La “schizophrénie” américaine imprègne trop la politique mondiale


Par Alastair Crooke − Le 24 juin 2020 − Source Strategic Culture

Alors que l’Amérique se dissout en deux substances distinctes – une nation, deux psychés – nous devrions peut-être accorder plus d’attention à la psychologie sous-jacente à cette segmentation, et pas seulement à ses effets «politiques». De toute évidence, cette scission est vitale pour comprendre les États-Unis.

En outre, ces deux états de la psyché américaine se manifestent au Moyen-Orient et au-delà – pas tant d’une manière stratégique, mais plutôt comme la projection de la psyché intérieure. Cette projection cherche à prouver sa pertinence morale à l’extérieur, d’une manière qui ne peut se faire à l’intérieur – car l’équilibre des forces au niveau national est tel qu’aucune des parties ne peut, comme elle le souhaiterait, forcer la soumission de «l’autre» à sa vision du monde. Aucun ne peut prévaloir de manière décisive.

Même l’élection de novembre ne réglera pas les choses de manière définitive. Cela pourrait, au contraire, aiguiser davantage la compétition.

Quels sont les facteurs clés de cette scission ? C’est tout d’abord qu’aux États-Unis, les «faits» ne sont plus acceptés comme tels. Les faits, comme l’idéologie se sont séparés en deux camps irréconciliables, chacun prenant l’autre à la gorge. Et ensuite, toute autorité, ou source, pour étayer ce qui est affirmé comme un fait, dans le monde d’aujourd’hui, a depuis longtemps fui la scène. Aujourd’hui, nous ne traitons que d’un «affectivisme» psychique – dans la formulation d’Alasdair Macintyre – sens dessus-dessous, et l’un contre l’autre. Beaucoup de chaleur, mais pas de lumière.

Ceux qui ne sont pas d’accord sont affublés d’une quantité de termes péjoratifs, qui sont essentiellement destinés à indiquer que l’autre est nécessairement un «barbare» au sens antique du terme : c’est-à-dire quelqu’un de moins que pertinent, ne méritant aucune attention, un «baragouineur incompréhensible» dans le sens originel du mot barbare. Et pire encore, ces personnes mentent et mobilisent tous les moyens illégitimes et séditieux, c’est-à-dire inconstitutionnels, pour arriver à leurs fins illicites. C’est ainsi que les deux parties, globalement, se voient entre elles. Une hyper-partisanerie.

Ce n’est pas vraiment nouveau – nous le savions déjà. Mais qu’est-ce que cela a à voir avec le Moyen-Orient et au-delà ? L’importance de la chose est que, dans la poursuite de la validation de l’une ou l’autre de ces perspectives psychiques, une faction américaine est prête à forcer la soumission à la “justesse” du Messianisme chrétien fondateur de l’Amérique – de façon pratiquement indifférente aux conséquences potentielles [voir l’ignominie des bombardements “humanitaires”, NdT]. Dans ce but, une grande partie du Moyen-Orient est menacée d’effondrement sociétal et économique.

De toute évidence, la raison ou la diplomatie ne serviront à rien. Elles seront rejetées comme du babillage. Il est également frappant de constater que certains responsables se réjouissent presque de la douleur et de la famine qu’ils peuvent causer. Leur langage dévoile les origines implicites de la religion dans la justification de ces actions : ils parlent de «juste rétribution». S’il est du soi-disant “intérêt” des États-Unis de détruire le Hezbollah, le président syrien Assad ou le gouvernement révolutionnaire iranien, alors l’intérêt américain veut aussi que ces nations entières, leurs peuples, subissent une apocalypse économique. Qu’il en soit ainsi : c’est mérité.

Comme un historien américain, le professeur Vlahos, décrit la situation aux États-Unis : non seulement l’Amérique s’est séparée en deux nations, mais elle s’est en outre divisée en deux sectes religieuses distinctes, en désaccord, mais reflétant toutes deux les côtés polarisés de l’impulsion religieuse originale de l’Amérique. L’un – le parti actuellement au pouvoir – voit l’identité nationale enracinée dans un âge d’or américain antérieur, défendant la propriété, le commerce et la liberté comme des droits traditionnels hérités – signes de la grâce de Dieu, dans le paradigme calviniste protestant.

L’autre – plus dans la veine apocalyptique – «Regarde vers l’avenir. Il se dit progressiste, annonce la perfection et la pureté qui nous attendent, et regarde le passé comme une tache profonde et sombre – une époque imparfaite, barbare et primitive qui doit être rejetée – au profit d’un avenir édifiant et brillant qui doit être soutenu». Les deux sont des visions existentielles et conflictuelles, explique le professeur Vlahos, «nous enjoignant comment vivre, définissant le bien et le mal, il n’y a pas de place pour un compromis entre elles».

Mais le meurtre de George Floyd, a de nouveau enflammé une trêve difficile. Ce meurtre est devenu emblématique – dépassant son sens spécifique – pour plonger dans la profondeur et l’intensité des animosités culturelles des deux côtés – comparable à l’affaire Dreyfus en France entre 1897 et 1899. Dans The Proud Tower, Barbara Tuchman écrit que Dreyfus, un officier juif soupçonné d’espionner pour le compte des Allemands, qui n’a jamais été une personnalité particulièrement notable, est devenu une «abstraction» pour ses partisans et ses détracteurs. Elle a résumé :

«Chaque camp s’est battu pour une idée, son idée de la France : l’une la France de la contre-révolution, l’autre la France de 1789, une pour la dernière chance d’arrêter les tendances sociales progressistes et restaurer les anciennes valeurs, l’autre pour restaurer l’honneur de la République et la préserver des griffes de la réaction».

