Par le Saker – le 7 septembre 2018 – Source The Saker
Dans un article récent, Paul Craig Roberts m’a posé directement une question très importante. Voici la partie essentielle de cet article (mais assurez-vous de lire l’article complet pour comprendre d’où vient Paul Craig Roberts et pourquoi il soulève ce problème absolument crucial) :
Andrei Martyanov, qui vient d’écrire un livre dont j’ai parlé sur mon site, a récemment défendu Poutine, comme Le Saker et moi l’avons fait dans le passé, contre ceux qui disent que Poutine est trop passif face aux agressions. Comme je l’ai déjà dit, je ne peux qu’applaudir Martyanov et Le Saker. Là où nous différons peut-être, c’est sur l’idée qu’accepter sans cesse des insultes et des provocations encourage leur escalade jusqu’à ce que la seule alternative soit la reddition ou la guerre.
Donc, voilà les questions que je pose à Andrei Martyanov, au Saker, à Poutine et au gouvernement russe : combien de temps faut-il tendre l’autre joue ? Faut-il tendre l’autre joue jusqu’à ce que votre adversaire ait réduit à zéro votre avantage dans la confrontation ? Faut-il tendre l’autre joue jusqu’à perdre le soutien de la foule des patriotes qui pensent que vous ne défendez pas l’honneur du pays ? Faut-il tendre l’autre joue jusqu’à être finalement contraint de choisir entre la guerre ou la soumission ? Faut-il tendre l’autre joue jusqu’à qu’une guerre nucléaire soit inévitable ?
Je pense que Martyanov et Le Saker seront d’accord pour dire que ma question est légitime.
Tout d’abord, permettez-moi immédiatement de dire que je trouve cette question valable, cruciale même, et que c’est une question avec laquelle je me suis colleté depuis plusieurs années et qui me tient encore éveillé la nuit. Je pense que cette question devrait être posée plus souvent, en particulier par ceux qui se soucient de la paix et s’opposent à l’impérialisme sous toutes ses formes ; et je suis reconnaissant à Paul Craig Roberts de l’avoir soulevée.
Ensuite, considérant la méchanceté généralisée d’une grande partie de la blogosphère pro-russe et des soi-disant « médias alternatifs », je tiens à dire publiquement que j’ai le plus grand respect pour Paul Craig Roberts, en particulier pour son courage remarquable et sa probité intellectuelle. Il m’arrive de ne pas être d’accord avec tout ce qu’écrit Paul Craig Roberts, mais je n’oublie jamais qu’il est indubitablement un vrai patriote américain et un véritable ami de la Russie. Je le considère comme un allié précieux dans mes propres combats.
Ce point clarifié, permettez-moi de revenir à la question de Paul Craig Roberts.
Tout d’abord, je commencerai par interroger la prémisse même de cette question et me demander s’il est vrai que la Russie a une politique consistant à « tendre l’autre joue ».
À mon avis, c’est un présupposé erroné. D’une part, la Russie n’a pas « une » politique étrangère, mais plusieurs politiques très différentes à l’égard de pays et de situations différents. Je ne les énumérerai pas toutes ici, mais j’en mentionnerais deux qui sont le plus souvent citées dans ce contexte : la Syrie et l’Ukraine.
Il s’agit de conflits radicalement différents aux caractéristiques profondément différentes :
Syrie | Ukraine | |
Risque de confrontation directe entre superpuissances, la Russie et les États-Unis | Oui | Non (seulement indirectement) |
Risque d’escalade d’un incident local dans une guerre nucléaire à grande échelle | Élevé | Très bas |
Proximité avec la frontière russe | Non | Oui |
Avantage de la force écrasante | US/CENTCOM/OTAN | Armée russe |
Présence d’une population russe importante | Non | Oui |
Mandat populaire (russe) pour le recours à la force si nécessaire | Solidaire mais prudent (pas de chèque en blanc) | Fort (en cas de contre-attaque russe pour sauver la Novorussie) |
Risque de contrecoup politique en cas d’escalade ou si la Russie est forcée d’intervenir | Limité (l’UE a plus ou moins accepté que la Russie soit en Syrie (et même les États-Unis et Israël l’ont fait aussi) | Très élevé (dans l’UE) |
Intervention russe justifiable au regard du droit international | Oui, évident | Oui, mais pas évident |
Conséquences économiques et sociales majeures (pour la Russie) en fonction de l’issue du conflit | Non | Oui |
La Russie est-elle pressée par le temps pour résoudre ce conflit ? | Non | Non |
Comme vous le voyez, sur 10 caractéristiques, les conflits en Ukraine et en Syrie n’en ont qu’une en commun : la Russie n’est pas pressée par le temps pour les résoudre. En fait, je dirais que le temps joue fortement en faveur de la Russie dans les deux cas (notez que je ne dis pas que les populations locales en Ukraine et en Syrie sont dans la même position que la Russie – pour elles, chaque jour qui passe est un cauchemar).
