Guerres Hybrides 7. Comment les USA pourraient semer le désordre au Myanmar – 4/4


 

Par Andrew Korybko – Le 14 octobre 2016 – Source orientalreview.org

andrew-korybkoCet article constitue la quatrième partie d’une série de quatre. Commencez par lire les articles I, II et III.

Nous avons passé en revue l’ensemble des variables pertinentes à l’étude des Guerres hybrides, pour le Myanmar, et entrons à présent dans la section finale : il s’agit de prévoir les scénarios possibles que ce type de conflit pourrait adopter. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de rafraîchir la mémoire du lecteur en revenant sur les conditions sous lesquelles une Guerre hybride pourrait être déclenchée dans ce pays. Nous avons ouvert la présente étude en remarquant que le Myanmar est actuellement en cours de mutation rapide vers un gouvernement pro-occidental couplée à une désescalade de la guerre civile qu’il subit ; ces deux facteurs rendent le pays plus intéressant aux yeux de la coalition visant à contenir la Chine, et font du Myanmar un partenaire plus stable pour les projets d’infrastructure transnationale unipolaires menés par l’Inde et le Japon. Dans ce contexte, les USA n’ont pas de raison impérieuse à provoquer une Guerre hybride au Myanmar : tout se déroule à ce stade conformément à leurs intérêts stratégiques fondamentaux.

Pour autant, en matière géopolitique, il est courant que des événements imprévus se produisent, et on peut anticiper deux occurrences de ce type, qui rapprocheraient le pays des scénarios de Guerre hybride que nous exposerons ci-après : il s’agit d’une soudaine flambée des hostilités entre les factions engagées dans la guerre civile et/ou l’établissement de partenariats pragmatiques par Suu Kyi avec la Chine. La première de ces occurrences est auto-portée, la menace naturelle résidant dans la présence de tant de parties (semi-)indépendantes actives dans le conflit, ce qui rend le processus de paix particulièrement difficile à gérer – cela crée une situation intrinsèquement chaotique, qui permet l’éclosion de myriades de possibilités négatives. Aucun acteur – ni même aucune coalition stratégique d’acteurs – ne peut seul(e) assurer un contrôle complet de tous les éléments en jeu dans cette construction, et une probabilité que quelque chose « se passe mal » et mette à mal leurs projets reste avérée.

Suu Kyi elle-même constitue l’un des éléments qui pourrait agir de manière imprévisible. L’hospitalité dont la Chine a fait preuve à son égard l’an dernier [en 2015, NdT], démontre que Pékin a décidé d’investir sur sa personne : la Chine pourrait être en train de jouer sa propre partition d’« enrichissement personnel » pour rivaliser avec celle que mènent les USA. La Chine comprend en outre la portée de la menace stratégique que peut constituer la situation du Myanmar à son égard, et veut trouver un moyen de remettre à l’ordre du jour la Route de la soie du Myanmar, afin de revenir dans la compétition face à la voie rapide ASEAN et de protéger sa position privilégiée dans le pays. Si Suu Kyi fait le moindre pas dans cette direction et que les USA ne peuvent pas l’en dissuader diplomatiquement ou économiquement, il est à prédire que Washington prendra des mesures de Guerre hybride contre elle, sans doute en jouant ce même concept à l’envers.

Plus précisément, les USA exploiteraient sans doute les tensions de guerre non conventionnelle déjà existantes dans le pays, pour provoquer un conflit, ou une série de conflits, afin de saper la crédibilité de Suu Kyi comme « faiseuse de paix » et de la pousser à s’appuyer sur l’armée « détestée » qu’elle a tant décriée publiquement par le passé. Cela aurait pour effet immédiat d’abîmer sa réputation « pro-démocratie » et de l’« exposer » comme « une autre politicienne de plus, en démystifiant la « légende » populaire construite avec soin autour d’elle par le passé. Nombreux seraient ceux à en conclure (par eux-mêmes ou aiguillés par les médias occidentaux et les « ONG ») que malgré la révérence dont elle et sa famille fait l’objet au Myanmar, elle n’est au final qu’une dirigeante incompétente incapable de gérer convenablement son pays comme une « éminence grise ». Ce sentiment fabriqué serait alors réutilisable pour « légitimer » une tentative de Révolution de couleur contre elle et/ou contre le président en exercice sous ses augures ; de manière ironique, d’une façon assez ressemblante à la méthode employée par elle-même pour menacer l’armée il y a plus de vingt ans de cela.

Dans cette dernière partie, nous allons donc commencer par un examen de la multitude de scénarios de Guerre non-conventionnelle qui pourraient perturber le Myanmar de Suu Kyi, avant de poursuivre avec les scénarios de Guerre hybride. Le lecteur peut d’ores et déjà noter que chacun de ces événements pourra se présenter seul ou dans une séquence d’événements plus large, et ce que nous indiquerons n’est donc pas à considérer comme suivant un ordre quelconque. À présent que nous avons posé les conditions préalables à voir le Myanmar entrer dans un cycle fou de Guerre hybride (éruptions accidentelles de chaos et/ou volonté de s’en prendre à Suu Kyi si elle se tourne un peu trop vers la Chine), nous allons à présent explorer les chemins que ces événements pourraient prendre.

Retombées de la fédéralisation

Panglong 2.0 :

Il est à prédire qu’un ré-arrangement politique interne du Myanmar est imminent, qui pourra prendre une forme ou une autre, et on peut s’attendre à ce que ce processus ouvre la porte à de nombreux conflits multipartites, politiques et/ou physiques impliquant les parties prenantes. Les divergences qu’affichent les parties quant aux allocations territoriales et aux responsabilités administratives sont de nature à engendrer une flambée de violence au sein des rangs des groupes rebelles en compétition les uns avec les autre et/ou avec le gouvernement. Le lecteur devrait savoir que les rebelles ne présentent pas un front unifié, et se combattent souvent entre eux, malgré l’appartenance de nombre d’entre eux au Conseil fédéral des nationalités unies [United Nationalities Federal Council – UNFC, NdT]. En l’occurrence, le front « unifié » s’est tactiquement fragmenté au moment où certains de ses membres ont signé l’Accord de cessez-le-feu national : on peut se demander aujourd’hui si cette entité constitue plus un symbole rhétorique qu’un rassemblement politique et/ou militaire d’une utilité quelconque.

On peut également sans aucun doute s’attendre à voir les participants de Panglong 2.0 (nom donné par l’auteur au processus de réarrangement politique interne), entrer en désaccord quant à la nature des changements qui devront suivre, en particulier quant à déterminer si ces changements seront de nature symétrique (appliqués à toutes les parties sans distinction) ou asymétriques (appliqués au cas par cas selon l’acteur et les circonstances). Dans le premier cas, les choses sont claires, mais dans le second, il y a quelques points à détailler. Il est possible que les amendements constitutionnels ou que la nouvelle Constitution que Panglong 2.0 tâche d’établir débouchent sur un mélange d’autonomie et de fédéralisation, la force militaire de chaque région constituant la variable sous-jacente à son statut (par exemple, si une région est en position de rouvrir les hostilités ou simplement en mesure de prouver qu’elle peut le faire, au cas où tout ou partie de ses exigences ne seraient pas acceptées).

Dans le « Brassage » :

On pourrait voir mis en oeuvre au Myanmar un mélange complexe entre décentralisation et dévolution, qui verrait la création de trois catégories d’administration possibles, la plus puissante d’entre elle étant fédérale. Il semble probable à ce stade qu’une certaine forme de fédéralisation va bien être mise en oeuvre, ou à tout le moins une forme de fédéralisation telle que comprise par Suu Kyi et en ligne avec les objectifs du UNFC, mais la question reste bien entendu de savoir comment cette formule s’appliquera à telle ou telle entité. L’État Kayin pourrait par exemple devenir une entité fédérale en propre, cependant que l’État Kachin disposerait d’une préfecture largement autonome dans sa zone Est, sur laquelle l’Organisation de l’indépendance Kachin disposerait d’une souveraineté administrative. Une telle solution, malgré le fait qu’elle se verrait contestée par tous les moyens, représente la solution de compromis pacifique la plus réaliste à la « guerre du jade » et pourrait calmer les hostilités entre armée et rebelles s’il venait à être conclu.

Dans la région Sagaing, le territoire pourrait recevoir un statut fédéral ou devenir une partie d’une entité supra-territoriale incorporant toute ou partie des divisions de la majorité Bamar (nous allons y revenir sous peu), mais indépendamment de sa désignation finale, il y a une chance que les Nagas  conservent leur Zone d’auto-administration au sein de celle-ci. L’État Shan pourrait par exemple, en une fusion de toutes les catégories, devenir une entité au niveau fédéral comportant divers territoires autonomes et sous-autonomes, éventuellement représentés respectivement par les Was et les Pa’Os. Selon la viabilité politique de chacune des options possibles et selon la volonté des habitants locaux, le statut de territoire autonome ou sous-autonome pourrait également constituer la solution de désescalade aux tensions entre Bengalis « Rohingyas » et la majorité Bouddhiste dans l’État Rakhine ; malgré le fait que la simple proposition de cette voie pourrait également enflammer les organisations Bouddhistes nationalistes et provoquer involontairement une nouvelle vague de pogroms.

Chamailleries Bamar :

Le scénario de conflit entre les ethnies bamares, surtout sur le plan des désaccords qu’elles peuvent avoir entre elles quant aux réarrangements politiques internes pour les communautés régionales, constitue sans doute celui qui est le plus sous-estimé au Myanmar. Il importe assez peu ici que la re-division du pays soit symétrique ou asymétrique : le plus important est que ce processus de re-division soit formellement lancé (Panglong 2.0). Il ne fait aucun doute que la majorité ethnique bamare va vouloir conserver son rôle proéminent dans les affaires fédérales, en accordant quelques concessions quand ce sera nécessaire (si par exemple elle subit des pressions militaro-stratégiques), mais dans l’ensemble, elle tâchera de contrôler le processus de redistribution politique afin de maintenir son influence passée. On ne saurait présager à ce stade des points détaillés des réformes des procédures parlementaires ni de souveraineté économique qui pourront accompagner la dévolution de l’État du Myanmar, mais quoi qu’il en soit, les Bamars feront tout pour se maintenir en une position avantageuse dans le cadre cible ; ce qui ouvre la possibilité d’un différend intra-ethnique.

Le lecteur attentif se souvient que nous avons mentionné au tout début de la présente étude, l’existence de deux royaumes séparés mais importants sur le territoire actuellement occupé par le Myanmar, avant l’unification de 1541. L’Ava au Nord, et le Hanthawaddy au Sud, disposait chacun de leur capitale, respectivement Mandalay et Yangon. Quoique se ressemblant en matière civilisationnelle, et malgré le fait qu’ils aient fusionné dans un ensemble composite au stade présent de l’histoire, récemment des différences stratégiques ont peu à peu fait jour entre les deux ensembles, qui pourraient donner lieu à des chamailleries plus ou moins virulentes entre Bamars au moment où le pays rebattra les cartes des responsabilités politiques.

