La négociation de l’affaire Khashoggi sera extrêmement difficile. Les protagonistes sont des gens têtus et dangereux. Le problème pourrait facilement dégénérer.
Par Moon of Alabama – Le 14 octobre 2018
L’empire ottoman régnait sur une grande partie du monde arabe. Le sultan néo-ottoman Recep Tayyip Erdogan voudrait retrouver cette position historique pour la Turquie. Ses principaux concurrents dans ce domaine sont les al-Sauds. Ils ont beaucoup plus d’argent et sont stratégiquement alignés sur Israël et les États-Unis, alors que la Turquie sous Erdogan est plus ou moins isolée. L’élément politico-religieux de la compétition est représenté d’un côté par les Frères musulmans, des islamistes «démocratiques» dont Erdogan est membre et par les absolutistes wahhabites de l’autre côté.
Ce conflit historique comporte d’autres aspects tactiques. Quand les Saoudiens ont coupé les liens avec le Qatar, c’est la Turquie qui a envoyé son armée pour empêcher une invasion saoudienne de ce pays minuscule mais extrêmement riche. Cela a donné à Erdogan le soutien financier dont il avait besoin de toute urgence. En réponse à cela, les Saoudiens ont offert plusieurs centaines de millions de dollars pour renforcer les milices kurdes par procuration le YPK / PKK que les États-Unis utilisent pour occuper le nord-est de la Syrie. Ces groupes kurdes mènent une guérilla en Turquie et menacent son unité.
Le souverain saoudien, le prince heritier Mohammad bin Salman (MbS), a commis une grave erreur en ordonnant l’enlèvement (ou l’assassinat) du journaliste saoudien Khashoggi à Istanbul. L’opération bâclée a donné à Erdogan un outil pour recadrer les Saoudiens.
Mais il a besoin du soutien des États-Unis pour y parvenir. La récente libération du pasteur américain – et agent de la CIA – Andrew Brunson est censée lui acheter la bonne volonté du président américain Donald Trump. Mais Trump base sa politique au Moyen-Orient sur de bonnes relations avec l’Arabie Saoudite. Il ne peut pas se déchaîner sur eux. Une solution doit être trouvée.
Khashoggi était un gars plutôt louche. Un journaliste qui était également agent des services de renseignement saoudiens et américains. C’était une très ancienne recrue des Frères musulmans :
Les intérêts intellectuels de Khashoggi ont pris forme vers l’âge de vingt ans, lorsqu’il étudiait aux États-Unis. Il était également un membre passionné des Frères musulmans. La fraternité était une organisation clandestine qui voulait purger le monde arabe de la corruption et des régimes autocratiques qu’elle considérait comme un héritage du colonialisme occidental.
Khashoggi a participé au projet de déstabilisation de l’Afghanistan par les États-Unis , l’Arabie Saoudite et le Pakistan. Il a rencontré et interviewé Oussama ben Laden en Afghanistan et au Soudan. L’homme avec le lance-roquette dans l’image en haut à gauche est Jamal Khashoggi lui-même.
Aparté mise à jour du 18/10 Un de nos fidèles, et perspicace, lecteurs ( M.V.) a aimablement attiré notre attention sur le fait que cette photo est probablement truquée, le visage de Khashoggi ayant été rajouté à l'image originale, à vous de voir ici son explication. Quoi qu'il en soit, merci à lui.
Khashoggi est devenu un protégé de longue date du chef du renseignement saoudien, Turki Faisal Al-Saud. Il a participé à plusieurs projets en Afghanistan, au Soudan et en Algérie. Khashoggi a suivi Turki en tant que « conseiller en médias » lorsqu’il est devenu ambassadeur à Londres puis à Washington DC.
Jamal Khashoggi a soutenu les Frères musulmans pendant le «Printemps arabe». Cela était conforme au programme de changement de régime soutenu par Hillary Clinton et Barack Obama pour la majeure partie du Moyen-Orient. Après la chute du président Moubarak en Égypte et la victoire électorale des Frères musulmans, les dirigeants saoudiens craignaient d’être les prochains sur la liste. Ils ont commencé à financer des contre-révolutions en Égypte et ailleurs. Sous le règne du roi Salman et de son fils, la répression de tous les aspects de l’influence de la Fraternité s’intensifia. Ayant perdu sa protection, Khashoggi a décidé de quitter l’Arabie saoudite :
Des amis ont aidé Khashoggi à obtenir un visa lui permettant de rester aux États-Unis en tant que résident permanent.