Les deux caractéristiques comparées les plus importantes sont le risque d’escalade du conflit dans une confrontation totale et directe entre superpuissances qui, à elle seule, pourrait facilement dégénérer en une guerre nucléaire. C’est très peu probable en Ukraine et très possible en Syrie.
Pourquoi ?
Il suffit de regarder les impasses actuelles dans les deux pays : en Ukraine, les Novorusses avertissent contre une concentration de l’armée ukronazie près de Marioupol ; en Syrie, la Marine et les Forces aérospatiales russes sont prêtes à couler des navires de l’US Navy si on leur en donne l’ordre. Voyez-vous la différence d’ampleur et de qualité ?
Pour ces raisons, je pense que nous devons examiner séparément la position russe dans ces deux conflits.
La Syrie
J’ai beaucoup écrit sur la position russe en Syrie et je ne fournirais donc qu’un bref résumé en quelques points :
- Le conflit en Syrie place les forces russes et américaines dans une très grande proximité. En outre, la force d’intervention de l’armée russe en Syrie et dans ses environs est très petite et elle ne peut pas résister à une attaque déterminée des USA/CENTCOM/OTAN. S’ils sont attaqués, les Russes devront rapidement recourir à leurs missiles de croisière à longue portée qui sont basés (ou au port) en Russie. Que feront les Américains si cela se produit ?
- Il n’y a aucune raison de croire que la partie étasunienne réagira rationnellement (ou même de façon proportionnée) si des bases ou des navires américains sont détruits dans une contre-attaque russe : la pression politique pour « donner une leçon aux Russes », pour montrer que les États-Unis « ont la plus grande armée de l’histoire » et toutes les autres absurdités typiques des brandisseurs de drapeau américain forceront Trump à montrer qu’il est le président du MAGA (Make America Great Again). Les élites américaines actuelles sont non seulement « incapables de passer un accord », mais elles sont également ignorantes, stupides, arrogantes, et elles ont aussi un immense sentiment d’autosatisfaction, une idéologie messianique et une croyance religieuse dans leur totale impunité. Il serait tout à fait illogique et, dans le cas d’une éventuelle guerre nucléaire, complètement irresponsable de présumer que les États-Unis sont un « acteur rationnel ».
- Vladimir Poutine a été élu par le peuple russe pour qu’il protège et préserve ses intérêts et non les intérêts des peuples d’Ukraine ou de Syrie. Avant tout, sa principale obligation est de protéger le peuple russe ce qui, à son tour, signifie qu’il doit faire tout son possible pour éviter une confrontation entre superpuissances dont le peuple russe souffrirait énormément.
Personnellement, je soutiens totalement la décision russe d’intervenir en Syrie, mais j’ai été très préoccupé depuis le premier jour par les dangers inhérents à une telle opération. Jusqu’ici, je crois que les Russes ont fait un travail superbe : ils ont sauvé les Syriens du cauchemar takfiri, ils ont permis au gouvernement syrien de survivre et de libérer la plus grande partie de la population syrienne, et ils ont totalement vaincu les plans A, B, C, D, etc. de déjà deux administrations américaines (plutôt mauvaises, voire incompétentes). Jusqu’à présent, l’intervention russe en Syrie est une réussite remarquable. C’est aussi la raison pour laquelle les Américains cherchent si désespérément quelque chose qui ressemblerait à une « victoire » pour « la plus grande nation sur la terre », « pays des hommes libres, terre des braves », blablabla… Pourtant, pour que cette opération devienne un véritable succès, la Russie doit faire tout ce qu’elle peut pour augmenter simultanément les coûts potentiels d’une intervention pour les Anglosionistes, tout en leur refusant la récompense politique d’une attaque américano-israélienne. Je n’appellerais pas cela « tendre l’autre joue », je le qualifierais plutôt d’ « absorber un coup après l’autre (en particulier lorsque les ‘coups’ sont inefficaces au point d’être presque totalement symboliques !) jusqu’à ce que les adversaires s’essoufflent, tout en changeant la réalité sur le terrain ». Comparez la situation en Syrie il y a deux ans et aujourd’hui, et dites-moi : qui gagne cette fois ?