Le territoire peuplé de Bamars au Nord (« Ava ») devrait tirer de nombreux bénéfices du passage de la voie rapide indienne ASEAN, et on pourrait s’attendre à ce qu’il ait intérêt à garder pour lui les frais de transit que la Chine verse pour son couloir énergétique, dans les régions de Mandalay et de Magway. Cette dernière région, en outre, dispose également de nombre de gisements pétroliers et pourrait être tentée d’en garder les retombées pour elle-même. Quant au territoire Bamar du Sud (« Hanthawaddy »), il connaît un développement important des activités de service, et attire les investissements étrangers à Yangon ; il dispose également de la zone économique spéciale de Thilawa et d’un accès maritime à l’économie mondiale, et de vastes gisements pétroliers sous les eaux territoriales, autant de facteurs qui peuvent le rendre réticent à subventionner des sous-groupes ethno-régionaux ou même les Bamars du Nord.

Cette possible course à la sécurisation par les régions Bamar du Nord et du Sud de leurs intérêts économiques propres pourrait amener à une situation auto-générée ou provoquée (par les « ONG »/médias) de réémergence de deux identités ethniques Bamar historico-régionales séparées, entrant en compétition ou devenant des entités fédérales complémentaires. Si un tel scénario se concrétisait, Naypyidaw, la capitale du pays, se replierait sans doute sur son propre territoire fédéré et en viendrait sans doute à représenter au plan géopolitique une position du milieu entre les Bamars positionnés au coeur du pays et les minorités périphériques, mais également un point central de convergence entre les deux États fédéraux nommés ici Ava et Hanthawaddy.

(Intensification de) la Guerre civile de l’État Shan

Situation actuelle :

Ce scénario est, de fait, en cours, mais n’a pas atteint à ce stade l’ampleur suffisante pour constituer une menace de Guerre hybride imminente contre le pays. L’État Shan a toujours été marqué par une grande diversité d’identités et de communautés locales. Avec le Myanmar sur la voie d’une re-fédéralisation, il est très possible que certains de ces acteurs internes entrent en confrontation les uns contre les autres, pour régler leurs conflits latents en amont de la re-division territoriale portée par Panglong 2.0. Il ne s’agit pas à ce stade d’un conflit hobbesien, mais les conflits que l’on observe au sein de cet État pourraient fort bien le placer sur la trajectoire de le devenir. Les événements en cours sont les suivants : le Conseil de restauration de l’État Shan [Restoration Council of Shan State (RCSS), NdT], également connu comme Armée de l’État Shan, implanté au Sud, s’attaque à l’Armée de libération nationale Ta’ang [Ta’ang National Liberation Army (TNLA), NdT] au Nord. La situation stratégique se voit compliquée du fait que le RCSS est signataire de l’Accord de cessez-le-feu national, alors que la TNLA n’est en générale active que dans la zone auto-administrée par les Pa Laung définie par la Constitution.

L’intrigue s’épaissit :

La source qui fait l’objet d’un lien hypertexte ci-dessus signale que la TNLA accuse l’armée d’assister le RCSS ; si cela est avéré, cela signifie que les autorités utilisent leurs partenaires de l’Accord national de cessez-le-feu comme mandataires pour punir leurs homologues récalcitrants. Il n’est pas possible de vérifier ce manière indépendante la véracité de ces accusations, et la présente recherche va donc considérer les deux options en parallèle – à savoir que le RCSS travaille main dans la main avec l’armée, et qu’elle agit sur son initiative propre. Dans ce dernier cas, la probabilité d’un conflit hobbesien s’en verrait accrue, car cela signalerait que l’armée n’est pas en capacité de dissuader les signataires du cessez-le-feu d’agir. La situation de non-contrôle et de faiblesse induite par cette hypothèse pourrait encourager d’autres groupes rebelles à reprendre les actions militantes, chacun pour ses intérêts propres, et un délitage complet de l’Accord de cessez-le-feu national pourrait se voir acté de facto, le pays retournant à la case départ. Dans l’autre hypothèse, si l’armée a bel et bien ordonné au RCSS de s’attaquer à la TNLA et/ou le soutient implicitement dans cette campagne, la question qui se pose est de savoir jusqu’à quel point ils voudront punir les non-signataires du cessez-le-feu.

Guerre asymétrique transfrontalière :

Pour évaluer de la situation de l’État Shan, il fait sens de se poser la question suivante : le RCSS, s’il réussit son opération contre les rebelles récalcitrants (opération possiblement pilotée en sous-main par l’armée), pourrait-il être amené par la suite à s’attaquer également à l’Armée Unifiée de l’État Wa [United Wa State Army (UWSA), NdT] – considérée par certains observateurs comme « le plus grand et le mieux équipé » des groupes rebelles du pays – et/ou l’Armée de l’alliance nationale démocratique du MyanMar [Myanmar National Democratic Alliance Army (MNDAA), NdT], dans la région de Kokang ? Ces deux armées ont par le passé fait preuve d’une résistance forte, et chacune d’elle est positionnée dans les zones frontalières chinoises si importantes. Si l’on considère que les dernières flambées de violence observées entre l’armée et la MNDAA constituent une métrique pertinente de la situation, alors on peut penser qu’une répétition de ces événements et/ou des affrontements entre l’armée et l’UWSA pourrait engendrer une crise humanitaire qui dépasserait la frontière avec la Chine voisine. Le conflit Kokang de 2015, quoique limité dans le temps et dans l’espace, avait provoqué l’exode de 60.000 à 100.000 réfugiés vers la Chine ; la question se pose donc de savoir combien de nouveaux réfugiés pourraient être amenés à prendre le même chemin si des explosions de violence reprenaient dans cette partie de l’État Shan. Si les USA étaient impliqués dans la provocation d’une telle crise humanitaire, il pourrait s’agir de leur part d’une nouvelle instance d’utilisation d’« Armes de migrations massives », pour reprendre les termes de Kelly M. Greenhill : l’utilisation délibérée de flux migratoires transnationaux à des fins géopolitiques choisies. Dans ce contexte spécifique, l’objectif géopolitique pourrait être la déstabilisation de la province chinoise de Yunnan, en vue d’ouvrir une troisième guerre asymétrique contre Pékin, en complément des fronts déjà ouverts au Tibet et dans le Xinjiang (et Hong Kong peut être considérée comme un front de ce type également).

Des conséquences importantes :

La Chine, pour répondre à la guerre de cinquième génération dont elle subirait les attaques, pourrait n’avoir d’autre choix que de lancer une intervention humanitaire limitée, pour enrayer le flux de réfugiés et sécuriser sa frontière. Une telle intervention pourrait facilement basculer vers l’enlisement, et attirer l’Armée Populaire de Libération [c’est le nom de l’armée chinoise, NdT] plus profondément dans les affres de la guerre civile de l’État Shan. Une implication militaire chinoise au Myanmar, quelle qu’elle soit, engendrerait une rafale de condamnations internationales (occidentales) ainsi que des réprimandes sévères de la part des États membres de l’ASEAN, en particulier le Vietnam et les Philippines, en raison de leurs différends territoriaux avec la Chine. On peut anticiper qu’une telle séquence d’événements aurait pour la Chine des conséquences assez semblables à celles qui suivirent l’implication russe en Crimée : une accélération de la Nouvelle guerre froide au niveau régional. On verrait Pékin « s’isoler de ses voisins », « justifier » une montée des activités militaires étasuniennes à ses frontières. Et si la Chine n’intervenait pas dans une flambée de guerre civile ravageant l’État Shan, en laissant les conséquences humanitaires et en matière d’« Armes de migrations massives » se dérouler, une déstabilisation à encore plus grande échelle dans l’État du Myanmar ne peut pas être exclue. Une reprise des combats impliquant l’armée et/ou les rebelles (plus ou moins contrôlés par cette dernière, ou non), face aux groupes Wa et/ou Kokang, pendant ou durant Panglong 2.0, pourrait sans doute déclencher une réaction en chaîne, qui reléguerait aux oubliettes le cessez-le-feu précédemment signé (indépendamment de qui l’a signé ou non), et renvoyer le pays dans un chaos multilatéral.

Émeutes au Rakhine

Une cible alléchante :

Les possibilités sont élevées que l’État Rakhine sombre de nouveau dans une spirale d’émeutes à l’avenir, tant que les tensions identitaires entre la majorité bouddhiste rakhine et la minorité musulmane bengalie « Rohingya » restent sans solution. La situation démographique de cet État constitue le véhicule de prédilection que les USA pourraient exploiter pour déstabiliser le couloir énergétique Chine-Myanmar et les projets de route de la soie du Myanmar. L’État Rakhine est également très important aux yeux des USA et de leurs alliés, de par son positionnement le long des côtes, qui facilite leurs possibles interventions directes en fonction des événements qui pourraient survenir – ce type d’option est bien plus limité en ce qui concerne l’État Shan. Nous avons déjà discuté l’essentiel du scénario de guerre hybride dans cette partie du Myanmar dans une section précédente, mais il est intéressant de revisiter et de développer cette description pour comprendre les tenants et aboutissants de ce qui pourrait se produire.

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Les trois acteurs :

Si l’on fait abstraction des provocateurs étrangers

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Des “Rohingyas” Bengali musulmans

tels que les « ONG » et autres agents déstabilisateurs, trois agents peuvent contribuer à faire trébucher la stabilité de l’État Rakhine, et chacun d’entre eux présente un historique de prédisposition à la violence. Certes, on trouve des individus pacifiques et « neutres » dans chaque catégorie, mais dans le cadre de cette étude, seuls les éléments les plus prompts à alimenter le conflit seront décrits ici. Les « Rohingyas » bengalis musulmans, par exemple, ont par le passé lancé le jihad contre l’État, et certains d’entre eux sont fortement suspectés d’avoir maintenu leurs connections terroristes. Les liens transfrontaliers qu’ils conservent avec le Bangladesh les prédisposent également au type de sentiment islamiste extrêmiste qui a pris d’assaut le pays récemment et menace de le transformer en Bangla-Daesh.

 

Les Bouddhistes du Rakhine

De l’autre coté, les Bouddhistes du Rakhine comptent leur part de radicaux violents dans leurs rangs, comme l’ont démontré la Révolution de Safran de 2007 et les pogroms anti-« Rohingyas », deux événements qui ont mis à mal l’idée reçue très naïve selon laquelle tous les Bouddhistes seraient intrinsèquement pacifiques. En réalité, les Bouddhistes du Rakhine constituent peut-être les Bouddhistes les plus enclins à commettre de nouvelles actions violentes, par une combinaison entre les actions qu’ils ont déjà entreprises par le passé contre les « Rohingyas » et leur sentiment d’identité séparée du reste du Myanmar (se référant à l’héritage historique de Mrauk U).