Fred Hiatt, le rédacteur en chef néocon du Washington Post, l’a engagé. Le Post a publié ses articles contre les dirigeants saoudiens en anglais et en arabe.
Khashoggi avait récemment lancé un certain nombre de projets qui sentaient fort les préparatifs d’une révolution de couleur contrôlée par la CIA en Arabie saoudite :
Jamal Khashoggi, écrivain et commentateur prolifique, travaillait discrètement avec des intellectuels, des réformistes et des islamistes pour créer un groupe appelé Démocratie pour le monde arabe d’aujourd’hui. Il souhaitait mettre sur pied une organisation de surveillance des médias chargée de veiller à la liberté de la presse.
Il prévoyait également de lancer un site Web axé sur l’économie pour traduire les rapports internationaux en arabe, afin de fournir des informations réelles à une population souvent avide d’information objective et non de propagande.
L’approche de Khashoggi consistait en partie à inclure les islamistes politiques dans ce qu’il considérait comme une construction de la démocratie.
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Khashoggi avait constitué son groupe de défense de la démocratie, DAWN, en janvier dans le Delaware aux États-Unis, a déclaré Khaled Saffuri, un autre de ses amis… Le projet devrait impliquer des journalistes et faire pression pour le changement en représentant à la fois les islamistes et les libéraux, a déclaré un autre ami, Azzam Tamimi, un activiste palestinien et britannique de premier plan et présentateur de télévision.
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Tamimi a déclaré que Khashoggi et lui avaient mis sur pied un projet similaire en faveur de la démocratie en 1992, lors de leur première rencontre. Il s’agissait des Amis de la démocratie en Algérie, a-t-il dit. Il a couvert les élections ratées en Algérie, que le gouvernement a annulées pour éviter une victoire islamiste imminente.
Khashoggi a un très grand nombre d’amis à Washington DC. Les journalistes des médias de masse le voient comme l’un des leurs. Comme eux, ils sentent qu’il ne mérite pas un destin aussi horrible. Les néo-libéraux ainsi que les néo-conservateurs ont apprécié son soutien au changement de régime lors du Printemps arabe, et ses efforts dirigés contre l’Arabie saoudite. Beaucoup de membres du Congrès le connaissent personnellement. Ils ont activé des procédures en vertu de la loi Magnitsky sur les droits de l’homme dans le monde, qui entraîneront des sanctions à l’encontre des personnalités saoudiennes. Des dirigeants de médias, de banques et des personnalités bien connues se sont retirés d’une conférence financière de trois jours à Riyad qualifiée de « Davos du désert ».
Trump est sous pression pour « faire quelque chose », punir les Saoudiens et plus particulièrement MbS.
Mais la politique de Trump au Moyen-Orient dépend de L’Arabie Saoudite et de MbS personnellement.
MbS finance l’occupation américaine en Syrie, le gendre de Trump, Jared Kushner, construit son « plan de paix » pour Netanyahou avec l’approbation saoudienne. Les sanctions contre l’Iran ne pourront être maintenues que si le pétrole saoudien remplace le manque de pétrole iranien [suite aux sanctions]. Le programme Make America Great Again de Trump a besoin de la demande saoudienne en armes américaines, ainsi que des Saoudiens pour éviter une défaite totale en Afghanistan. Enfin, Trump placera le problème Khashoggi dans le cadre de la campagne anti-Trump.