La seule conclusion possible est, du moins jusqu’à présent, que la politique russe en Syrie a été un immense succès.
Passons maintenant au conflit en Ukraine.
L’Ukraine
Ici, je le confesse, je suis beaucoup plus sceptique. Tout d’abord, même si je comprends que c’était une décision difficile, je dois avouer que je continue à me demander si c’était la chose à faire de reconnaître la junte ukronazie arrivée au pouvoir à Kiev. Pourquoi le Kremlin a-t-il accepté de traiter avec eux alors qu’ils ont clairement accédé au pouvoir à l’issue d’un coup d’État néo-nazi, exécuté par un petit nombre d’extrémistes purs et durs et en violation directe d’un accord international signé la veille ? S’il est légal, dans l’UE, d’interdire les croix gammées ou même les « livres révisionnistes » (et de jeter en prison les gens qui les écrivent !), comment se fait-il qu’un authentique régime nazi, arrivé au pouvoir par la violence, soit instantanément reconnu ? Bon, nous savons que l’Empire anglosioniste est le summum de l’hypocrisie, mais la reconnaissance de cette bande de voyous corrompus et remplis de haine pour la Russie soulève beaucoup de questions très troublantes. Enfin, combien était-ce difficile pour les Russes de voir que la seule issue possible d’un un coup d’État à Kiev était une guerre civile ? Après tout, si moi, qui n’utilise que des sources accessibles au public, j’ai pu prédire la guerre civile en Ukraine dès le 30 novembre 2013, alors l’immense et hautement compétente communauté russe du renseignement était sûrement arrivée aux mêmes conclusions, des mois et même des années avant moi ! Donc pourquoi le Kremlin a-t-il reconnu un régime qui déclencherait immédiatement une guerre civile sanglante ? Encore des questions dérangeantes.
Je ne me substituerais cependant pas au Kremlin, même rétrospectivement, puisque le président et ses conseillers disposaient de beaucoup plus d’information que moi pour prendre leurs décisions. Je suis beaucoup plus dérangé par l’absence de sanctions économiques russes contre l’Ukraine, en particulier face à un flot presque incessant d’atrocités, de provocations et d’actes hostiles. Il semble qu’à la suite des actes de piraterie ukronazis dans la mer d’Azov, les Russes aient finalement décidé que cela suffisait et que les Ukronazis devaient payer un prix élevé (en termes économiques) pour leurs actes de piraterie. Mais c’est très peu, et très tard. Que faudra-t-il pour que la Russie prenne des mesures sérieuses ? Une attaque terroriste ukronazie sanglante en Russie, peut-être ?
Aujourd’hui, après l’assassinat d’Alexandre Zakharchenko, un nombre croissant de politiciens russes et de personnalités publiques appellent à la reconnaissance de la RPD et de la RPL. Franchement, je ne peux qu’être d’accord. Assez, c’est assez, d’autant qu’il n’y a personne avec qui négocier à Kiev, et qu’il n’y aura personne dans un avenir prévisible. En outre, la junte au pouvoir doit payer pour ses provocations constantes et je crois que la Russie devrait imposer quelques sanctions économiques sévères aux dirigeants ukronazis et à l’Ukraine elle-même. Regardez ces deux faits et dites-moi si vous voyez aussi un problème ici :
- Le FSB russe (dont les enquêteurs sont à Donetsk) a déclaré que le SBU ukrainien est derrière le meurtre d’Alexandre Zakharchenko
- La Russie est le plus grand investisseur économique en Ukraine
Est-ce que vous y voyez un sens ?