Will Collins écrit dans The American Conservative :

«Il est difficile de penser à une comparaison plus appropriée avec le moment actuel. Le langage du conflit existentiel a été intégré à la droite américaine lors des élections de 2016. Un essai, désormais infâme, The Flight 93 Election, a comparé le vote pour Donald Trump à une tentative désespérée de reprendre un avion détourné aux terroristes du 11 septembre. À gauche, le libéralisme progressif de l’administration Obama a cédé la place à quelque chose de plus radical, une critique approfondie des institutions et de l’histoire américaines qui suggère – et dit parfois carrément – que le changement révolutionnaire est la seule voie à suivre».

Ces deux images mentales en conflit définissent non seulement l’arène intérieure américaine, mais aussi la géopolitique mondiale. Conscients de ces schismes, les Américains deviennent facilement agités et irrités à l’idée que la Chine ou la Russie pourraient combler le vide.

De même, des sanctions récentes sans précédent contre les peuples syrien et libanais – via le Caesar Act – sont le reflet d’une vision missionnaire vigoureuse mais contestée. Ces sanctions globales visent précisément à nuire aux civils – et même à les affamer ou à les précipiter dans la guerre civile. C’est ce qu’ils sont censés faire – l’envoyé américain en Syrie, James Jeffrey, a célébré le fait que les sanctions américaines contre Damas ont «contribué à l’effondrement» de l’économie syrienne.

Et c’est le tempérament bon / mauvais du moment. Car un destin aussi sombre est précisément ce que de nombreux Américains conservateurs aimeraient imposer à leurs compatriotes qui occupent la zone autonome de Capitol Hill à Seattle – ou maintenant la «zone de protestation» – c’est-à-dire la CHAZ.

Ils aimeraient couper l’électricité, l’eau et la nourriture. Car c’est la contradiction interne de l’Amérique : ces manifestants du BLM détestent l’âge d’or américain, ils considèrent ce dernier comme une «souillure», une époque primitive barbare qu’il faut rejeter. Le parti des fanatiques de «l’âge d’or» aimerait voir les occupants de la zone CHAZ affamés jusqu’à la reddition – mais il ne peut pas. Cela déclencherait des troubles internes aux États-Unis et le retour de protestations violentes, très probablement.

Mais pour les malchanceux de Syrie, du Liban, d’Irak et d’Iran, être jetés aux oubliettes n’est pas un problème de conscience. Ils sont «moralement souillés» pour les deux «visions» américaines. L’une ne peut pas supporter le rejet de la “vision morale vertueuse” de l’Amérique, et l’autre voit ces nations vivre dans des conditions si barbares, primitives et imparfaites, qu’un renversement de leur État devient inévitable et souhaitable. La majeure partie de l’Europe appartient à cette dernière catégorie, hyper partisane également, même si elle est présentée sous un vernis de «libéralisme».

Vu sous cet angle psychologique, Israël et les Palestiniens ne sont pas au même endroit. C’est un cas de «vice ordinaire» israélien : la plupart des Américains, aimant l’«âge d’or», bien sûr, voient le parcours d’Israël comme parallèle au leur. Il y a une réelle empathie. Mais ce n’est pas le cas de la génération d’Américains «réveillés» de plus de 20 ans, soutenant BLM.

Leur idéologie «éveillée» est radicale. Ils considèrent que le mouvement pour les droits civiques des années 1960 s’est vendu sans équivoque. Pas de place pour le compromis : l’Amérique est à la fois raciste et oppressive. Ses principes fondateurs doivent être extirpés à la racine et remplacés. BLM mène cette lutte contre les principes fondateurs américains, et la lutte contre l’empire américain est une seule et même chose, disent-ils.

Il n’est pas assuré que la génération réveillée des 20 ans et plus, en alliance avec BLM, réussise à dompter la génération libérale plus âgée de dirigeants démocrates, PDG, officiers supérieurs de police et militaires qui se sont agenouillés récemment devant l’autel de l’agenda BLM, ou si BLM est simplement utilisé par ces dernier comme un outil contre Donald Trump. Si c’est la cas, ce ne sera pas la première fois que le courant dominant a coopté un mouvement radical pour l’instrumentaliser à ses propres fins, ce n’est que par la suite que l’on découvre que c’est lui, le courant dominant, qui était le chien «remué» par sa “queue” radicale. L’histoire du salafisme et de ses djihadistes me vient à l’esprit, dans ce contexte.

La question n’est qu’une simple question : ce qui est indéniable, c’est que le réveil parcourt des parties de l’Europe et de l’Amérique plus rapidement que l’infection par le coronavirus. Alors que les Israéliens aiment la diversité politique, ils sont effrayés par le discours libéral-BLM à propos d’une lutte à venir contre le racisme et l’oppression.

À moins que cet «éveil» ne se heurte à une «immunité collective» précoce en Europe et en Amérique, ce courant aura un impact sur la région d’une manière qui n’est pas prévisible à ce stade, mais probablement inévitable. Les Israéliens manifestent déjà une plus grande nervosité face à l’annexion de la Cisjordanie et de la vallée du Jourdain, et les États du Golfe, dirigés par des Émirats Arabes Unis autoritaires, se préparent à quitter le quai américain et cherchent une nouvelle place dans un port israélien sûr.

Sentent-ils un changement dans la direction du vent ? Cherchent-ils la sécurité ? La génération des 20 ans et plus de la région va-t-elle assimiler l’esprit de l’éveil ?

Alastair Crooke

Traduit par jj, relu par Wayan pour le Saker Francophone

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