L’armée

Le dernier des acteurs pouvant se faire aspirer dans une mêlée à trois à l’État  Rakhine est l’armée, seul participant étatique du lot, et présentant la puissance de feu et les capacités de contrôle de masse les plus développées. Elle a déjà fait montre de son efficacité en écrasant le « Soulèvement 8888 » de 1988 et la Révolution de Safran de 1987, mais présente également un historique assez fourni d’interventions non-décisives et insuffisantes à mettre fin au bain de sang dans l’État Rakhine. Une des théories là-dessus explique cette relative inaction par un parti-pris de l’armée en faveur du camp Rakhine bouddhiste, et une forme d’utilisation de ce dernier par l’armée aux fins de mener à bon compte des actions punitives contre les « Rohingyas » bengalis. Que cette théorie soit fondée ou non, les affrontements en question ont amenée l’ONU à déclarer ce groupe minoritaire comme « l’une des communautés les plus exclues, persécutées et vulnérables au monde », transformant ces gens en image d’Épinal de la victimisation et ouvrant la voie à de possibles « interventions humanitaires ».

Tous contre tous :

Deux sortes de scénarios pourraient se dérouler en cas d’un nouveau déchaînement de violence dans l’État Rakhine ; chacun d’eux impliquerait la participation des trois agents pré-cités :

Saignée communautaire

Il suffirait de quelques échanges de provocations, même les plus futiles, entre les deux communautés pour enflammer de nouveau l’État Rakhine et relancer la saignée communautaires des deux dernières années [2015 et 2016, NdT]. Que l’armée laisse la violence se poursuivre un peu, comme par le passé, ou qu’elle se décide à intervenir immédiatement pour y mettre fin, il ne fait aucun doute que les autorités centrales se verront tôt ou tard impliquées pour séparer physiquement les deux groupes.

Les facteurs les moins prévisibles résident dans l’échelle et l’intensité des affrontements entre communautés, et la possible préparation à l’avance de chaque groupe identitaire de ces affrontements, qui ont pu s’entraîner ou recevoir des équipements depuis le pays ou l’étranger (chose la plus probable dans tous les cas) : la déstabilisation pourrait prendre des échelles bien plus importantes qu’anticipé par l’armée et amener à une situation où cette dernière perdrait tout contrôle de l’État, ou se verrait forcée de recourir à des mesures lourdes pour rétablir l’ordre.

Chacune de ces possibilités déboucherait sur une averse d’attention internationale (occidentale) négative dans les médias, la première appelant à une « intervention humanitaire » et la seconde amenant sans doute à un nouveau train de sanctions contre les autorités. D’une certaine manière, l’armée se trouve prise dans un catch-22 stratégique : elle n’a aucune option de réponse à ces occurrences sans répercussion internationale (occidentale) négative. Cela joue le jeu cynique des USA : si ils veulent « piéger » Suu Kyi et préparer les publics au Myanmar et à l’international à accepter une Révolution de couleur contre son « éminence grise ».

Soulèvement anti-gouvernemental

Le second scénario pourrait voir les trois parties entrer en affrontement dans l’État Rakhine et les acteurs non-étatiques (les « Rohingyas » ou les Rakhines) commencer à s’agiter pour demander une représentation améliorée au sein du pays – il pourrait s’agir d’un statut de sous-autonomie pour les « Rohingyas »  bengalis ou d’autonomique/fédéré pour les Rakhines boudhistes. Selon le niveau d’agitation politique, les manifestations pourraient provoquer une contre-réaction de la part de l’autre groupe identitaire et/ou évoluer en soulèvement anti-gouvernemental. Dans le premier cas, on assisterait probablement à des affrontements sanglants inter-communautaires, comme décrit ci-avant ; dans le second cas, on pourrait passer à l’échelon supérieur et sauter directement à l’étape de répression militaire.

Que l’État intervienne par suite d’un éclatement de conflit inter-ethnique (lancé par une manifestation anti-gouvernementale, ou par un pogrom, peu importe) ou à un soulèvement anti-gouvernement, la réponse finale pourrait involontairement provoquer des attitudes négatives envers les autorités de la part d’un des groupes en conflit. Par exemple, les « Rohingyas » bengalis pourraient alléguer que l’État s’est montré trop violent à leur égard, ou aurait laissé à nouveau les Bouddhistes rakhines s’en prendre à eux impunément pendant un certain temps ; dans les deux cas, leur communauté se trouverait enhardie à s’en prendre publiquement au niveau mondial au gouvernement, et à mettre les autorités dans une position inconfortable dans les opinions internationales (occidentales).

D’un autre côté, les Rakhines boudhistes pourraient s’irriter de voir le gouvernement en faire trop peu en matière de répression (à supposer que les  « Rohingyas » bengalis soient à l’origine des provocations) ; ce dernier serait perçu comme vendu aux minorités pour s’attirer les bonnes grâces des « partenaires » internationaux (occidentaux). Les nationalistes pourraient s’en offusquer et certains d’entre eux pourraient retourner leurs attaques contre l’armée, à l’image de l’Armée Arakan ; exactement comme pour les « Rohingyas » bengalis, ils pourraient exploiter les médias internationaux (occidentaux) pour mettre le gouvernement dos au mur et faire monter les chances de voir leurs exigences prises en compte, en tout ou partie.

Le Dilemme

Les autorités se retrouveraient dès lors embourbées dans un dilemme majeur, non seulement de crainte que leurs parrains financiers de l’extérieur ne méditent une réaction militante, mais aussi parce qu’elles savent bien que leurs actions pourraient amener à des manifestations du public contre elles ailleurs dans le pays, et à un embryon de Révolution de couleur. En outre, souscrire aux demandes des manifestants créerait un précédent que les habitants des autres régions pourraient suivre pour obtenir leurs propres concessions ; dès lors qu’il suffirait de mettre sous pression le gouvernement face aux médias internationaux pour obtenir gain de cause. Si l’armée réagissait, elle perdrait sans doute certains de ses soutiens économiques internationaux les plus importants, dont elle dépend à présent, et la réimposition de sanctions qui en résulterait – ou la menace de telles sanctions – pourrait également constituer l’étincelle à la Révolution de couleur qu’elle veut éviter.

Le plus grand défi posé aux autorités est de déterminer si elle peuvent ou non répondre correctement aux tensions intercommunautaires et/ou à un soulèvement érigé contre elles dans l’État Rakhine, sans aggraver des relations centre-périphérie déjà difficiles. Il s’agit d’un équilibrage très délicat et hautement exposé à l’échec. Les visions des trois parties en présence, radicalement divergentes, semblent garantir que seule la plus puissante d’entre elles atteindra ses objectifs ; sur le papier, il s’agit de l’armée, mais l’essence de la Guerre hybride suggère que les « Rohingyas » bengalis ou les Rakhines boudhistes ont leurs avantages propres, qui pourraient faire pencher la balance en leur faveur. De fait, il semble que c’est le groupe apparemment le plus faible, les « Rohingyas » bengalis, qui dispose du plus important potentiel asymétrique, qui réside dans la possibilité réaliste que cette cause ethno-religieuse puisse être utilisée en justification d’une « intervention humanitaire » pour créer un « Rohingyaland », à l’image de la création du « Kosovo » en 1999.

Le « Kosovo » d’Asie du Sud :

Le même auteur avait déjà publié un article analysant en profondeur les scénarios possibles, du point de vue des USA et de leurs alliés, créant un « Rohingyaland » dans l’État Rakhine du Myanmar, en s’appuyant sur la « justification bien pratique » d’une « intervention humanitaire » pour faciliter leurs desseins géopolitiques. Nous recommandons au lecteur de s’attarder sur cet article, s’il est intéressé par les détails du pourquoi et du comment, et nous allons le résumer ci-dessous, comme il est pertinent à ce stade de le faire.

La période préparatoire « Rohingya »

Pour résumer le sujet, le cœur en réside dans la résurgence de violence autour des « Rohingyas » bengalis (qu’elle soit perpétrée par eux ou contre eux), et de l’usage qui peut en être fait pour lancer une invasion internationale multilatérale de l’État Rakhine pour y découper un « protectorat » semblable au « Kosovo ». Au niveau des médias internationaux (occidentaux), les manières de manipuler toute violence à venir ne manquent pas, aux fins de dépeindre les « Rohingyas »  bengalis musulmans comme des « agneaux » innocents, faisant face à un « génocide » perpétré par des Rakhines boudhistes incontrôlables (que cela soit réellement le cas, qu’il s’agisse d’une construction de perception, ou un mélange entre les deux). En outre, ils pourraient forcer le trait et dépeindre toute migration de masse pour motif économique dans la région comme « crise de réfugiés » pour « prouver » leurs affirmations, et préparer l’opinion publique mondiale à accepter leur version de l’histoire : c’est ce qui semble se produire avec la « crise des réfugiés Rohingyas » de l’été 2015, ainsi que celle qu’ils anticipent pouvoir se produire (sans doute sur commande) cette année [2016, NdT].

Dividendes d’occupation

Les raisons géopolitiques d’une telle invasion sautent aux yeux, et il est patent que les USA et leurs alliés adoreraient établir un contrôle direct sur le terminal maritime du couloir énergétique Chine-Myanmar, et sa possible extension future en Route de la soie du Myanmar. Occuper l’État Rakhine sous prétexte de « maintien de la paix » donnerait également à la coalition visant à contenir la Chine une influence permettant de contrôler le port en eau profonde de Sittwe que Pékin a pour projet de construire, en préemption de toute utilisation planifiée par la Chine de détourner ses flux commerciaux du noeud sensible que constitue le détroit de Malacca sur l’Océan indien. Cerise sur le gâteau, les USA pourraient alors trouver moyen de rendre le contrôle de la zone aux autorités de « maintien de la paix » ou à leurs mandataires locaux, qui pourraient dés lors accorder à la Navy étasunienne des installations navales de jure ou de facto. Dans ce cas, les USA disposeraient de leur toute première base navale en baie du Bengale, et pourraient exercer une dominance sans limite de temps sur la région, empêchant durablement la Chine d’y reprendre pied. Enfin, le dernier objectif géopolitique poursuivi par les USA lors d’une « intervention humanitaire » dans l’État Rakhine serait d’installer l’épée de Damoclès d’une « balkanisation » au dessus des autorités du Myanmar.

Chantage à la « balkanisation »

En mettant en oeuvre une « coalition de volontés » [Coalition of the willing, il s’agit du nom de la coalition ayant envahi et occupé l’Irak en 2003, NdT] internationale (sans doute composée de membres de la Coalition visant à contenir la Chine, avec au premier rang l’Inde, et pourquoi pas quelques États de l’ASEAN recevant des « réfugiés Rohingyas ») pour « intervenir de manière humaine » dans la résolution du conflit identitaire au Myanmar, Washington créerait un précédent et enverrait un message implicite à Naypyidaw : cette intervention pourrait se reproduire dans d’autres régions promptes à la violence, comme les États Kachin et Shan, bien entendu en fonction de ce que le gouvernement du Myanmar accorderait ou non aux « manifestants » et/ou aux « rebelles » (c’est-à-dire, les participants à la Guerre hybride). Comme on peut l’imaginer, la nature même de ce type de menace est de planer sans fin au dessus de l’élite militaire du Myanmar, qui comprend que ce scénario pourrait en théorie se déployer contre elle à tout moment. Il est donc possible que les USA évoquent du bout des lèvres cette possibilité à dessein, pour « serrer la vis » et mettre la pression immédiatement sur les décideurs du Myanmar ; le scénario d’émeutes au Rakhine constituerait à cet égard le moyen le plus simple de faire rentrer dans le rang les dirigeants du Myanmar.