Quant aux Accords de Minsk, qui étaient de toute façon mort-nés, les Ukronazis ont prouvé en paroles et en actes qu’ils n’avaient nullement l’intention de les appliquer. Je comprends que les décideurs au Kremlin le réalisent aussi et que leur objectif n’est pas d’attendre et d’espérer que les Ukronazis commencent à appliquer ces accords, mais d’utiliser ceux-ci comme un « crochet » pour continuer à lentement affaiblir le régime de Kiev. De même, je vois l’avantage qu’il y a à ne pas reconnaître la RPD et la RPL : exactement comme les États-Unis ont créé une anti-Russie en Ukraine, les Russes ont créé une anti-Ukraine au Donbass. Je pense toutefois que cette stratégie a maintenant perdu son utilité et que la protection de la population du Donbass devrait être considérée comme plus importante que l’affaiblissement du régime nazi de Kiev. Et pourtant, le porte-parole de Vladimir Poutine vient de déclarer (une fois encore) :
« Après la perpétration de cet attentat terroriste, il est très difficile de discuter de quoi que ce soit avec la partie ukrainienne, mais cela ne signifie pas que la Russie se retire du processus de Minsk. »
Vous comprenez ?
Si/quand l’armée russe intervient ouvertement au Donbass (comme elle l’a fait en Crimée), il n’y a absolument rien que les Ukronazis, l’OTAN, l’UE ou les États-Unis puissent faire à ce propos. Ce n’est pas la Syrie et ici, les Russes ont un avantage militaire énorme et écrasant.
Aparté C’est pourquoi, sur le plan militaire, tout cet « encerclement » de la Russie par les bases militaires des États-Unis et de l’OTAN est insensé. Tout comme le sont les demandes polonaises et baltes d’accueillir des bases des États-Unis et de l’OTAN sur leur territoire. Les conflits modernes entre superpuissances n’auront pas vraiment de front et d’arrière, mais se dérouleront surtout dans les profondeurs du théâtre de la guerre. En plaçant des bases américaines et de l’OTAN si près de la Russie, l’Empire ne fait que dresser la liste des systèmes d’armes russes qui peuvent les frapper de plus en plus longtemps, d’où une puissance de feu accrue et plus de redondance pour l’attaque russe. Toute cette affaire d’« encerclement » est une absurdité idéologique néocon typique. Ma favorite ? Lorsque l’US Navy navigue dans la mer Noire, où la durée de survie d’un navire se mesure en minutes une fois que les Russes décident de le couler. Idem pour le golfe Persique, qui est un endroit épouvantable pour y envoyer des navires de l’US Navy, d’ailleurs. Si l’Empire ordonnait une frappe contre l’Iran, il commencerait probablement par chasser tous les bateaux de l’US Navy du golfe Persique (à moins que le Pentagone ne veuille tendre un piège ou une répétition de l’opération sous fausse bannière de « l'USS Liberty » comme prétexte à l’attaque).
Non seulement l’armée ukronazie cessera de fonctionner comme force de combat en 24 à 36 heures (la plupart des hommes survivront, cela dit, mais en tant que sous-unités et unités de combat, l’armée ukronazie cessera d’exister), mais l’OTAN ne sera en aucun cas en mesure d’intervenir. Il n’y a aucun risque d’escalade au Donbass, en particulier pas de risque nucléaire. Pourtant, contrairement à la Syrie, un intervention russe ouverte au Donbass aura d’énormes conséquences politiques en Europe : tous les petits pas timides qui ont été faits par les dirigeants de l’UE pour avoir une sorte de politique étrangère indépendante (je pense au North Stream 2 par exemple) seront immédiatement écrasés par un immense chœur d’hystérie russophobe provenant des régimes fantoches anglosionistes d’Europe de l’Est.
À vrai dire, jusqu’ici la politique russe consistant à envoyer de l’équipement (le Voentorg) et des spécialistes (le Vent du nord) a été un total succès. Les Russes ont réussi à vaincre les Ukronazis sans intervention directe (à quelques exceptions mineures près comme quelques opérations spéciales, quelques tirs d’artillerie et un peu d’aide pour créer une zone d’exclusion aérienne de facto au-dessus du Donbass). Le problème est qu’avec l’impopularité de Porochenko et l’Ukraine qui devient un État failli (ce qu’elle a été depuis longtemps déjà), la junte pourrait bien décider d’attaquer de nouveau avec une armée réorganisée, ré-entraînée, rééquipée et beaucoup plus musclée (du moins sur le papier). Et s’ils perdent contre les Novorusses – ce qu’ils feront probablement – ils pourront accuser l’intervention militaire russe de tous les désastres qu’ils se sont infligés à eux-mêmes.
