Par le Saker – Le 17 mai 2018 – Source The Saker
Introduction : le monde n’est pas Hollywood
Ces deux dernières semaines, des événements vraiment tectoniques se sont produits simultanément aux États-Unis, en Russie, en Israël, en Syrie, en Iran et dans l’Union européenne. Je crois qu’il serait aussi raisonnable de dire que la plupart de ceux qui s’opposent à l’Empire anglosioniste ont éprouvé des sentiments allant de la légère déception à la consternation totale. Je n’ai certes pas entendu beaucoup de gens se réjouir, mais si quelqu’un l’a fait, ils étaient en minorité (curieusement, Mikhail Khazine, par exemple). Ces réactions sont normales, nous avons tous des attentes qui peuvent être déçues, et elles le sont souvent. Pourtant, même lorsque les nouvelles sont clairement mauvaises, il est utile de garder un certain nombre de choses à l’esprit.
Premièrement, les gens, les pays et les événements ne sont pas figés. Ce sont des processus. Les processus, par définition, sont sujets au changement, à l’évolution et même à des changements (radicaux) de direction.
Deuxièmement, chaque processus porte en lui les germes de sa propre contradiction. C’est ce qui rend les processus dynamiques…
Troisièmement, les gens sont imparfaits. Même les bonnes personnes commettent des erreurs, parfois avec des conséquences tragiques. Il serait pourtant faux de les diviser entre « héros infaillibles » et « méchants et perdants absolus ». En fait, je dirais que toute erreur, en particulier grave, porte en elle sa propre contradiction qui, à son tour, peut finir par « dynamiser » le processus d’origine en créant un ensemble de circonstances différent.
Tout cela pour dire que le monde réel n’est pas comme Hollywood, où la fin de l’histoire n’intervient qu’au bout de 90 minutes environ. Le monde réel est en guerre avec l’Empire et dans cette guerre, comme dans toutes les autres, il y a des erreurs et des pertes des deux côtés. Les deux camps font des erreurs et les résultats de ces erreurs affectent le cours futur de la guerre.
Je dirais que ces deux dernières semaines, la Russie a subi non pas une mais plusieurs catastrophes en termes de relations publiques. Je dirais aussi que les sionistes ont remporté quelques énormes succès en termes de relations publiques. Je les énumérerai plus loin, mais je veux vous suggérer que les catastrophes et les réussites en termes de relations publiques ne sont pas tout à fait les mêmes que des victoires réelles et tangibles. En plus, les catastrophes et les réussites en termes de relations publiques peuvent parfois être utiles, car elles révèlent au monde des faiblesses auparavant négligées ou sous-estimées. Enfin, ce genre de catastrophes et de réussites, bien qu’elles existent surtout dans le domaine des perceptions, peuvent avoir un effet réel, parfois dramatique.
Le chœur habituel de ceux qui détestent Poutine a immédiatement déclaré la victoire finale mais se trompe complètement et sa réaction est le reflet d’une compréhension infantile du monde complexe dans lequel nous vivons. Dans le monde réel, une personne comme Poutine peut commettre, et habituellement commet, des erreurs (des erreurs de communication et de vraies erreurs) et l’ennemi peut monter des contre-attaques très efficaces. Mais le résultat de la guerre ne se décide pas dans une seule bataille. En outre, en politique comme dans la guerre normale, les erreurs et les succès tactiques n’impliquent pas du tout des succès opérationnels ou, encore moins, stratégiques. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’armée allemande a généralement remporté de meilleurs succès au niveau tactique que l’armée soviétique, mais les Soviétiques étaient supérieurs sur les plans opérationnel et stratégique. Nous savons tous comment la guerre a fini. Si vous voulez lire une bonne analyse et détruire le non-sens du « Poutine a cédé », je vous recommande l’article d’Ollie Richardson, Russia Betrayed Syria : Geopolitics through the eyes of a fearful « pro-Russia » Westerner. (La Russie a trahi la Syrie : réflexions géopolitiques à travers le regard d’un redoutable Occidental « pro-russe »).
L’autre extrême est de nier, contre toute évidence, qu’il y a un problème ou que des erreurs ont été commises. Cette façon de brandir obstinément le drapeau est en fait inutile puisque les erreurs sont inévitables, et la première étape pour les corriger est de les reconnaître. La version extrême de ce genre de (pseudo)patriotisme est de dénoncer une personne qui reconnait les problèmes comme traître ou défaitiste.
C’est avec tout cela à l’esprit que j’aimerais revisiter ce qui s’est passé et tenter de jauger ce que pourraient être les conséquences réelles de ces événements de relations publiques.
