La Bolivie face au Chili : conséquences régionales de l’opposition libéralisme – réalisme


Par Andrew Korybko − Le 23 mars 2018 − Source Oriental Review

Chilean president Michelle Bachelet and her Bolivian counterpart Evo Morales

La Bolivie essaie de revenir sur les conséquences géopolitiques de la guerre du Pacifique contre le Chili, de 1879 à 1883 ; ses tentatives sont pétries de naïveté libérale, supposant que des arguments moraux peuvent suffire à apporter des changements concrets dans le système international néo-réaliste contemporain.

Après la défaite totale de la Bolivie, mettant fin à la guerre du Pacifique de 1879 à 1883, le Chili s’était emparé de l’ensemble de la côte pacifique jusqu’alors bolivienne, privant la Bolivie d’accès à la côte. Ces événements ont traumatisé psychologiquement toute la nation bolivienne, et ont joué un rôle clé dans le façonnement de son identité nationale contemporaine. La Paz a toujours argué que ces concessions territoriales avaient été signées par un gouvernement collaborationniste et sous la contrainte, et que l’annexion de ce qui est devenu pour le Chili la Région d’Antofagasta restait illégale selon les lois internationales. Le Chili s’était alors également emparé d’une bande de terre du sud du Pérou, mais Lima n’a pas aligné de revendications territoriales avec La Paz depuis le début du XXIe siècle ; pour être précis, ajoutons que le Pérou a conservé un accès au Pacifique après ces annexions, si bien que ses pertes sont comparativement beaucoup plus faibles que celles de la Bolivie.

Ce contentieux de longue date se retrouve aujourd’hui sur le devant de la scène géopolitique du continent, la Bolivie ayant réussi à faire ouvrir un dossier à la Cour de justice internationale de La Haye, ce qui a ravivé l’attention médiatique à ce sujet. La Bolivie, riche en gisements énergétiques et de minerais, désormais État enclavé, dispose aujourd’hui d’accès privilégiés à la mer − de par des accords subséquemment conclus avec le Chili − mais veut reprendre une souveraineté administrative et politique sur ses territoires perdus, en boutant les occupants. La Bolivie présente un large spectre d’arguments moraux et éthiques pour soutenir ces demandes, mais en fin de compte, ceux-ci n’ont que bien peu de valeur, y compris si la Cour de justice mondiale devait statuer en sa faveur : ce tribunal ne dispose d’aucun vecteur qui forcerait le Chili à appliquer ses décisions.

Représentation de l'historique des frontières entre Bolivie, Chili et Pérou

Des rêves libéraux…

Plusieurs mois vont s’écouler d’ici à ce que la Cour internationale de justice statue sur ce dossier, et il est assez probable qu’elle décide de maintenir le statu quo, prenant en considération le fait que la Bolivie dispose d’un accès non entravé à la mer, au travers de ce qui est à présent reconnu internationalement comme le territoire chilien. Mais même en prenant l’hypothèse inverse, peu probable, où la Cour déciderait de modifier le statut géopolitique de cette partie du monde, sa décision n’aurait aucune conséquence concrète quant à la souveraineté exercée par le Chili sur la région en question. La Bolivie mise ses billes sur l’hypothèse que son voisin chilien va adhérer aux lois internationales, tout en l’accusant de les avoir enfreintes depuis plus de 100 ans, ce qui s’apparente au summum de la naïveté libérale.

Comment croire qu’une décision prise à l’autre bout du monde, par un corps impuissant de bureaucrates non élus – et par conséquent non responsables, pourrait amener le Chili à choisir de son plein gré de céder les territoires qu’il estime avoir reçus de plein droit, à l’issue de sa victoire sur la guerre du Pacifique à la fin du XIXe siècle ? D’autant que, quelques soient les  « pressions internationales » que la Bolivie essayera de faire peser sur le Chili, outre la décision de la Cour, il est très peu probable qu’elle réussira à intégrer le Pérou dans sa démarche – Pérou qui avait également perdu des territoires au bénéfice du Chili à l’issue du même conflit – au vu du fait que le Pérou est maintenant partie prenante de l’Alliance Pacifique aux côtés de Santiago et de quelques autres États latino-américains.

Le Pérou a pourtant des liens de civilisation très profonds avec la Bolivie, et son port d’Ilo constitue le terminus de la ligne de chemin de fer transocéanique (TORR [Transoceanic Railroad, NdT]) construite par la Chine et reliant le Brésil au Pacifique via l’État enclavé de Bolivie ; mais cette perspective d’intégration à la Route de la Soie pourrait ne pas suffire à convaincre le pays d’abandonner sa relation gagnant-gagnant avec le Chili, juste pour sortir de pressions « à somme nulle » auxquelles La Paz pourrait le soumettre. Sans compter que, si le choix de la Cour internationale de justice était d’inverser un arbitrage de guerre territoriale vieux d’un siècle, on courrait un risque élevé de voir s’ouvrir une boîte de Pandore, remettant en question tous les changements géopolitiques observés dans le monde depuis cette époque, ou même pire, les changements précédents également.