Enfin, comme je l’ai écrit dans le passé, le grand problème est que les Anglosionistes ne risquent presque rien à dire à leurs proxies ukronazis d’attaquer la Novorussie, Oh bien sûr, beaucoup d’Ukrainiens mourront, mais les Anglosionistes s’en fichent, et si l’armée ukronazie est capable de forcer à une intervention militaire russe, l’Empire vaincra politiquement. Le seul mauvais scénario pour l’Empire serait que les forces de la RPD et de la RPL soient capables de vaincre les Ukronazis pour la troisième fois, de nouveau sans intervention russe ouverte, ce qui est une réelle possibilité.
D’un point de vue russe, je comprends qu’une intervention ouverte au Donbass serait très coûteuse en termes économiques et politiques. Je ne pense cependant pas que ce soit une situation « tout ou rien ». La Russie ne doit pas choisir entre ne rien faire et envoyer ses chars à Kiev. Elle a la possibilité de serrer la vis à Kiev, sans trop forcer. À tout le moins, la Russie pourrait instaurer des sanctions économiques pénibles. Le Kremlin pourrait aussi dire au régime de Kiev qu’il y a des lignes rouges (dont des attentats terroristes en Novorussie, en Crimée ou ailleurs en Russie) à ne pas franchir et que la Russie ne tolérera aucune provocation ukronazie.
Pour conclure cette partie, je dirai que la politique russe à l’égard de l’Ukraine a été mitigée, avec quelques véritables succès mêlés avec des réponses probablement tout sauf idéales. Je pense que le Kremlin devrait envisager des moyens économiques et politiques pour riposter à la politique ukronazie tout en restant à l’écart de toute opération militaire ouverte aussi longtemps que possible (c’est-à-dire à moins que les Ukronazis ne menacent d’écraser la Novorussie).
Après avoir comparé et opposé ces deux conflits, voyons maintenant le tableau d’ensemble. Après tout, Paul Craig Roberts parle de l’avenir de notre planète entière avec sa question : « La guerre peut-elle être évitée et la planète sauvée ? » Il a totalement raison : ce qui est en jeu ici n’est pas seulement l’issue d’un conflit local ou régional, mais l’avenir de notre planète tout entière.
Le tableau d’ensemble : la guerre existentielle entre la Russie et l’Empire
Les États-Unis et la Russie sont en guerre depuis plusieurs années maintenant. Oui, cette guerre est grosso modo à 80% informationnelle, à 15% économique et seulement à 5% cinétique. Mais cela peut changer très rapidement. Les raisons principales à cette guerre ne sont pas seulement le mélange habituel de rivalité entre grandes puissances, de luttes économiques et financières, de désir de contrôler les matières premières ou les emplacements géographiques stratégiques. Ces enjeux sont tous présents cette fois aussi, mais la raison plus profonde de cette guerre est que la Russie et les États-Unis représentent deux modèles civilisationnels qui s’excluent mutuellement. Pour le dire très succinctement, la Russie veut un monde multipolaire dans lequel chaque pays est libre de se développer comme son peuple l’entend et dans lequel le droit international régule les relations entre nations. L’Empire vote, bien sûr, pour lui-même. Cela signifie qu’il veut une unique hégémonie mondiale gouvernée par les Anglosionistes. En plus, la Russie défend des valeurs morales et spirituelles traditionnelles alors que l’Empire défend l’avidité, le mondialisme et la destruction de toutes les traditions et valeurs morales. Il va de soi que ces deux systèmes ne peuvent pas coexister. Ils représentent des menaces existentielles l’un pour l’autre. La Russie deviendra soit souveraine soit esclave. L’Empire contrôlera la planète ou s’effondrera. Tertium non datur (Il n’y a pas de troisième voie).
Les Russes le comprennent parfaitement, tout comme les dirigeants de l’Empire anglosioniste transnational. Vous pensez que j’exagère ? Eh bien, voyez vous-même ce que Kirstjen Nielsen, secrétaire à la Sécurité intérieure, avait à dire à ce sujet (c’est moi qui souligne) :
« Nous assistons à des changements historiques dans l’ensemble du paysage de la menace (…) L’équilibre des forces qui a caractérisé le système international depuis des décennies s’est corrodé. Le moment unipolaire de l’Amérique est en danger. Les vides du pouvoir se multiplient dans le monde et sont rapidement remplis par des États-nations hostiles, des terroristes et des criminels transnationaux. Tous partagent un but commun : ils veulent perturber notre mode de vie – et beaucoup incitent au chaos, à l’instabilité et à la violence. »
À part le commentaire totalement hypocrite à la fin sur « le chaos, l’instabilité et la violence » (qui sont, de loin, les plus grandes exportations américaines), elle est parfaite. D’où les tensions actuelles.