Première partie : Poutine déçoit
Résumé rapide : Poutine a renommé Medvedev [1er ministre, NdT], il a nommé Alexei Koudrine président de la Cour des comptes de Russie et Vitali Moutko comme vice-Premier ministre chargé de la construction, puis il a invité Bibi Netanyahou au Kremlin alors qu’Israël avait bombardé la Syrie juste avant, pendant et après la visite de Netanyahou. Enfin, il y a le zig-zag indigne sur les S-300 pour la Syrie : d’abord, oui, nous le ferons, puis non, nous le ferons pas. Tous ces événements peuvent et devraient être soigneusement analysés et expliqués, mais je ne pense pas que cela ait du sens de nier que la plupart des gens éprouvent un sentiment de déception à propos de tout cela (à part, évidemment, les brillants génies qui clameront qu’ils savaient depuis le début que Poutine était un « faux jeton », mais c’est précisément le genre de « pensée Hollywood » sur la base de laquelle toute véritable analyse serait perdue).
Je dirais que même ceux qui pensent que ce n’est pas très important et que rien de terrible ne s’est passé ne nieront pas, s’ils sont honnêtes, que Poutine doit avoir su, sans aucun doute, que ses décisions seraient impopulaires auprès du public russe et que, très inhabituellement pour lui, il a délibérément choisi d’ignorer sa seule opinion publique et de favoriser d’autres considérations. C’est quelque chose de très nouveau et, je pense, quelque chose d’important.
En gros, deux camps se disputent le pouvoir au Kremlin. Je les appelle les intégrationnistes atlantiques et les souverainistes eurasiatiques. Le premier groupe est un pur produit des années 1990. Nous pouvons penser à eux comme à des « libéraux », du genre FMI/Consensus de Washington/OMC/ Banque mondiale ; des gens arrivés au pouvoir grâce au régime des oligarques qui a gouverné la Russie de 1990 à 2000 et qui étaient à la fois profondément pro-américains et avaient des liens très étroits avec Israël et les diverses organisations politiques juives et sionistes en Occident. L’autre groupe est principalement un produit des forces armées et des services de sécurité. Le « pont » entre les deux est, d’ailleurs, le complexe militaro-industriel russe dans lequel les deux groupes sont représentés. Sans surprise, la plupart des « élites » russes (définies simplement comme des gens qui ont fait fortune ou au moins se sont fait une bonne vie dans les années 1990 et après) soutiennent les intégrationnistes atlantiques, tandis que la plupart des Russes « moyens » soutiennent massivement les souverainistes eurasiatiques. C’est la raison pour laquelle Poutine est si populaire et Medvedev ne l’a jamais été. Ce qui est intéressant est d’aller voir comment ces groupes sont reliés à Israël et au sionisme.
Dans un précédent article, j’ai déjà examiné la relation complexe et à plusieurs niveaux entre Israël et la Russie. À ce stade, nous devons regarder un peu plus loin et voir comment ces groupes sont reliés à Israël et au sionisme.
Les intégrationnistes atlantiques : sans surprise, ils sont pro-israéliens jusqu’au bout des ongles. Pour eux, Israël est un pays tout à fait normal, à admirer même, car ils ont tous des liens personnels/familiaux et d’affaires avec des Israéliens en Israël et aux États-Unis. Alors qu’il n’y a pas de version officielle de l’AIPAC en Russie, disons seulement que l’ADL donnerait aux intégrationnistes atlantiques la meilleure note en loyauté et en service.
Les souverainistes eurasiatiques : ici les choses sont beaucoup plus compliquées. Certains sont profondément anti-sionistes idéologiquement, tandis que d’autres ne s’en soucient pas vraiment. Mais même pour ceux qui n’éprouvent aucun amour pour Israël, ou qui se sont profondément opposés à l’influence sioniste en Russie dans les années 1990 ou même aujourd’hui (en particulier dans les médias russes) ne trouvent pas nécessairement utile d’en parler beaucoup. Pourquoi ? Principalement parce qu’ils pensent, et je dirais avec raison, qu’être pro-russe (au sens patriotique et favorable à une Russie vraiment souveraine) n’implique pas nécessairement d’être anti-sioniste, anti-israélien ou anti-juif. En outre, ils sont et ont toujours été des juifs russes patriotes qui ont toujours fait partie intégrante de la culture et de l’histoire russes. Comme je l’écris souvent pour les Russes, les musulmans ne sont pas des « aliens » comme les perçoivent de nombreux Occidentaux, et les juifs ne sont pas non plus des « aliens » pour les Russes. C’est pourquoi vous pouvez souvent rencontrer le type russe suivant : ils vont maudire et se plaindre de tous les juifs « escrocs et politiciens », mais ont de « bons » juifs comme meilleurs et plus proches amis. Ce n’est pas du tout de la gentillesse, c’est l’expression du fait que détester une idéologie est une chose mais éprouver collectivement de l’hostilité à l’égard d’un groupe de gens qu’on connaît très bien est une proposition totalement différente. Je ne cesserai jamais de le répéter : la Russie est et a toujours été, et reste une société multi-ethnique et multi-confessionnelle dans laquelle la présence des « autres » est tout simplement une réalité.