Un ancien directeur de la CIA, Brennan, un fervent opposant à Trump, fait pression pour détrôner Mohammad bin Salman dans cette affaire :
En tant que personne qui a travaillé étroitement avec les Saoudiens pendant de nombreuses années et qui a vécu et travaillé pendant cinq ans en Arabie saoudite, je suis persuadé que si une telle opération devait avoir lieu au sein d’une mission diplomatique saoudienne, contre un journaliste de haut rang travaillant pour un journal américain, elle aurait besoin de l’autorisation directe des plus hautes autorités saoudiennes – le prince héritier. … Je suis convaincu que les agences de renseignement américaines ont la capacité de déterminer, avec un degré élevé de certitude, ce qui est arrivé à Khashoggi. S’il est avéré qu’il est mort aux mains du gouvernement saoudien, sa disparition ne peut rester sans réponse – par l’administration Trump, par le Congrès ou par la communauté internationale. Idéalement, le roi Salman prendrait des mesures immédiates contre les responsables, mais s’il n’en avait ni la volonté ni la capacité, les États-Unis devraient agir. Cela inclurait des sanctions immédiates contre tous les Saoudiens impliqués ; un gel des ventes militaires américaines en Arabie Saoudite ; la suspension de toute coopération du renseignement de routine avec les services de sécurité saoudiens ; et une résolution américaine du Conseil de sécurité , parrainée par les États-Unis, condamnant le meurtre.
Les Saoudiens savent ce qui les attend et ne sont pas sans défense. En réponse aux menaces de sanctions, ils ont publié une déclaration dans le style ‘f *** you’ et ont ouvertement menacé que toute sanction ferait l’objet de représailles par une trentaine de mesures pénibles :
Riyad est maître de son pétrole, et toucher à cela affecterait la production de pétrole avant toute autre produit vital. Cela entraînerait l’Arabie saoudite à faire défaut sur sa production de 7,5 millions de barils par jour. Si un pétrole à 80 dollars le baril irritait le président Trump, personne ne peut exclure que le prix atteigne 100 dollars, voire 200 dollars, voire le double.
Le pétrole peut être vendu dans une monnaie différente, le yuan chinois, peut-être, au lieu du dollar. Et le pétrole est la matière première la plus échangée en dollars aujourd’hui.
Tout cela jettera le Moyen-Orient, le monde musulman dans son ensemble, dans les bras de l’Iran, qui se rapprochera de Riyad plutôt que de Washington …
Les États-Unis seront également privés du marché saoudien, considéré comme l’une des 20 plus grandes économies du monde.
Il s’agit de procédures simples, qui font partie de plus d’un trentaine d’autres que Riyad appliquera directement, sans sourciller, si des sanctions lui sont infligées, selon des sources saoudiennes.
La vérité est que si Washington imposait des sanctions à Riyad, il poignarderait sa propre économie à mort, même s’il pensait ne poignarder que Riyad !
Ces mesures causeraient également de graves dommages à l’Arabie saoudite. Après leur publication, le marché boursier saoudien a fortement chuté.
Le dollar américain dépend de l’accord secret conclu en 1974 qui recycle les pétrodollars saoudiens en bons du Trésor américain. Si les al-Saoud commencent à toucher à cette pierre angulaire de la relation, les États-Unis devront envahir et réduire leur pays de merde en mille morceaux, façon puzzle. La Mecque et Médine seraient rendues aux Hachémites maintenant au pouvoir en Jordanie. La région du Golfe, qui abrite le pétrole et l’industrie pétrolière, principalement habitée par des chiites, deviendrait un État indépendant. Le Yémen regagnerait ses deux provinces du nord. Les plans pour ce faire ont été élaborés depuis longtemps.
Il faut trouver une solution. Le plus simple consiste pour le roi Salman à virer son fils et à rappeler Muhammad bin Nayef, que MbS a détrôné, en tant que prince héritier. Nayef est l’homme de la CIA. Mais si le vieux roi Salman refuse, ou est incapable de le faire, il faut trouver une excuse pour tout ce qui est arrivé à Khashoggi. Les Saoudiens ont demandé à Erdogan d’accepter une « enquête commune » sur l’affaire Khashoggi. C’était un appel du pied pour trouver une solution au problème. Les rumeurs parlent d’une offre de départ de 5 milliards de dollars à titre de compensation. Le roi saoudien a dépêché le gouverneur respecté de la province de La Mecque, le prince Khalid bin Faisal Al Saud, à Ankara pour conclure un accord. L’UE3, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne demandent instamment aux deux parties d’utiliser ce mécanisme.
