-provocateurs fonctionna de manière très semblable, et en étroite coordination avec leurs homologues manifestants-provocateurs ; chacun des deux groupes s’efforçant de rallier le plus possible des leurs dans le mouvement en croissance. Vu le degré très élevé qu’a atteint la guerre de l’information au cours de ces événements, on devine que de très nombreux participants au mouvement n’ont pas pleinement compris le rôle de trahison qu’il ont joué en rejoignant les manifestations : ils n’avaient aucune idée des ambitions violentes de changement de régime que les éléments provocateurs avaient déjà prévues de poursuivre. Au niveau de l’information, l’organisation de « contestations » religieuses et profanes séparées, mais coordonnées, contribua à conférer aux organisateurs de nombreuses facettes pour couvrir et présenter les événements ; cela fabriqua également la perception selon laquelle les moines faisaient venir les gens dans les rues à leur suite en raison de leur influence religieuse sur la société – il fut très pratique d’oublier à ce moment là l’existence indépendante des acteurs profanes d’un changement de régime. Plus important, c’est la combinaison dans les rues de ces deux forces de Révolution de couleur, compatibles entre elles, qui leur fit acquérir le seuil critique de pouvoir : cela constitua une innovation tactique dans les méthodes de changement de régime : unifier sur commande plusieurs blocs anti-gouvernementaux organisés autonomes en un seul front. Cette tactique allait se voir ré-utilisée et perfectionnée au cours de l’EuroMaidan sept années plus tard.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
Traduit par Vincent, relu par Cat pour le Saker Francophone
Ping : Guerres Hybrides 7. Comment les USA pourraient semer le désordre au Myanmar – 1/4 | Réseau International