Il y a une possibilité très réelle que cette guerre devienne subitement 100% cinétique. Les Russes le comprennent aussi, et c’est pourquoi ils se préparent à la Troisième guerre mondiale depuis plusieurs années déjà. Comme je l’ai déjà dit à maintes reprises, les forces armées américaines ne sont pas en mesure de mener une guerre conventionnelle contre la Russie, et les récentes avancées russes en technologie militaire ont pratiquement rendu la Marine et l’aviation américaines plus ou moins inutiles. La triade nucléaire américaine, cependant, est toujours totalement fonctionnelle et est plus que suffisante pour détruire la Russie.
La Russie a par conséquent aussi énormément augmenté ses capacités de dissuasion stratégiques et en effet rendu inutiles tous les efforts antimissiles américains. Suivant l’ancienne devise, si vis pacem, para bellum, la Russie a développé aujourd’hui toute une famille de nouveaux systèmes d’armes conçus pour dissuader toute attaque des États-Unis (voir l’analyse d’Andrei Martyanov ici et la mienne ici). Le plan de Poutine est tout à fait évident : il espère que la Russie sera capable de convaincre les dirigeants des États-Unis qu’une attaque contre la Russie serait suicidaire. Aujourd’hui, tout ce que la Russie peut faire est d’essayer de faire tout ce qui est en son pouvoir pour éviter un tel conflit.
Paul Craig Roberts nous présente un tableau très sombre lorsqu’il dit :
Les dirigeants de l’Occident avec qui il traite sont des idiots qui n’apprécient pas ses qualités d’homme d’État. Et donc, chaque fois que Poutine tend l’autre joue, comme on dit, le niveau d’insultes et de provocations monte. (…) La raison pour laquelle je pense que Poutine doit s’opposer davantage à Washington, c’est que, comme on le voit dans l’histoire, une attitude conciliante encourage les provocations, et il arrive toujours un moment où il faut se rendre ou se battre.
Malheureusement, je ne peux qu’être totalement d’accord avec Paul Craig Roberts, et je l’ai expliqué dans mon article « Chaque ‘clic’ nous rapproche d’un pas du ‘bang’ » ! que je concluais par ces mots :
« Je ne peux ignorer le fait que chaque ‘clic’ nous rapproche d’un pas du ‘bang’. Et cela me suggère que la seule véritable solution à cette situation extrêmement dangereuse est de trouver une manière d’ôter le doigt qui presse sur la gâchette ou, mieux, de retirer le pistolet au dingue qui nous menace tous avec. »
C’est, je crois, le cœur de la politique russe à l’égard des États-Unis : essayer de trouver un moyen d’éloigner le doigt des Anglosionistes du bouton nucléaire américain. C’est une tâche difficile et compliquée qui ne peut être accomplie que très délicatement, une étape après l’autre. Et oui, cette stratégie implique que, de temps en temps, les Russes semblent, humblement, « tendre l’autre joue » alors qu’en réalité ils essaient de ne pas donner au cinglé une raison de l’enclencher.
Réfléchissez-y de cette manière : quelle la plus grande erreur que commettent actuellement les États-Unis ? Les dirigeants américains ne réalisent pas (ou, pire, s’en fichent) que les actions des États-Unis poussent la Russie dans un coin dont elle ne peut se retirer. Ils forcent donc la Russie à tenir bon, y compris par la force militaire si nécessaire. Que se passerait-il si les Russes faisaient exactement la même chose, acculant les néocons dans un coin dont ils comprendraient qu’ils ne peuvent pas battre en retraite ? Gardez à l’esprit que comprendre ce qui est inacceptable pour votre ennemi (pour atteindre le « point de rupture » dans la théorie des négociations) ne signifie pas du tout que vous êtes d’accord avec les valeurs ou le point de vue de votre ennemi. Nous n’avons pas besoin de trouver répugnantes et illusoires l’idéologie et la vision du monde messianique des Anglosionistes pour comprendre que s’ils sont ouvertement et directement contestés, ils vont frapper, très probablement d’une manière totalement irresponsable et même suicidaire. Donc l’unique stratégie possible est d’affaiblir lentement l’Empire sans jamais donner à ses dirigeants le signal sans ambiguïté que ce que cherche la Russie, c’est leur disparition complète. Et là encore, si cela signifie leur donner l’illusion que la Russie « tend l’autre joue », c’est le prix à payer pour gagner plus de temps et continuer à affaiblir l’Empire.