De l’État Rakhine au « Rohingyaland »

Si un tel scénario se déployait en entier, on pourrait s’attendre à ce qu’en ressortent trois conséquences distinctes mais reliées entre elles, la « moins grave » d’entre elle étant l’occupation de toute ou partie de l’État Rakhine et/ou du « Rohingyaland », empêchant Naypyidaw d’y exercer sa souveraineté. Autre conséquence, que l’État Rakhine devienne « indépendant » du Myanmar d’une manière toute aussi biaisée que le « Kosovo » est devenu indépendant de la Serbie, avec une occupation par la « coalition de volontés » de l’ensemble du territoire ou uniquement du « Rohingyaland », qui accorderait à cette nouvelle colonie étasunienne un statut d’autonomie ou de sous-autonomie. Enfin, dernière conséquence prévisible d’une « intervention humanitaire » dirigée par les USA dans l’État Rakhine, la création d’un « Rohingyaland » indépendant dans les zones du pays majoritairement peuplées de « Rohingyas » bengalis. À l’image du « Kosovo », devenu une zone artificielle de colonisation albanaise et une extension de Tirana, le « Rohingyaland » pourrait devenir son pendant bengali au Myanmar, Washington brandissant la carotte d’une « réunification reconnue » entre ce « Rohingyaland » et le Bangladesh pour maintenir à l’envi Dacca sous son joug. Jouer la carte irrédentiste au « Rohingyaland » pourrait constituer pour les USA une manière efficace de maximiser leur influence sur l’élite politique bengalie ; et cet outil pourrait également resservir pour provoquer des bouffées nationalistes au Bangladesh, comme des pressions émises sur les dirigeants du pays « depuis sa base », (quoique pilotés depuis le haut).

Cauchemar Naga

Nous avons abordé plus haut le conflit transnational posé par les Nagas du Myanmar, et indiqué alors que nous y reviendrions. Rappelons que les Nagas constituent une minorité ethnique sous-étatique transnationale, établie à cheval sur la frontière entre l’Inde et le Myanmar ; certains de ses membres s’opposent à New Delhi depuis leur intégration à l’Inde en 1947. L’état relativement anarchique de certaines zones frontalières du Myanmar a joué directement en faveur d’un groupe originaire d’Inde, le Conseil national socialiste du Nagaland (Khaplang) (NSCN-K), qui a capitalisé sur la situation de guerre civile calamiteuse au Myanmar et s’est implanté solidement au sein de la communauté locale Naga dans la région du Nord de Sagaing. De là, ils ont comploté des attaques contre l’Inde et ont réussi à l’entraîner dans une attaque transfrontalière très médiatisée. Le scénario de Guerre hybride que nous allons examiner s’appuie sur les possibilités de déstabilisation transnationales du NSCN-K et montre comment ces événements pourraient déboucher sur une invasion indienne.

Menaces transfrontalières :

Le NSCN-K a provoqué un incident qui a fait grand bruit au niveau mondial, en lançant une attaque terroriste dans l’État indien de Manipur en juin 2015 ; cette attaque avait donné lieu à des rétorsions sous forme d’une opération punitive menée par l’armée indienne. Malgré le haut degré de publicité qui avait entouré l’événement et les nombreux commentaires dont il avait fait l’objet dans la presse nationale, le raid indien ne fut guère efficace quant à s’en prendre concrètement à l’efficacité du NSCN-K, et constitua principalement une réponse symbolique, à destination principale des habitants de l’Inde : on tâchait là de leur montrer que le gouvernement répondait bien à l’attaque la plus importante  menée contre lui au cours des 20 dernières années. Cette réponse visait également sans aucun doute à se montrer également dissuasive, mais New Delhi, de toute évidence, n’a pas voulu mettre toute sa force dans la réponse qu’elle a lancée, afin de préserver son voisin du Myanmar, dont elle a fortement besoin pour édifier et maintenir dans le temps la voie rapide de l’ASEAN. En outre, l’Inde a possiblement également évité d’entrer dans une insurrection transfrontalière, sur un terrain de jungle, dont elle aurait pu avoir bien du mal à se dépêtrer par la suite : le pays a préféré envoyer un message fort au NSCN-K, tout en établissant des mesures de défense plus fortes au niveau de sa frontière avec le Myanmar, afin de mieux gérer les tentatives d’infiltration à venir vers son territoire.

Séparatisme parapluie :

L’une des raisons pour lesquelles l’establishment indien a très peur du NSCN-K réside dans le fait que ce dernier opère comme dirigeant d’une organisation parapluie de groupes séparatistes au Nord-Est, appelée Front de libération national unifié de l’Asie du Sud-Est occidentale [United National Liberation Front of Western South East Asia (UNLFW), NdT]. L’auteur a examiné les tenants et aboutissants de ce groupe dans un article publié à l’été 2016, en passant en revue leurs capacités, et concluant que ces groupes constituent une menace très conséquente quant à l’intégrité territoriale du Nord-Est de l’Inde, mais uniquement si les membres disparates qui la composent réussissent la tâche tactiquement difficile de rester unifiés sous une seule bannière. Pour l’instant, ils n’y sont pas parvenus, malgré une idéologie conceptuellement compatible et un modèle structurel proche de celui de Daesh. On pourrait rétrospectivement imputer leurs lacunes à quelques raisons, la principale d’entre elles étant le faible niveau de confiance des groupes identitaires du Nord-Est indien les uns pour les autres, qui grève leur capacité de coopération rebelle, condition absolument nécessaire à la poursuite des visions séparatistes qu’ils partagent. Un second facteur, plus mineur, réside en ce que la population régionale croit réellement en la politique de Modi « Agir pour l’Est » et estime que la voie rapide de l’ASEAN recentrera les priorités de New Delhi vers le Nord-Est du pays, qui ouvrira la porte à une période de prospérité économique, qui la sortirait de la pauvreté.

L’UNLFW n’a pas à ce stade concrétisé tout son potentiel de menace, mais il pourrait le faire à l’avenir. La voie rapide ASEAN indienne a pris le rôle de pierre d’achoppement de la politique étrangère régionale du pays, et est devenue son premier instrument dans sa politique de « contenir la Chine » dans la zone terrestre ASEAN ; cette voie rapide pourrait être mise en risque si une insurrection menée par le NSCN-K éclatait dans la région. Les Nagas étant les seuls de l’éventail séparatiste à disposer d’ethnies transfrontalières en nombre, l’épisode possible qui est exposé ci-après va centrer son analyse sur leur rôle dans ce conflit possible – le lecteur pourra se reporter aux éléments cités dans le paragraphe ci-avant pour construire une vision plus étendue du rôle des autres nationalités dans la région. Mais avant de nous lancer dans cette partie de l’étude, nous nous devons d’évoquer l’avenir politique de la zone Naga auto-administrée au Myanmar.

L’avenir politique des Nagas du Myanmar :

Le précédent établi par l’Inde avec sa contre-attaque transfrontalière contre le NSCN-K indique que New Delhi se montre de plus en plus sérieuse dans ses préoccupations à répliquer aux attaques de ce groupe sur son sol, et que ces réactions répondent à un contexte politique intérieur ou déploient une réponse militaire tangible. Au fur et à mesure que le Myanmar se dirigera vers un modèle d’autonomie et/ou de fédéralisation pour mettre fin à sa guerre civile, des questions ne vont pas manquer de se poser quant au statut de la zone Naga auto-administrée. Pour ancré que soit ce statut dans la constitution de 2008, il est à prévoir que les changements qui s’annoncent dans l’organisation interne du pays (par exemple, autonomies et/ou fédéralisation) vont exiger à tout le moins une suite d’amendements constitutionnels modifiant drastiquement la nature de l’État, voire une réécriture complète de ce texte fondateur.

Dans chacun des deux cas, la clause accordant aux Nagas leur zone auto-administrée est susceptible d’être révisée. Parmi les scénarios possibles, deux d’entre eux se distinguent : Naypyidaw conclurait un accord secret avec New Delhi, convenant de l’abolition des privilèges accordés à ce territoire au moment le plus propice sur le plan légal ; ou bien les Nagas du Myanmar et leurs dirigeants du NSCN-K s’agiteraient pour faire gagner en pouvoir leur représentation sous-nationale dans l’État en réorganisation. La première occurrence jouerait évidemment en défaveur des intérêts « Nagalims » du NSCN-K, alors que la seconde, si elle était déroulée à un moment clé et déroulée avec une précision professionnelle par des éléments habituels de Guerre hybride (manifestants et/ou insurgés), pourrait leur faire garder leur statut sous-autonome ou même leur faire gagner un statut d’autonomie propre. Il est également possible que la situation n’évolue pas, et que la rédaction d’amendements constitutionnels voire de la constitution dans son ensemble laisse le statut des Nagas inchangé.

L’étincelle qui met le feu aux poudres :

Le sujet des « droits des Nagas » constitue un problème explosif, tant pour Naypyidaw que pour New Delhi, de par sa nature transfrontalière et le potentiel de conflit international qu’il recèle ; aucune des deux capitales ne souhaite provoquer les groupes séparatistes, mais elle ne désirent pas non plus payer le prix de nouvelles concessions pour les apaiser. Le scénario idéal serait qu’aucune nouvelle dynamique ne se mette en place, mais il est incertain de savoir si les deux pays ne vont pas finir par s’allier contre le NSCN-K au Myanmar Nord et/ou si ce groupe et ses soutiens ne vont pas y fomenter quelque désordre politico-militaires. Si cela devait arriver, que l’on assiste à un assaut militaire de la part des Nagas, ou de la part de leurs ennemis étatiques, ou qu’un mouvement endémique pro-Naga (pourquoi pas provoqué depuis l’extérieur) lance des provocations, dans tous les cas l’explosion de la poudrière de Guerre hybride prendra sans doute des formes très proches sur le terrain.

Il est à prévoir que le NSCN-K répondra à toute attaque le visant ; il  bénéficierait cependant d’une position plus forte si il était à la source des premières attaques. S’il devait lancer des attaques, ce serait sans doute contre l’armée indienne, plutôt que contre celle du Myanmar. Indépendamment de qui frapperait en premier, le groupe ethnique militant aurait intérêt à exploiter la nature transfrontalière du conflit, en provoquant une crise entre les deux pays, avec comme objectif de créer pour ses adversaires une situation difficile à long terme, qu’il serait prêt à payer par les pertes qu’il en subira à court terme. Le groupe peut également ne pas avoir planifié cela, que ce soit comme tactique offensive ou « défensive », mais pourrait tout de même se retrouver à l’appliquer par désespoir, s’il sent que sa propre extinction est proche. Ces actions pourraient se concrétiser par des attaques contre l’Inde, ou au travers de l’usage d’« Armes de migration massives » (planifiées à l’avance ou non), comme décrit par Kelly M. Greenhill dans son livre dédié à ce sujet.