Le chemin de fer TORR : voies principale et annexes

… à l’éveil à la réalité

L’école de pensée néo-réaliste qui domine de nos jours la géostratégie mondiale nous apprend que les changements significatifs de possession territoriale n’arrivent quasiment jamais de manière concertée, mais constituent le plus souvent la résultante de l’utilisation de la force, en particulier dans le contexte du « Grand Échiquier du XIXème siècle ». De ce point de vue, quelle que soit la décision de la Cour, le Chili ne cédera aucunement Antofagasta à la Bolivie, ce qui signifie que celle-ci sera réduite à un choix. Ou bien elle emploiera unilatéralement la force contre son voisin chilien, ou bien elle montera une « coalition de volontaires » pour l’y aider, ou bien encore elle mettra en œuvre des tactiques de guerre hybride pour parvenir à ses fins. En fin de compte, aucune de ces alternatives n’est réaliste ou viable en ce moment (ou ne l’a jamais vraiment été).

Dans les principes généraux selon lesquels le monde réel fonctionne, il n’importe pas que la Bolivie ait « raison » et que le Chili ait « tort » – ce seul jugement, quelle que soit l’instance mondialiste ou l’entité tierce qui le soutiendrait, ne convaincra jamais Santiago de rendre les territoires litigieux. La seule chose qui pourrait y parvenir serait l’emploi de la force, chose qui est hors de portée de La Paz – et, peut-on prédire, qui le restera. Il est fort peu plausible que le président bolivien Evo Morales ne s’en soit pas rendu compte, ce qui suggère qu’il doit avoir d’autres raisons de se concentrer autant sur ce litige en ce moment, au delà de considérations de « soft power » et d’attention internationale.

La propagande électorale magique de Morales

Le premier dirigeant indigène bolivien vient tout juste de remporter un arbitrage de la Cour suprême de son pays, l’autorisant à se présenter aux élections pour un quatrième mandat – du jamais vu – l’année prochaine. Cet arbitrage faisait suite à un échec référendaire sur ce même sujet, échec qu’il a imputé à ses opposants de droite de la région riche en ressources naturelles de Media Luna, à l’est du pays. Les opposants de Morales sont vent debout contre lui depuis 10 ans, parfois en venant à la violence, dans des tentatives désespérées de provoquer l’escalade de la violence avec les instances de sécurité du pays, escalade qui pourrait être sortie de son contexte et propagée, afin de dissoudre la légitimité de son gouvernement. Ces forces politiques cherchent à monter le poids des régions dans le pays, visant à l’autonomie des régions, avec une gestion budgétaire locale, ce qui déshériterait les régions montagneuses de l’ouest du pays, occupées en majorité par des populations indigènes.

Le résultat final de ce plan serait l’effondrement des programmes de gauche d’aide sociale mis en place par Morales, qui ont apporté d’énormes avancées dans les conditions de vie des indigènes boliviens, mais sont considérés comme dépendants des ressources fossiles extraites de la Media Luna. Il est vrai que les réserves stratégiques de lithium du pays se trouvent principalement dans la partie ouest du pays, qui, dans la perspective d’un scénario autonomiste régional, se trouverait sous contrôle indigène, mais, même ainsi, l’ensemble du chemin de fer TORR ne traversera toujours que la Media Luna. Pour empêcher la « bosnification » de son pays et le ré-appauvrissement très probable qui s’ensuivrait pour les populations à majorité indigène, une fois coupées des revenus énergétiques et commerciaux du TORR, Morales doit se faire ré-élire l’an prochain, et il espère que le focus qu’il remet sur ce que le Chili décrit comme la région d’Antofagasta l’aidera dans les sondages à venir.

Il ne s’agit pas d’induire que Morales serait complètement cynique et se moquerait de récupérer les territoires jadis boliviens – il veut les récupérer, et il est tout à fait sincère dans cette démarche – mais simplement pour dire qu’il a bien compris que la Bolivie ne récupérera pas ces régions pour la simple raison qu’une instance mondialiste lui donnerait raison dans les mois à venir. En vérité, l’objectif qu’il vise en ravivant ce conflit réside dans sa capacité à cristalliser le soutien du peuple, en s’appuyant sur ce prétexte patriotique, qu’il pourrait employer afin d’obtenir une victoire éclatante aux élections. Il a absolument besoin d’une telle victoire pour éviter toute accusation de « fraude électorale » de la part de tiers (les USA), accusations dont on peut prévoir qu’elles seront de toutes façons portées par l’opposition quels que soient les scores des résultats (à supposer bien sûr qu’il en soit le vainqueur).

Evo Morales

Réflexions finales

Inquiet quant à son avenir politique et celui de son pays, après avoir perdu de peu le référendum de 2016 sur le renouvellement du mandat présidentiel, Morales est conscient d’évoluer sur le fil du rasoir, et doit absolument remporter une victoire électorale l’an prochain. Il s’est mis à surfer, dans ce but, sur une vague patriotique, qui va atteindre son apogée courant 2018, quelle que soit la décision de la Cour de justice internationale. Il doit en même temps prendre garde aux provocations de type guerre hybride lancées par son opposition, qui tâche de faire de la Bolivie un « nouveau Venezuela » sur fond de déstabilisation soutenue par les États-Unis qui, dans le cas présent, aurait comme objectif indirect d’entraver, de contrôler et/ou d’influencer le méga-projet chinois TORR de la Route de la Soie en Amérique du Sud. Vu ainsi, le plaidoyer international libéral de la Bolivie pour disposer d’un accès au Pacifique constitue un stratagème intéressant, en ce qu’il sert des objectifs politiques locaux qui auront des conséquences géostratégiques profondes dans la nouvelle Guerre Froide.

Andrew Korybko

Traduit par Vincent pour le Saker Francophone

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