Cette stratégie, toutefois, ne peut être maintenue éternellement, ne serait-ce que parce que l’apaisement invite à d’autres abus. Chaque fois que la Russie réussit à éviter la Troisième guerre mondiale, les imbéciles à Washington DC interprètent cela comme un nouveau signe que « la Russie est faible, et nous sommes forts, nous sommes les meilleurs, nous sommes invincibles » et projettent une nouvelle escalade des tensions et des hostilités.
C’est pourquoi je pense que chaque conflit doit être examiné au cas par cas. En Syrie, sembler « tendre l’autre joue » pour éviter la Troisième guerre mondiale a du sens. En Ukraine, où un tel risque n’existe pas, cette stratégie doit être fondamentalement réévaluée. En Syrie, les forces russes et américaines sont à proximité directe, et se font face ; en Ukraine, cependant, les forces ukronazies sont un mandataire de l’OTAN et elles agissent donc comme un tampon qui réduit les risques d’une escalade incontrôlée rapide. La Russie peut utiliser cela à son avantage.
J’ajouterais également ceci : si la Russie décidait de repousser [les menaces] de façon plus énergique, elle ne le fera pas systématiquement, mais seulement dans des circonstances spécifiques et dans des conflits particuliers. Une poussée plus forte en Syrie ne signalera pas automatiquement une poussée plus forte en Ukraine, et vice-versa. La stratégie militaire russe accorde une grande importance à la concentration des forces sur l’axe principal de l’attaque, et non dans l’ensemble de la zone de combat, et c’est ce que font les politiciens russes. Toute cette idée d’« être dur » (contre le crime, la drogue, le terrorisme, etc.) est très américain. Les Russes ne pensent pas du tout de cette manière. Ils étudieront la disposition totale de l’ennemi et choisiront l’endroit où une (contre-)attaque aura le plus de sens. Donc ne vous attendez pas à ce que Poutine cesse subitement de « tendre l’autre joue » et « devienne dur avec les Américains ». Cela ne se passera tout simplement pas de cette manière. Sur certains points, les Russes sembleront céder, tandis que dans d’autres ils augmenteront la pression. C’est comme ça que toutes les guerres sont gagnées.
Le facteur interne : la 5e colonne
Comme je l’ai mentionné à de nombreuses reprises dans le passé, Vladimir Poutine doit également affronter une 5e colonne pro-occidentale et pro-sioniste au sein du Kremlin et, plus généralement, au sein de l’appareil d’État. J’appelle cette 5e colonne les intégrationnistes atlantiques (par opposition au souverainistes eurasiatiques), mais nous pourrions aussi les appeler le Consensus de Washington/FMI(OMC/Banque mondiale/etc. Ou suivre l’exemple de Gary Littlejohn et les appeler les « partisans des institutions financières internationales » (à part que plutôt que de les appeler « partisans », je parlerais d’eux comme des « agents »). Mais quel que soit le terme que nous choisissons d’utiliser, il est essentiel de toujours garder à l’esprit que cette 5e colonne reste la plus grande menace à laquelle Poutine et la Russie sont confrontés et que Poutine doit le garder à l’esprit dans chaque décision qu’il prend. Jusqu’à présent, ces membres de la 5e colonne se sont focalisés principalement sur ce qui est cher à leurs cœurs – les questions d’argent et la politique intérieure – et ont laissé les services militaires et de sécurité s’occuper de ce qui leur est cher : la protection de la souveraineté russe et la politique étrangère. Mais vous pouvez être sûr que si Poutine fait une erreur (ou même s’il n’en fait pas mais paraît seulement en commettre une), ils fondront sur lui et feront tout ce qu’ils pourront pour le chasser ou, au moins, le forcer, lui et ses partisans, à approuver leur programme perfide : revenir au cauchemar des années 1990 et brader la Russie aux Anglosionistes.