Intervention de l’Inde :

Il est très probable que l’Inde s’impliquerait directement dans l’hypothèse d’un conflit dans ou pour la zone auto-administrée Naga du Myanmar, et cette implication pourrait être préparée à l’avance, ou provoquée à l’impromptu par les événements. On ne peut pas déterminer comment une intervention indienne au Myanmar Nord se déroulerait, ou si elle serait considérée par les « partenaires » occidentaux de New Delhi comme agressive ou défensive. Mais on peut prévoir avec une certaine précision quels intérêts stratégiques l’Inde s’emploierait à protéger dans une telle occurrence ; nous les listons ici sans ordre d’importance :

Sécuriser la voie rapide ASEAN

Ce projet d’infrastructure transnational fonctionnera comme cordon ombilical entre l’Inde et les pays non insulaires de l’ASEAN, et ce projet occupe donc la première place dans les préoccupations stratégiques de New Delhi. Une flambée de combats qui suspendrait le transit sur cette route, de manière temporaire ou permanente, ou qui menacerait de le faire, ne serait pas tolérable pour l’Inde. Si le Myanmar se révélait incapable ou indécis pour résoudre ou contenir la menace ainsi causée par les Nagas sur ce projet si cher à l’Inde, on pourrait s’attendre à voir l’Inde intervenir d’une manière ou d’une autre pour protéger les zones de cet investissement les plus proches de ses frontières.

Écraser l’UNLFW

L’Inde considère l’UNLFW comme un groupe chapeau de terroristes séparatistes, et veut voir cette organisation démantelée à 100% avant qu’elle n’atteigne son potentiel de dégâts. New Delhi considère également, mais sans en faire grand bruit, que la Zone Naga auto-administrée fonctionne comme un lieu de refuge terroriste, et a donc intérêt à voir changer cette situation avant qu’il ne soit trop tard. Si elle se débarrassait de l’UNLFW, l’Inde pourrait reprendre sa politique de long terme de division des séparatistes, afin d’empêcher leur reconsolidation.

Contrôler le « Nagalim »

New Delhi vise à maintenir le statu quo au Nord-Est, et à empêcher une expansion incontrôlée du « Nagalim ». Il semble peu probable que le gouvernement laisse l’État Nagaland étendre formellement sa zone sur les territoires voisins habités par des Nagas (il s’agit du scénario le plus « doux »  élaboré par les irrédentistes) ; et à supposer qu’elle le laisse faire, ce sera selon les termes de New Delhi, pas ceux du NSCN-K. Les complexités ethno-territoriales du problème Naga sont telles que le sujet est incroyablement difficile à gérer pour l’Inde, mais faire sortir de l’équation l’organisation révisionniste la plus dangereuse du moment pourrait grandement aider les autorités à stabiliser la situation.

Conséquences du conflit :

Un dilemme de sécurité

Une explosion de nationalisme Naga au Nord de la région Sagaing et une possible intervention indienne dans la même région produiraient des conséquences qui se répercuteraient sur l’ensemble de l’Asie, et provoqueraient presque certainement une contre-réaction négative de la part de la Chine. Pékin ne répondrait sans doute pas à un conflit militaire Naga, mais se trouverait face à un dilemme de sécurité urgent si New Delhi s’y impliquait directement, ce qui pourrait l’inciter à intervenir directement à son tour au Myanmar. La Chine n’est pas concernée par les Nagas en particulier, mais si l’Inde lançait en toute confiance une opération militaire internationale aussi près de ses frontières, et dans un pays situé géo-stratégiquement au cœur des intérêts chinois, les nerfs des décideurs chinois pourraient se voir mis à rude épreuve. La Chine interpréterait très probablement cet événement comme un mouvement de pouvoir important, mené par son rival sur le continent, et visant à mettre à mal l’influence de Pékin dans la région ; elle pourrait donc se sentir contrainte de répondre de manière symétrique, en utilisant des prétextes du même ordre, dans l’État Shan, pour y reprendre une forme de contrôle et possiblement jeter les bases de la construction d’un État tampon.

« Intervention humanitaire » de Pékin

La Chine est déjà consciente de sa perte d’influence, chaque jour qui passe voyant son poids diminuer sur une zone qui constitua par le passé l’un de ses alliés les plus solides, et une intervention militaire indienne sur la zone (qu’elle soit lancée unilatéralement ou en conjointement avec Naypyidaw) viendrait irrémédiablement affaiblir encore sa position, en déséquilibrant totalement la balance actuellement en place entre les deux grandes puissances rivales. La Chine pourrait donc, de crainte que le pire ne reste à venir et que le pays tout entier ne bascule du côté de la Coalition visant à contenir la Chine – ou ne sombre rapidement en une Fédération d’États identitaires à base de chacun pour soi – lancer sa propre intervention dans l’État Shan afin d’essayer de maintenir son influence et de préserver sa périphérie Sud. La Chine, contrairement à l’Inde, pourrait prétexter une « intervention humanitaire » pour justifier ce choix, peut-être au nom d’une aide aux Was et aux Kokangs, d’ethnies chinoises. Si une telle séquence d’événements devait se produire, la Chine pourrait n’intervenir qu’a minima, dans ces enclaves sous-étatiques ethniques, ou décider plus largement (et en prenant un risque plus élevé) dans l’ensemble de l’État Shan, en fonction de la portée de l’intervention indienne dans la régions Sagaing, et selon l’analyse coûts-bénéfices que l’armée chinoise aura faite du conflit.

Bousculade fédéraliste

Pour en revenir à l’un des sujets qui revient en ce moment au Myanmar, il apparaît inévitable que le pays ne se fracture en unités identitaires fédéralisées, ce qui pourrait créer une opportunité pour les USA, l’Inde et/ou le Japon de positionner leurs influences soft et hard jusque l’État Shan, et jusqu’à la frontière chinoise. La Chine, en lançant une intervention militaire sur cette zone proche de ses frontières – déclenchée par une campagne indienne anti-Naga dans la région Sagaing, pourrait bloquer les forces unipolaires avant ces positionnements, et s’assurer qu’elles ne constitueraient pas une menace aussi importante que si Pékin restait les bras ballants au cours du processus de fédéralisation. En théorie, ce scénario ne constituerait pas forcément un problème, et il pourrait ressortir qu’il jouerait selon les intérêts des deux grandes puissances (aux dépends de la souveraineté du Myanmar). Le principal problème qui pourrait en sortir serait que l’Inde interprète ce mouvement chinois non pas comme une réaction défensive symétrique à sa propre implication militaire au Myanmar, mais comme un coup agressif : dans de telles conditions, le dilemme de sécurité entre les deux puissances nucléaires prenant alors des étendues dangereuses par suite de leurs implications respectives sur le champ de bataille du Myanmar.

La « course pour Mandalay » et un nouveau conflit Kachin

Il est difficile de prévoir ce qui pourrait suivre en détail, mais une possibilité raisonnable est une « course pour Mandalay ». Projeter des forces armées et des flux logistiques vers la seconde ville du Myanmar constituerait, pour chacune d’entre elles, un défi logistique important, et ce d’autant plus que l’armée du Myanmar ainsi que la population locale s’opposeraient sans doute à chaque pas d’une aventure déjà périlleuse. Mais il suffirait, tant pour New Delhi que pour Pékin, de recevoir ce qui serait interprété comme un signal dans cette direction (même involontaire) pour déclencher une « course aux places fortes » dans le Myanmar du nord. Si l’État entame un processus d’effondrement au milieu d’un tel chaos et/ou d’un soulèvement coordonné d’autres groupes ethno-régionaux périphériques pendant une telle période, l’armée pourrait se ranger tacitement aux côtés de l’une ou l’autre des forces d’invasion, par auto-préservation et en vue de protéger ses intérêts dans l’environnement post-conflit. Moins dramatique et sans doute bien plus probable en cas d’une intervention indienne et chinoise contre la zone Naga auto-administrée, et respectivement en soutien des peuples Wa et/ou Kokang, New Delhi et Pékin pourraient se mettre à manoeuvrer l’une contre l’autre, pour s’accorder l’influence sur le pivot géopolitique que constitue l’État Kachin, situé entre elles, ce qui amènerait sans doute à une résurgence d’hostilités dans la zone, dans le cadre d’un conflit par procuration entre les deux grandes puissances.

Conflit de civilisations

Le Myanmar subit le risque de constituer la victime d’un « conflit de civilisations » fabriqué de toutes pièces, entre ses trois religions principales, les dirigeants extrémistes de chacune d’entre elles pouvant appeler leurs coreligionaires à la violence contre leurs compatriotes d’autres confessions. Pour résumer, les trois principales religions du Myanmar sont le Bouddhisme, le Christianisme, et l’Islam, et ont peut les catégoriser à grosse maille comme suit :

Le lien ethno-régional avec la religion :

Bouddhisme

La plus ancienne religion au Myanmar ; ses adeptes sont répartis partout dans le pays, et présents dans chaque région. Comme pour toute foi, l’immense majorité de ses adeptes est modérée et respectueuse des autres, mais on a malheureusement observé une montée du sentiment extrémiste dans cette classe démographique au cours de la dernière décennie. Ashin Wirathu, se décrivant lui-même comme le « Ben Laden bouddhiste », fut l’un des moines bouddhistes les plus hyper-nationalistes, ayant soutenu le programme anti-« Rohingya » de 2012 dans l’État Rakhine. L’événement inspira d’autres individus partageant cette mentalité dans le reste du pays à s’unir pour former l’Association patriotique du Myanmar également connue sous le nom de Ma Ba Tha, un parti nationaliste bouddhiste actuellement sous vive tensions avec Suu Kyi et son projet probable d’amender la constitution. Rétrospectivement, on peut rapporter les origines de ce mouvement à la Révolution de Safran de 2007, au cours de laquelle des moines bouddhistes hyper-nationalistes avaient constitué l’avant-garde d’une Révolution de couleur ratée à Yangon.

Christianisme

Le chrétiens constituent une minorité faible mais significative géographiquement, concentrée principalement dans les régions périphériques du pays. Ils sont fortement représentés parmi les Chins, les Nagas, les Kachins, et certains Karens, et ils doivent leur foi aux pratiques prosélytistes des missions étasuniennes des deux derniers siècles. Dans l’ensemble, cette (ces) communauté(s) n’a jamais constitué un facteur important de déstabilisation au Myanmar, même si elle(s) contribue(nt) évidemment à renforcer un sentiment de séparatisme que ressentent certains groupes ethno-régionaux à l’égard des Bamars bouddhistes positionnés au centre du pays. Dans le cas particulier des Karens, on a notablement vu l’Armée bouddhiste démocratique karenne entrer en dissidence de l’Union nationale karenne, de majorité chrétienne, en 1994, mais ce point mis à part, la foi chrétienne ne constitue habituellement pas un facteur marquant dans les développement en lien avec la guerre civile dans le pays.

