Par Pepe Escobar – Le 26 octobre 2015 – Source Russia Today
Encore une fois, ce que l’avenir réserve à la Syrie sur le plan politique et militaire repose sur la nouvelle bataille d’Alep. Si l’on rajoute les réfugiés internes, il se pourrait bien que la ville et sa périphérie abritent maintenant jusqu’à trois millions de personnes.
C’est à Alep que tout se joue, encore et toujours.
Pour l’essentiel, la situation sur le terrain est la suivante.
L’ouest d’Alep est contrôlé par Damas, par l’entremise de l’Armée arabe syrienne (AAS).
Une partie du secteur nord est sous le contrôle des Kurdes du PYD, qui sont beaucoup plus engagés dans la lutte contre EIIS/EIIL/Da’ech que Damas. Le PYD est aussi considéré comme un allié objectif de l’administration Obama et du Pentagone, au grand dam du sultan Erdogan de Turquie.
L’est d’Alep est la clé de voûte. Il est contrôlé par la soi-disant Armée de la conquête, qui regroupe le front al-Nosra (alias Al-Qaïda en Syrie) et le groupe salafiste Ahrar al-Sham. D’autres secteurs de l’est sont contrôlés par les vestiges (droits d’auteur à Donald Rumsfeld) de l’Armée syrienne libre (ASL), qui ont refusé de collaborer avec l’Armée de la conquête.
Dans les officines de Washington, tous ces groupes sont considérés dans une certaine mesure comme des rebelles modérés.
Parmi les récents développements sur le champ de bataille d’Alep, celui qui ressort le plus est l’élimination par l’AAS (avec le soutien stratégique des Russes) du chef du front al-Nosra Abou Suleiman al-Masri, alias Mahmud Maghwari, un Égyptien que Le Caire avait mis dans sa liste des personnes à abattre il y a des lustres.
En outre, plusieurs centaines de combattants chiites irakiens, dirigés par le commandant iranien de la Force Al-Qods et superstar Qasem Soleimani, ont été transférés de Lattaquié à Alep, et seront rejoints par une brigade blindée du Hezbollah composée d’environ 3 000 combattants aguerris.
Ce qui semble se dessiner, c’est une offensive à partir du sud. Ces forces vont non seulement toutes converger vers Alep, mais elles devront aussi, dans un second temps, dégager la voie jusqu’à la frontière turco-syrienne, qui est maintenant devenue de facto une zone d’exclusion aérienne contrôlée par la Russie.
L’objectif suprême est de couper les voies d’approvisionnement des salafistes ou salafistes-djihadistes de tout acabit, qu’ils soient rebelles modérés ou associés à EIIS/EIIL/Da’ech. Voilà pourquoi Moscou tient tant à combattre le terrorisme sous toutes ses formes sans distinction. Que EIIS/EIIL/Da’ech ne soit pas le principal acteur à Alep et dans sa périphérie n’a aucune importance.
Pratiquement, la campagne en Syrie est dorénavant sous la direction opérationnelle, tactique et stratégique de la Russie, avec bien sûr un apport stratégique iranien.
La coalition regroupant la Russie, la Syrie, l’Iran, l’Irak et le Hezbollah en Syrie (qui se partagent aussi le centre de collectes de renseignements 4+1 à Bagdad) a de bonnes chances de remporter la prochaine bataille d’Alep, si elle respecte trois conditions :
1) une couverture aérienne russe assurée en coordination avec les services de renseignements sur le terrain pour l’ensemble des opérations (c’est fait);
2) un soutien populaire (c’est fait aussi, la population urbaine sunnite d’Alep, qui compte de nombreux hommes d’affaires, soutient Damas);
3) des forces terrestres aguerries comptant au moins 15 000 combattants (sur le point d’être fait si l’on tient compte de l’apport de l’Irak et du Hezbollah).
La part d’ombre
Mais il y a une autre coalition qui ne se réjouit pas tellement de la façon dont les choses évoluent sur le champ de bataille, ce qui n’a rien d’étonnant.
La principale centrale électrique d’Alep, à 25 kilomètres à l’est de la ville, est pour le moment contrôlée par EIIS/EIIL/Da’ech. Aussi dément qu’il puisse paraître (avouons que toute la tragédie syrienne est démente !), le faux califat a tout de même conclu une entente informelle avec Damas, en vertu de laquelle ses brutes reçoivent 60 % de l’électricité et le gouvernement 40 %. Après tout, nous avons tous besoin d’énergie, y compris les coupeurs de têtes, modérés ou autres.
Savez-vous ce qu’a fait la Coalition des Opportunistes Tordus (qui regroupe, en plus des USA, la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar) comme contribution à la lutte contre EIIS/EIIL/Da’ech ? Eh bien, elle a bombardé la centrale électrique d’Alep il y a un peu plus d’une semaine. Cela signifie qu’elle a bombardé une infrastructure civile syrienne (un crime flagrant rappelant l’opération Choc et stupeur de 2003), dont la plupart des victimes entrent dans la définition de peuple syrien que chérit tant l’Exceptionnalistan.
Ce qui va se passer sur le champ de bataille à Alep et autour d’Alep au cours des prochaines semaines jouera un rôle essentiel sur le plan diplomatique. Pour le moment, Bachar al-Assad a compris le message de Moscou. Il est prêt à discuter d’amendements à la constitution et à tenir des élections parlementaires et présidentielles. Mais au préalable, les 4+1 doivent porter un grand coup sur le champ de bataille.
Même le secrétaire d’État des USA John Kerry a changé son fusil d’épaule, après s’être entretenu avec le ministre russe des Affaires étrangères Serguei Lavrov, en affirmant que toute solution pacifique doit passer par un engagement direct de Damas et de l’opposition patriotique.
Sauf que les patriotes de l’Armée syrienne libre n’ont pas encore compris le message. Lavrov a expressément engagé Moscou à les aider (même s’ils ont obtenu des armes ayant transité par la Turquie et la Jordanie pour combattre Damas), tant qu’ils combattront EIIS/EIIL/Da’ech. Sans surprise, ces rebelles et patriotes modérés ont rejeté l’offre de Lavrov.
Une autre absurdité diplomatique est l’absence de l’Iran à la table de négociations, qui s’explique par la paranoïa aiguë de la maison des Saoud. Les généraux et conseillers iraniens, qui analysent les renseignements recueillis sur le terrain et l’ensemble du cadre stratégique en Syrie, sont pourtant des éléments cruciaux des opérations terrestres.
Washington et Riyad ont plutôt confirmé leur volonté d’augmenter le soutien accordé à ces rebelles modérés invisibles, à la suite d’une rencontre entre Kerry et le roi Salmane à Riyad. Le département d’État, qui pour une fois a mis un peu de suspense, n’a pas précisé ce qu’il entendait par soutien. Inutile de dire que cela se traduira par encore plus de formation par la CIA et par encore plus de missiles antichar TOW, qui ne seront probablement pas dirigés contre EIIS/EIIL/Da’ech [et plus d’argent pour les contractants privés du Pentagone, NdT].
Le ballet diplomatique devrait se poursuivre plus tard cette semaine, soit exactement au moment de la recrudescence de la bataille cruciale d’Alep.
Traduit par Daniel, relu par jj et Diane pour le Saker francophone.
Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan: How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues: a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009) et le petit dernier, Empire of Chaos (Nimble Books).