Le processus de clôture du dossier, si les deux parties le souhaitent, est tout à fait clair :
Dans ses déclarations [..], le président Recep Tayyip Erdogan a cessé brusquement d’accuser directement les Saoudiens. Des responsables turcs ont déclaré que leur président s’était retenu en partie parce qu’il espérait que Washington contribuerait à pousser l’Arabie saoudite à éclaircir le sort de M. Khashoggi. … Certains des alliés de l’Arabie saoudite à Washington reconnaissent que la pression des États-Unis pourrait contraindre le royaume saoudien à expliquer le sort de M. Khashoggi, même s’il s’agit d’une version modifiée protégeant le souverain du royaume, le prince Mohammed, quelle que soit sa responsabilité.
Certains éléments voyous de l’État saoudien pourraient admettre qu’ils ont tué Khashoggi. MbS nierait toute complicité. Mais quinze de ses hommes les plus dignes de confiance, ceux qui ont été vus à Istanbul, devraient être punis, comment le reste de ses gardes du corps réagiraient-il ?
Le vrai problème est que les deux camps, Erdogan et MbS, sont extrêmement entêtés. Pour les deux hommes, le problème est beaucoup plus vaste que l’affaire Khashoggi. Le conflit a des dimensions historiques, stratégiques et très personnelles. Cela rend difficile de trouver un accord.
Erdogan pense qu’il a beaucoup de chance que MbS ait commis cet acte stupide sous le nez de ses services secrets. Cela lui donne un outil pour remettre les Saoudiens à leur place. Il présentera peu à peu de nouvelles preuves pour accroître l’indignation concernant cette affaire et la pression exercée sur l’Arabie saoudite.
De son côté, MbS fera de son mieux pour maintenir sa position. Il pourrait même laisser son père mourir subitement si ce dernier décidait de le renvoyer. Khashoggi était clairement un danger pour le trône. MbS a probablement le sentiment qu’il a agi correctement et qu’il ne mérite aucune critique à ce sujet. Après tout, l’enlèvement et, au besoin, le meurtre de dissidents dans des pays étrangers sont des habitudes politiques saoudiennes de longue date qui n’ont jamais provoqué de tumulte grave.
Mohammed ben Salman a un puissant allié qui pourrait l’aider à atténuer le bruit au Congrès et la pression sur Trump pour qu’il fasse quelque chose.
Les sionistes reconnaissent déjà qu’il est de leur intérêt d’aider MbS :
Khashoggi et la question juive
Eran Lerman, vice-président de l’Institut d’études stratégiques de Jérusalem et ancien président du Conseil de sécurité national adjoint, a déclaré : « Il n’est certainement pas dans notre intérêt de voir le statut du gouvernement saoudien diminuer à Washington. »
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Lerman envisage un scénario dans lequel des organisations politiques juives à Washington – telles que le Comité juif américain, pour lequel il avait déjà travaillé à la tête de son bureau en Israël – pourraient allez au Capitole, comme ils l’ont fait dans le passé, et faire discrètement pression en faveur des Saoudiens, ce qui pourrait paradoxalement rapprocher encore les deux pays.
Aucun des protagonistes de ce drame géopolitique ne mérite la moindre pitié. Erdogan, Trump et MbS sont des voyous. Khashoggi était un outil consentant pour la destruction de nombreuses vies. Voir ces gens se prendre à la gorge est très divertissant.
Mais le conflit est aussi dangereux. Cela pourrait dégénérer en quelque chose de beaucoup plus grave qui pourrait être douloureux pour beaucoup de monde. Malheureusement, il semble que personne ne puisse parler avec ces gens et les amener à enterrer l’affaire.
Alors que je pensais précédemment que l’affaire serait réglée plutôt rapidement, je m’attends maintenant à ce que le conflit dure pendant des semaines ou des mois, les dommages collatéraux s’accumulant autour de lui.
Moon of Alabama
Traduit par jj, relu par wayan pour le Saker Francophone