À présent que le conflit commence à se subdiviser, et que toutes les parties semblent positionnées pour lancer Panglong 2.0 dans un avenir proche, la menace de milices commence à émerger dans l’État Kachin, et met sous pression la stabilité régionale. Le Pat Jasan, un groupe chrétien évangéliste établi en 2014, a lancé récemment une campagne anti-opium qui l’a mis en porte-à-faux avec certaines milices locales pratiquant le commerce de drogue. Une attaque fin février [2016, NdT] avait blessé plusieurs dizaines de ses membres, alors qu’ils défrichaient un champ de pavot aux environ de la capitale régionale, entraînant ce groupe sous les projecteurs nationaux et internationaux, et leur amenant une couverture bienveillante de la part de Radio Free Asia, une plateforme d’information financée par le gouvernement des USA. Si l’on anticipe les mois à venir, il semble probable que les USA continueront de soutenir le groupe Pat Jasan, et de les encourager à poursuivre ses activités, non pas parce que Washington s’engagerait contre la culture de l’opium, mais de par le fait que toute autre provocation en lien avec le groupe pourrait constituer une opportunité intéressante pour les USA de s’ingérer dans les affaires de cette région frontalière riche en matières premières.

Islam

Troisième parmi les principales religions du Myanmar ; les musulmans constituent une très faible minorité au sein de la population, et ne sont réellement représentés que parmi les « Rohingyas » bengalis de l’État Rakhine. Nous avons évoqué ci-avant les particularités de la situation de ce groupe, soulignant les différences d’identité entre cette minorité et la majorité Rakhine bouddhiste. L’auteur rappelle qu’il ne soutient lui-même aucune partie ; l’idée de souligner les séparations entre ces deux groupes est d’illustrer la facilité avec laquelle des acteurs provocateurs (qu’ils soient internes et/ou externes) peuvent fabriquer un scénario de « conflit de civilisations » entre eux. Le lecteur ferait bien de garder à l’esprit que les « Rohingyas » bengalis présentent un historique de soulèvement moudjahidin et de terrorisme radicalisé, et qu’Al Qaeda, Daesh, et jusque Al Shabaab en Somalie recrutent activement au sein de cette classe démographique. Le lien que l’on pourrait faire entre certains « Rohingyas » bengalis extrémistes et les organisations terroristes transnationales les plus connues du monde constitue sans aucun doute motif à des préoccupations à l’échelle mondiale, et peut contribuer de manière très réaliste au mélange déjà très inflammable d’éléments d’un « conflit de civilisations » au Myanmar.

Champs de batailles civilisationnels :

La position de l’auteur est que tout « conflit de civilisations » constituerait une manière artificielle de défendre des objectifs locaux, régionaux et/ou internationaux, et que la composition civilisationnelle panachée du Myanmar n’est pas en soi dangereuse. Cela étant dit, les USA ne sont évidemment pas sans connaître la configuration religieuse du pays, et peuvent manipuler les tensions identitaires de leur choix pour faire pression sur Naypyidaw, exercice pour lequel ils ont déjà brillamment démontré leur niveau de compétence en soutenant l’agression bouddhiste hyper-nationaliste de 2007 contre le gouvernement, ainsi que les « Rohingyas » depuis 2012. C’est pour ces raisons qu’il est pertinent d’explorer l’ensemble des scénarios de « conflit de civilisations » que les USA pourraient un jour ou l’autre construire, et d’expliciter les intérêts sous-jacents qui pourraient les amener à ce faire.

Musulmans contre bouddhistes

On a déjà discuté ce scénario en profondeur dans la partie traitant des « Rohingyas » bengalis, et comme souligné ci-avant par l’auteur, les différences d’identités sont très fortes dans cette région, et se prêtent aisément à tout type de manipulation malveillante. Outre les raisons géopolitiques que nous avons déjà discutées, les USA pourraient également trouver intérêt à déclencher un conflit entre les États du Myanmar et du Bangladesh, le premier soutenant la majorité bouddhiste Rakhine, et le second intervenant en assistance à la minorité bengalie des « Rohingyas ». Pour élargir le champ d’un tel scénario, la Chine et l’Inde pourraient rapidement se voir impliquées dans un tel conflit, selon l’influence et les intérêts de chacune des grandes puissances au moment de l’événement.

Très probablement, la Chine mettrait son poids derrière le Myanmar, en raison de ses intérêts stratégiques à Kyaukpyu et du couloir énergétique Chine-Myanmar qui traverse l’État Rakhine (couloir qui pourrait un jour muter vers une Route de la soie du Myanmar, si une ligne de chemin de fer se voit jamais construite sur son parcours). L’Inde également pourrait soutenir le Myanmar dans une telle occurrence, par pur pragmatisme, ou, si les spécialistes du ministre des affaires étrangères indiennes devaient se montrer aussi lourdaux dans une telle occurrence qu’ils l’ont fait à l’occasion de la violence au Népal à l’automne 2016, ils pourraient sacrifier leurs intérêts géopolitiques fondamentaux au Myanmar afin de s’allier au Bangladesh. Pour étrange qu’une telle prévision puisse paraître, elle ne serait en fait pas si improbable qu’il y paraît. L’Inde, récemment, a revu ses relations avec le Bangladesh, et l’on semble se diriger vers une « renaissance » de leurs relations bilatérales, principalement en raison de la dépendance de l’Inde sur son voisin oriental pour simplifier ses accès à ses propres provinces du Nord-Est, par le goulet de Siliguri.

La politique d’« Agir pour l’Est » de New Delhi, ainsi que les ambitions de la voie rapide ASEAN, se verraient annihilées si elle échouait à reprendre le contrôle des « Sept Sœurs », et Dhaka est parfaitement consciente de cette vulnérabilité stratégique fondamentale propre à son voisin géant. En parallèle, elle comprend également le rôle disproportionné qu’elle viendra à jouer, en soutien au renforcement de l’Inde dans cette région, et pourrait donc exploiter cet avantage en faisant pencher New Delhi de son côté en cas d’hostilités avec le Myanmar. Cela pourrait compliquer les relations du Bangladesh avec la Chine, mais Dhaka s’emploie déjà à jouer les équilibristes entre Pékin et New Delhi en vue d’en tirer un maximum d’avantages économiques, et il n’est donc pas improbable que ses dirigeants calculent (à tort ou à raison) que leur gain maximal passe par un marchandage du soutien indien dans un tel scénario. Cela s’inscrirait également, au demeurant, dans la lignée d’un rapprochement sans précédent vers le grand voisin de l’Ouest, mais si l’on va jusqu’au stade de parler d’un chantage contre l’Inde via le couloir du Bangladesh pour l’accès à ses propres régions, de telles actions pourraient engendrer l’effet inverse et porter à des conséquences très négatives en matières diplomatiques et économiques.

Dans l’ensemble, la percée d’un conflit musulman-bouddhiste « Rohingya »-Rakhine au Myanmar constitue possiblement l’étincelle d’un conflit plus important entre le Bangladesh et le Myanmar, conflit qui pourrait amener la Chine et l’Inde à prendre parti, et constituer une escalade dans la compétition de Nouvelle guerre froide mutuelle entre elles, par mandataires interposés. En outre, des pays musulmans extra-régionaux pourraient également s’inviter dans le conflit, comme l’Arabie Saoudite, le Qatar et/ou la Turquie, afin de soutenir leurs coreligionnaires et apporter leur infrastructure terroriste soutenue par l’État en Asie du Sud et aux portes sud de la Chine.

Musulmans contre chrétiens

Quoique ce concept constitue le maître mot habituel du « conflit de civilisations », il est peu probable d’éclore au Myanmar. La seule possibilité d’une telle occurrence serait que les « Rohingyas » bengalis entrent dans un conflit pour une raison ou une autre avec leurs voisins chrétiens Chins, mais aucun d’entre eux ne présentent de différends territoriaux les uns envers les autres, si bien que la probabilité paraît faible. La frontière qui les sépare est également très montagneuse, et il serait très compliqué pour les « Rohingyas » bengalis d’y établir et maintenir des revendications. En outre, même à imaginer que des combattants « Rohingyas » bengalis essaient d’exploiter ce facteur géographique pour élargir une possible insurrection anti-gouvernementale, il ne faudrait pas s’attendre à ce que leur conflit avec les Chins dépasse le caractère territorial et entre en zone religieuse-civilisationnelle.

Dans tous les cas, dans l’hypothèse où les « Rohingyas » bengalis et les chrétiens Chins en venaient à l’affrontement, pour quelque raison que ce soit, la situation déjà intriquée de guerre civile du Myanmar s’en verrait compliquée d’autant plus, et cela pourrait également constituer un critère d’engagement indirect supplémentaire pour l’Inde. EN supposant que l’armée n’ait pas la volonté ou les moyens d’assurer la loi et l’ordre dans cette zone frontalière lointaine Rakhine-Chin, on pourrait voir les Chins aller chercher une assistance matérielle et logistique chez leurs homologues chrétiens de l’Inde du Nord-Est, le peuple Mizo du Mizoram. On s’inquiète déjà, dans cette région de l’Inde, que la majorité démographique bengalie ait empiété sur les droits et les sensibilités du peuple indigène des Tripuras, dans l’État Tripura, qui jouxte le Mizoram, et la perception ou la réalité que les « Rohingyas » bengalis en fassent autant au Myanmar envers les cousins ethno-linguistiques coreligionnaires du Chin pourrait amener à une fusion d’identité, amenant à une transnationalisation à partir d’un simple accrochage mineur en zone de montagne.

Si un tel scénario, pour irréaliste qu’il puisse paraître au moment où nous écrivons ces lignes, devait s’approcher de la réalité, l’Inde se retrouverait dans un vrai dilemme géopolitique. D’un côté, elle se verrait encline à soutenir diplomatiquement la population Mizo, reliée aux Chins, au Nord-Est, mais d’un autre côté, elle n’aurait rien de bien tangible à y gagner. Au contraire, une implication de l’Inde au Myanmar (qu’elle soit diplomatique, clandestine, ou conventionnelle) envers un groupe aussi obscur et insignifiant que les Chins abîmerait ses intérêts fondamentaux dans la région et pourrait aller jusqu’à déstabiliser l’ensemble de sa politique « Agir pour l’Est » sans rien y gagner en retour. Mais dans le même temps, l’Inde n’aimerait pas être vue comme « abandonnant » ses concitoyens sympathiques, soutenant leurs cousins transfrontaliers, et ce d’autant moins que la cause dans laquelle ceux-ci se verraient engagés (mettre un coup d’arrêt à l’irrédentisme bengali) affecte également l’Inde directement, avec des peurs tout à fait semblables émanant de l’asymétrie démographique bengalie au sein de l’État Tripura.