Conclusion : des perceptions simples contre une réalité complexe
Donc la Russie agit-elle comme une brute (comme le disent les États-Unis/UE) ou répond-elle de manière adéquate lorsque c’est nécessaire, (comme le pensent la plupart des partisans de Poutine) ou tend-elle humblement l’autre joue (comme le conclut Paul Craig Roberts) ? Je dirais qu’aucune de ces caractérisations n’est correcte et que la réalité est beaucoup plus complexe.
D’une part, les exemples de l’Ossétie du Sud et de la Crimée montrent que Poutine est prêt, si besoin, à prendre des mesures militaires énergiques. Mais dans d’autres cas, il préfère retarder toute confrontation. Dans le cas de la Syrie, c’est logique. Dans le cas de l’Ukraine, ça l’est moins. En outre, la Russie n’est encore qu’un pays partiellement souverain et le pouvoir des membres de la 5e colonne influence toujours fortement les prises de décision russes, en particulier dans les cas non-urgents (l’Ossétie du Sud et la Crimée étant des exemples parfaits de situations urgentes). C’est pourquoi les actions russes semblent souvent être des zig-zags contradictoires (même si elles n’en sont pas). Les Russes ont également une capacité assez faible en matière de relations publiques. (pour des exemples, voir ici, ici et ici).
Ce problème de perception est aggravé par le fait regrettable qu’une grande partie de la blogosphère en anglais centrée sur la Russie a été divisée :
- D’une part, des majorettes sans cervelle mêlées à des dénégations catégoriques qu’il y ait un quelconque problème.
- D’autre part, le genre de commentaire défaitiste « tout est perdu » ou « Poutine a vendu » qui ne font qu’embrouiller encore le sujet.
Tous se trompent. Pire, les deux font du tort à la Russie en général et à Poutine en particulier (malheureusement, la plupart d’entre eux sont vendus à leurs soutiens financiers et sont plus intéressés à plaire à tel ou tel oligarque qu’à être honnêtes).
Les politiques russes devraient être considérées de manière dialectique : comme des processus évolutifs qui contiennent souvent les germes de leur propre contradiction, mais qui finissent toujours par être extrêmement fructueuses à la fin, du moins jusqu’à présent. Plutôt que d’espérer la perfection ou l’infaillibilité de Poutine, nous devrions lui offrir notre soutien conditionnel et critique. En fait, je dirais même que Poutine et les souverainistes eurasiatiques peuvent grandement bénéficier d’un soutien critique car cela leur donne une justification pour prendre des mesures correctrices (par exemple, Poutine a déjà amendé, quoique de façon minimale, le projet de réforme des retraites proposé, résultat direct de protestations publiques massives). On pourrait aussi le dire de cette manière : chaque fois que l’opinion publique russe est scandalisée par les actions ukronazies ou par l’impression que la Russie tend humblement l’autre joue, rapproche du jour où la Russie reconnaîtra finalement les deux républiques novorusses. À l’heure actuelle, ce que j’entends beaucoup dans les médias russes (y compris les médias étatiques), c’est l’expression d’une immense frustration, du dégoût et de la colère et des appels pour que le Kremlin applique une ligne beaucoup plus dure à l’égard des Ukronazis de Kiev. La colère populaire est une arme puissante que Poutine peut utiliser contre ses ennemis, tant intérieurs qu’extérieurs.
Suivons donc l’exemple de Paul Craig Roberts et continuons à poser les questions difficiles et à rester critiques à l’égard des politiques russes.
The Saker
[Cet article a été écrit pour Unz Review]
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker francophone
Liens vers des documents en réponse à ce fil de discussion :
- La Russie comme un chat – Andrei Martyanov répond au Dr Paul Craig Roberts
- What Should Putin Do? – Dr Roberts répond à Andrei Martyanov
- I Agree with The Saker as Far as he Goes – Dr Roberts répond au Saker
Ping : Réponse à la question cruciale de Paul Craig Roberts – Le Saker Francophone – DE LA GRANDE VADROUILLE A LA LONGUE MARGE
Ping : Est-ce que ces multiples Coups d’État ratés mènent à la chute de l’Amérique? – Le Saker Francophone – DE LA GRANDE VADROUILLE A LA LONGUE MARGE