Cette situation pourrait rapidement tourner au piège Catch-22 classique pour l’Inde, qui se verrait contrainte de choisir le moindre mal : ou bien saborder ses projets « Agir pour l’Est » pour soutenir un groupe identitaire insignifiant, ou bien refuser de regarder l’irrédentisme bengali. On peut considérer que les USA seraient les principaux bénéficiaires d’une telle situation, et ce uniquement dans le cas où ils auraient choisi volontairement de mettre l’Inde face à ce dilemme (cela pourrait constituer une punition si l’Inde refusait de rejoindre la coalition visant à isoler la Chine). De même, si l’Inde se voit contrainte de soutenir sa minorité Mizo, elle même impliquée en soutien de ses coreligionnaires co-ethniques Chins face aux « Rohingyas » bengalis, le tableau des relations entre New Delhi et Dhaka s’en verrait assombri : il s’agirait, là également, comme expliqué ci-avant, de conséquences négatives disproportionnées pour l’Inde au vu des implications pour la souveraineté et de l’influence administrative et économique qu’elle exerce sur ses propres régions du Nord-Est. Enfin, si l’Inde commençait à interagir dans le conflit civil du Myanmar, on pourrait s’attendre à voir la Chine répondre immédiatement, et en faire autant du côté de l’État Shan, afin de ne perdre aucune once d’influence vis-à-vis de sa rivale d’Asie.

Chrétiens contre bouddhistes

Le conflit entre ces deux confessions dépasse l’étape de la probabilité, il s’agit déjà d’un fait établi, même si l’on n’en parle pas beaucoup. L’organisation indépendantiste Kachin et son « armée » affiliée combattent déjà l’armée du Myanmar, depuis des décennies, et elles restent l’un des derniers groupes à ne pas avoir signé l’accord de cesser-le-feu national. Même si les hostilités ne sont pas en cours opérationnellement, les deux parties restent opposées l’une à l’autre. Il n’est pas pour l’instant à prévoir que l’une ou l’autre des parties va réengager les hostilités contre l’autre dans un futur prévisible : tant que cet état de « paix froide » reste établi sur l’État Kachin, le risque est que des milices chrétiennes, comme Pat Jasan, joue le rôle de « joker » et ré-embrase la violence entre les parties, malgré l’absence d’intérêt de l’une comme de l’autre de retourner au feu.

Le danger causé par Pat Jasan est que « formellement », ce groupe ne constitue pas une milice, mais pourrait très facilement s’organiser comme telle, et qu’il dispose sans aucun doute de réseaux de coordination préparés pour ce faire. Et ce n’est pas tout : à l’inverse de l’Organisation indépendantiste Kachin, Pat Jasan n’a pas de « comptes à rendre » à la population générale, mais uniquement à ses membres évangélistes chrétiens. Son identité baptiste assurant que le prosélytisme constitue une composante clé de ses activités, on peut émettre la critique suivante : ce groupe exagère son identité chrétienne de manière provocante, pouvant le positionner en porte-à-faux avec la minorité bouddhiste, ou même avec des chrétiens modérés. Avec le dernier tour de force en date, l’opération de défrichage du champ de pavot, qui s’est terminé en violences (non provoquées ?), et au vu du soutien fervent que Radio Free Asia, organe géré par les USA, lui a accordé à cette occasion, on peut raisonnablement penser que Pat Jasan, comme toute autre organisation à son instar, constitue un agent de déstabilisation menaçant l’état de « paix froide » établi dans l’État Kachin.

D’une manière ou d’une autre, que ce soit au travers d’un prosélytisme agressif ou de tactiques anti-narcotiques, ce type d’organisation peut constituer l’étincelle d’une séquence d’événements qui débouche sur une relance des hostilités entre l’Organisation indépendantiste Kachin et l’armée, ou même entre leurs propres milices chrétiennes et les autorités. Et même s’il ne s’agissait que d’une opposition entre le KIO et l’armée, Pat Jasan pourrait s’impliquer dans un soutien non-officiel de ses affiliés ethniques, tout en utilisant ses connections baptistes à l’international pour lever des « donations de charité » ainsi qu’une couverture média favorable à l’international (comme tel a été le cas avec Radio Free Asia). En outre, sa forte identité chrétienne pourrait l’amener à qualifier volontairement, quoiqu’à tort, toute flambée de violence dans l’État Kachin en « conflit de civilisation » entre de « pauvres tribus chrétiennes désespérées » et « la junte dictatoriale bouddhiste » : ce type de récit manipulé résonne souvent très favorablement en Occident et fait l’objet d’une attention considérable des médias à la cause défendue par cette association.

L’intérêt des USA dans l’exemple que nous venons de dérouler réside dans la mise en place et le maintien d’un scénario de dominance dans l’État Kachin, riche en matières premières et en énergie hydroélectrique, ou, pour employer d’autres termes, dans leur capacité de venir perturber la situation quand bon leur semble. Cette stratégie résume plutôt bien les desseins étasuniens dans l’ensemble des pays les plus vulnérables à la Guerre hybride. Dans le cas particulier de l’État Kachin, les USA pourraient provoquer un retour des hostilités afin de retenir l’armée dans une réponse à un conflit en ré-éclosion dans cette frange à la périphérie Nord du pays, d’autant plus que les ressources économiques en jeu (le jade) sont trop profitables pour pouvoir être ignorées. Il s’agirait donc de retenir l’armée sur un conflit dans cette zone au bon moment, en coïncidence avec un autre conflit ailleurs dans le pays. Une telle résurgence de conflit dans l’État Kachin (à l’initiative de Pat Jasan ou de toute autre milice chrétienne non officielle) pourrait résulter sur un embourbement dans l’armée dans une distraction périphérique, et lui faire rater une menace bien plus importante et le Myanmar prêterait alors le flanc à une déstabilisation bien plus importante. On peut considérer schématiquement que l’État Kachin fonctionne comme une distraction sans fin pour l’armée du pays, et peut monopoliser son temps, son énergie et son attention, en anticipation d’une campagne de Révolution de couleur et/ou d’autres mouvements rebelles levés face à l’armée.

Contre-révolution militaire

Les énerver :

Le dernier scénario de guerre non conventionnelle constitue plus ou moins un pont, qui vient conclure l’ensemble de notre étude : il relie les différentes possibilités avec la prochaine (et finale) Révolution de couleur, qui peut se produire à tout moment dès lors que ces événements sont déclenchés. Reste que la perspective d’un coup d’État militaire au Myanmar constitue un événement vague et fort peu probable dans les conditions actuelles. Les membres haut gradés et influents de l’armée ont déjà été cooptés par la tactique étasunienne d’« enrichissement personnel » post-sanctions, et les nombreux membres de l’armée qui n’ont pas eu l’aubaine de pouvoir profiter des retombées de cette tactique connaissent fort bien les astuces de Révolution de Couleur que les USA peuvent employer à leur encontre. Toutefois, en dépit de tout ce que peut penser le soldat subalterne, les actions entreprises par l’armée du Myanmar, comme dans toutes les armées du monde, sont les actions choisies et décidées par son commandement, et dans ce cas, les dirigeants de l’armée ne sont pas du tout inclinés à intervenir dans la transition politique et administrative en cours dans le pays. Mais cette tactique de chantage-corruption ne fonctionne que tant que les dirigeants de l’armée ne sont pas chassés du pouvoir ou ne voient pas leur position économique avantageuse remise en question : à l’instant où ils constateront une menace systémique réelle envers leurs intérêts, le paradigme tout entier sera invalidé.

Déclencheurs :

Développons. Au fur et à mesure que le Myanmar va se diriger vers un fédéralisme à base d’identités, avec Paglong 2.0, de nombreux développements imprévisibles vont pouvoir se réaliser, tout simplement parce que le nombre d’acteurs indépendants impliqués dans la guerre civile la plus longue du monde est immense : il ne faut pas s’attendre à une transition post-conflit en douceur. Pour favorable que soit l’auteur à l’accomplissement d’un « miracle politique » résolvant pacifiquement tous les aspects de cette guerre, il est beaucoup plus réaliste de s’attendre à toutes sortes de difficultés, d’où d’ailleurs l’intérêt du présent travail. Le plus important à suivre dans le scénario que nous suivons est le rôle institutionnel de l’armée et le positionnement de son élite actuelle, car tout changement significatif pouvant mettre en risque les profits de ces dirigeants « personnellement intéressés » constitue une probabilité qu’ils y répondront d’une manière ou d’une autre, sauf à avoir été mis sur la touche discrètement et à l’avance. Certes, une faible possibilité existe qu’un coup militaire interne, réalisé par des éléments multipolaires patriotes, ne vienne renouveler la tête de cette institution, mais un tel événement n’est possible qu’en réaction à des conditions intérieures de plus en plus dégradées en matière économique et en matière de sécurité, choses auxquelles les dirigeants de l’armée répondraient déjà en premier chef. Que le déclencheur en soit le premier que nous discutions, voyant les dirigeants militaires « personnellement intéressés » perdre leur pouvoir – ou qu’ils soient menacés par la perspective des négociations de Panglong 2.0 (comme une séparation de l’armée et de ses dirigeants passés et actuels des affaires civiles-économiques) – il est possible qu’un enchaînement d’événements se développe, amenant les dirigeants militaires à revenir sur leurs positions, quittant la trajectoire « pro-démocratie » et revenant à leur implication directe dans les affaires politiques du pays.

Dominance étrangère :

Indépendamment du déclencheur, et de la manière dont l’armée décide de répondre, le simple fait que l’armée du Myanmar revienne s’impliquer dans les affaires politiques du Myanmar constituerait le point de départ d’une immédiate condamnation de l’Occident et du reste des nouveaux « partenaires » du Myanmar, avec peut-être à la clé la menace de nouvelles sanctions. De quoi facilement renvoyer le Myanmar dans les bras de la Chine, si des mesures de sanctions perdurent pendant un certain temps, mais il est pratiquement impossible que cela se produise. Si l’armée se montre hostile à l’égard de Suu Kyi sans que les USA n’aient approuvé l’action, le retour du régime de sanctions aurait un effet déstabilisateur et dévastateur sur la population, et amènerait presque immédiatement à une Révolution de couleur. C’est par ce moyen que les USA peuvent maintenir leur dominance et faire perdurer leur vision unipolaire au Myanmar. Ceci étant posé, il existe un scénario bien précis, qui verrait les USA soutenir, de manière assez ironique, un coup d’État militaire très rapide et méthodique contre Suu Kyi.

Les empreintes étasuniennes :

La présente recherche insiste depuis le début sur le fait que les USA pourraient lancer une Guerre hybride contre Suu Kyi si elle entre en interaction pragmatique avec la Chine et engage son pays dans les projets des Nouvelles routes de la soie (à savoir, si elle valide la construction d’une voie ferrée entre Kyaukpyu et Kunming, jouxtant l’oléoduc déjà en place), et si cela arrive, comme on dit, « tous les paris sont ouverts », et un coup d’État militaire pourrait à cet égard constituer l’option rapide et idéal pour se débarrasser d’elle et de la marionnette installée à la présidence, tout en laissant le reste du pays à peu près inchangé. Bien sûr, les USA commenceraient sans doute par tenter un coup au sein du parti NLD contre elle et contre son substitut placé à la présidence (de manière ouverte ou clandestine), mais en cas d’échec, un coup d’État militaire deviendrait leur meilleure option, si les circonstances s’y prêtent. Par exemple, un coup d’État militaire anti-Suu Kyi sans perturbations intérieures préalables déboucherait, comme nous l’avons écrit juste avant, en une Révolution de couleur en réaction, et pourrait même déboucher sur une alliance temporaire de l’ensemble des groupes rebelles contre le gouvernement. Les combattants pro-fédéralisme craindraient, à raison, d’avoir tout à perdre si le coup d’État était mené avant ou pendant les négociations de Panglong 2.0, mais en supposant que Suu Kyi aie déjà gaspillé la bonne volonté optimiste et naïve de la population au moment choisi, en gérant le pays inefficacement et/ou de par une provocation par l’armée des rebelles en périphérie (ou bien si l’armée tombe dans un piège étasunien à cette occasion), les habitants pourraient se montrer moins hostiles à ce développement.

Le lecteur imagine sans doute à ce stade qu’un coup d’État militaire serait de type « conventionnel » ou « traditionnel », à l’instar de celui de 1988, mais la présentation pourrait en être assez différente. En fait, il serait assez probable, d’assister à un scénario ressemblant à celui déroulé en Thaïlande en 2014. Les événements de Bangkok furent alors marqués par un putsch militaire éclair contre le premier ministre Yingluck Shinawatra, qui s’était vue rapidement remplacée par un général d’armée, sans que l’on n’assiste à de perturbation significative du pays ou de son économie. Bien sûr, la Thaïlande présente ce qu’on peut presque qualifier une « tradition politique » de coups d’États militaires, et sa population est plus pré-conditionnée à l’occurrence de tels événements que tout autre dans l’ASEAN (ou même dans le monde entier). Mais un coup d’État militaire au Myanmar pourrait essayer de se conformer au maximum à ce type de scénario.

Prenons un exemple imaginaire, où la campagne de préparation sociale et structurelle de la population par les USA aurait réussi à convaincre le public intérieur et international de la nécessité de remplacer Suu Kyi et son mandataire présidentiel : l’armée pourrait prendre le relais habilement, quitte à ne pas exercer le pouvoir à l’issue de l’événement. En fait, en cas de crise politique au sein du parti NLD, le prochain rival de Suu Kyi au sein de ce parti, quelle que soit son identité, pourrait finir par prendre sa place grâce à un soutien habile et rapide de l’armée. Que le lecteur se souvienne que tout ceci ne constitue pas une simple « fiction politique », mais une branche d’un scénario établi sur la base de faits géopolitiques concrets et tangibles : le Myanmar présente de facto un historique de gouvernement militaire, et les USA ont un réel intérêt à renverser tout dirigeant perçu comme « pro-chinois », qu’il s’agisse de Suu Kyi ou de n’importe qui d’autre. Il est donc possible de voir les USA synthétiser ces deux facteurs et promouvoir ce fameux coup d’État militaire pour répondre à leurs intérêts anti-chinois, et forcer le Myanmar à rester dans la « coalition visant à isoler la Chine ». De fait, dans ce cas, et à supposer que l’armée mène un coup d’État à la Thaï via une improvisation de gouvernement civile comme nous venons de l’évoquer (donc, l’armée agirait pour remplacer Suu Kyi et son mandataire installé à la présidence par quelque rival issu du parti NLD), il est possible que les USA ne réimposent pas de sanctions contre le Myanmar, et qu’ils se contentent de répandre une rhétorique « démocratique » de leur cru pour sauvegarder les apparences.

Révolution de Couleur

Une révolte contre la reine de la révolution de couleur :

De façon ironique, le scénario de Guerre hybride final est celui qui commence la chaîne d’événements de guerre asymétrique. Dans la plupart des cas, une révolution de couleur, en cours ou échouée, connaît une transition vers une guerre non conventionnelle après un certain temps, mais dans le cas du Myanmar de Suu Kyi, cette séquence se produira sans doute à l’envers, et en réponse aux échecs du gouvernement de résoudre la guerre civile. Il faut le souligner à nouveau ici : même si Suu Kyi ne dirigera sans doute jamais formellement le pays, elle est reconnue sans conteste comme la force présente derrière le président, donc quand nous parlons de « changement de régime » et de « lui enlever le pouvoir », nous signifions que c’est le mandataire qu’elle a choisi qui se verra remplacé par l’homme de paille de quelqu’un d’autre (pourquoi pas un rival du NLD anti-chinois, ou quelque opportuniste) et/ou qu’elle-même subira des pressions pour se retirer définitivement de la vie politique et abandonner toute influence sur le gouvernement. En ce sens, une Révolution de couleur pourrait la viser personnellement et/ou indirectement au travers de son mandataire au poste présidentiel ; dans les deux occurrences, l’objectif est le même  supprimer toute influence politique « pro-chinoise » du pays, afin d’inverser une décision de bâtir les Routes de la soie du Myanmar (un projet de chemin de fer reliant Kyaukpyu à Kunming).

Les bouddhistes et les étudiants :

Comme par le passé, les éléments le plus enclins à prendre part à cette commotion restent les étudiants et les moines bouddhistes, les premiers ayant constitué l’avant-garde du « Soulèvement 8888 », et les seconds ayant joué un rôle déterminant au cours de la Révolution de safran de 2007. Le rassemblement de ces éléments de changement de régime n’est qu’une affaire de temps, et constituerait une innovation tactique logique de la part du mouvement anti-gouvernemental, que nous avons abordé et décrit dans une section précédente de la présente recherche. Si l’on veut aller dans les détails, on ne saurait dire quels groupes étudiants, créés ou à former, prendraient part dans le mouvement de coup d’État à venir, mais comme pour les moines bouddhistes, on peut affirmer sans risquer de se tromper que le Ma Ba Tha et que Ashin Wirathu, l’auto-proclamé « Ben Laden bouddhiste », se verraient activement impliqués. Il faut garder à l’esprit que ce groupe connaît une opposition de plus en plus vive à l’encontre de Suu Kyi, de crainte que son gouvernement ne protège pas suffisamment le rôle traditionnel que le bouddhisme a tenu dans le pays depuis des siècles.

Ils s’inquiètent en outre que Naypyidaw ne parvienne à un accord avec les « Rohingyas » bengalis musulmans, et ne leur accorde la nationalité, des droits civils, et leur propre statut de minorité reconnue par le gouvernement, choses qui leur donneraient un poids dans Panglong 2.0, choses dont les Rakhines bouddhistes s’estimeraient lésés. Une fois de plus, le présent travail revient sur un thème récurrent sur lequel nous avons déjà insisté plusieurs fois, qui est que le conflit opposant la minorité « Rohingya » bengali musulmane et la majorité Rakhine bouddhiste dans l’État Rakhine, constitue la variable la plus probable qui pourrait embraser une nouvelle flambée de violence dans le pays. Il en résulte que toute manifestation anti-gouvernementale menée par des moines bouddhistes, où qu’elle se produise dans le pays, doit être surveillée de près, afin d’établir si elle provoquera des résonances dans l’État Rakhine, car cela pourrait à nouveau exacerber des tensions avec les « Rohingyas » bengalis musulmans, et mettre à bas la stabilité jusqu’alors connue dans le pays. En outre, les manifestations menées par des moines bouddhistes, qu’elles atteignent l’État Rakhine ou non, présentent le potentiel d’attirer comme un aimant la majorité des habitants, fidèles religieux, leur laissant à penser à tort que le mouvement anti-gouvernemental présente une certaine légitimité du fait de la participation de figures religieuses hautement respectées à son déroulement.

« Éveil national » :

En fin de compte, un scénario de Révolution de couleur moins probable, mais pour autant plausible, impliquerait un « éveil national » au sein des minorités périphériques et leur implication active dans un mouvement de changement de régime interdépendant mais à fonctionnement séparé. Dans une telle occurrence, les représentants civils des groupes rebelles ethniques commencent à manifester contre le gouvernement, de leur propre chef et pour des raisons locales, ou dans le cadre d’un mouvement coordonné organisé sur les augures du Conseil fédéral des nationalités unifiées (UNFC). Il est possible que des manifestations non-préparées quelque part puissent amener à une réaction en chaîne de mouvements similaires dans l’État concerné et chez ses voisins rebelles, ou que la tactique de manifestations de minorités de la périphérie soit délibérément appliquée par l’UNFC, en préparation de Panglong 2.0, ou en réaction à une décision du gouvernement s’opposant à ses objectifs généraux sur cette période. Dans tous les cas, de tels mouvements menés en parallèle d’une campagne de médiatisation (médias traditionnels et réseaux sociaux), et pourquoi pas avec le parrainage « normatif » de quelque « célébrité libérale » comme George Clooney ou Angelina Jolie, il y a des chances que le scénario d’« éveil national » devienne un sujet mondial, chose qui mettrait une pression considérable sur les épaules des autorités. En fait, ce modèle pourrait se voir déployé de manière stratégique préalablement, ou concomitamment, à une période de tensions accrues entre Naypyidaw et les provinces périphériques, afin de dissuader une frappe militaire contre les rebelles, quels qu’en soient les prétextes invoqués et qu’il s’agisse d’une frappe délibérée de l’armée, ou d’une réaction à quelque provocation rebelle.

Si l’on poursuit ces pensées, les candidats les plus probables que l’on verrait impliqués dans la direction de ce mouvement seraient évidemment les minorités « Rohingyas » bengalis, Kachin, Shan, ainsi que les Karens. Les « Rohingyas » bengalis ne disposent pas de groupes de soutien significatifs dans la société civile du Myanmar qui pourraient s’agiter en leur nom et organiser quelque manifestation : dans leur cas, en raison de leur situation intérieure particulière, il est fort possible que la phase d’activisme d’un mouvement anti-gouvernemental de leur part soit éludée, et que le mouvement parte directement sous la forme d’une émeute. Les choses sont différentes pour les Kachins, les Shans et les Karens, qui disposent chacun de groupes rebelles en mesure d’organiser des perturbations « démocratiques » ou d’user d’une organisation pouvant le faire à leur place. Pour les Kachins et dans une certaine mesure les Karens, il est probable que tout mouvement de manifestation par ces groupes minoritaires mettrait en jeu leur identité chrétienne (si seul un tiers de Karen est chrétiens, leur groupe rebelle le plus important, l’Union nationale karenne, est presque intégralement de cette religion). L’Organisation pour l’indépendance kachine pourrait renâcler à mettre l’accent sur ce caractère religieux, de crainte de voir le Pat Jasan, incontrôlable et fondamentaliste, pirater leur mouvement à ses propres fins, chose qui leur accorderait sans doute un soutien immédiat et des subsides de « charité chrétienne » importants en provenance de l’étranger, ainsi qu’une couverture presse favorable. Il existe une chance qu’une organisation à la Pat Jasan prenne également racine dans l’État Kachin, comme pourrait le faire un groupe à la Ma Ba Tha dans l’État Shan, mais pour l’instant on ne dispose d’aucune indication que tel soit le cas.

Andrew Korybko 

Traduit par Vincent pour le Saker Francophone

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