Ensuite, il y a le facteur de la Seconde Guerre mondiale, que les Israéliens et les Russes sionistes ont été extrêmement habiles à exploiter au maximum : les Russes et les juifs sont unis dans la mémoire commune des horreurs que leur ont infligées les Nazis et ils ont souvent le sentiment que les Européens de l’Ouest et les Américains ne sont, bon, peut-être pas tout à fait aussi sympathiques à leur souffrance, même si le politiquement correct les force à faire semblant de l’être. Résultat, vous trouverez que la plupart des Russes antisionistes, alors qu’ils ne sont assurément pas « ADL compatibles » dans leurs opinions, haïssent les Nazis et tout ce que le racisme occidental représente, exactement comme les juifs. En fait, lorsqu’ils sont confrontés à la vague moderne de russophobie enragée, de nombreux Russes disent « nous sommes les nouveaux juifs », voulant dire par là que tout le mal dans le monde leur est imputé, sans égard pour les faits ou la logique. Que cela vous plaise ou non, cette mémoire commune lie profondément les Russes et les juifs.
Je peux déjà imaginer la rage et le dégoût que mes mots ci-dessus vont provoquer chez les Occidentaux qui haïssent les juifs et pour lesquels le monde se divise en deux groupes : ceux qui haïssent les juifs (les bons) et tous ceux qui qui se sont « vendus » aux « juifs » (comme s’il existait une monade telle que « les juifs »). Tout ce que je peux leur dire est ceci : ne projetez pas votre monde réductionniste sur les autres, en particulier sur la Russie. Si vous le faites, vous n’« aurez » jamais la Russie et vous serez coincés dans le genre de non-sens proverbial du style « une devinette enveloppée de mystère à l’intérieur d’une énigme ».
Deuxième partie : l’Empire contre-attaque
Les deux dernières années ont été terribles pour les sionistes, tant aux États-Unis que dans le monde. D’abord il y a eu la défaite cuisante de leur candidate aux États-Unis et l’élection d’un candidat qu’ils haïssaient passionnément. Ensuite, il y a eu l’intervention russe en Syrie, qui les a empêchés de renverser le dernier régime laïque de « résistance » dans le monde arabe. En Russie, « leurs » intégrationnistes atlantiques perdaient lentement mais sûrement du pouvoir et, dans l’ensemble, les sanctions occidentales se sont révélées une bénédiction pour la Russie. La popularité de Poutine atteignait de nouveaux sommets et la « maison sioniste » mondiale était en feu. Aux États-Unis, les sionistes contre-attaquent à la vitesse de la lumière et avec une efficacité dévastatrice, brisant Trump en à peu près 30 jours (comme le montre la trahison par Trump de Flynn et plus tard de Bannon). Après cela, Trump a fait de l’apaisement de l’AIPAC son boulot à plein temps.
Mais il restait encore un problème : alors que les États-Unis étaient repris sous contrôle, la Russie, entretemps, avait réussi à développer ses capacités à neutraliser totalement tout le système ABM américain, à rendre la plus grande partie de la flotte de surface obsolète et à compromettre gravement la capacité d’opération de la puissance aérienne américaine dans un espace aérien contesté par les défenses aériennes russes modernes. Autrement dit, en termes strictement militaires, c’était « jeu, set et match pour la Russie ».
Aparté À ceux qui sont choqués par cette déclaration et qui la rejetteraient comme « propagande russe », j’indiquerai ce qui suit. La puissance militaire américaine est basée sur :
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La capacité de déployer un groupe d’attaque de porte-avions n’importe où sur la planète.
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La capacité de protéger ce groupe d’attaque de porte-avions de toute contre-attaque majeure.
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La capacité de frapper n’importe quel pays dans le monde avec suffisamment de missiles et de frappes aériennes pour briser sa volonté de continuer à combattre.
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Le contrôle intégral et total du ciel (suprématie aérienne). Les forces américaines ne s’entraînent simplement jamais sur un scénario de combat où elles ne contrôlent pas le ciel ou, encore moins, où leur ennemi le fait.
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La très forte croyance qu’aucun ennemi n’oserait attaquer les principales bases américaines à l’étranger.
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La croyance très forte, quasiment religieuse, que la technologie militaire américaine est supérieure.
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La certitude absolue que le continent américain ne serait jamais touché lors d’une contre-attaque.
Ces croyances ne sont plus fondées sur la réalité et, en fait, c’est le contraire qui est vrai. C’est pourquoi les forces américaines sont plus ou moins inutiles lorsqu’elles sont confrontées à un ennemi à peu près égal ou égal. La seule exception notable est la triade nucléaire américaine et la flotte sous-marine. La situation actuelle en Syrie (et par conséquent, avec la Russie et l’Iran) est en train d’amener progressivement cette réalité à la conscience des décideurs et des commandants militaires étasuniens.
C’est pourquoi la Russie, bien qu’elle n’ait qu’un petit contingent, a réussi à inverser le cours de la guerre en Syrie et confronte aujourd’hui les Anglosionistes à un défi frustrant : un minuscule contingent (par comparaison) de forces russes a fait totalement dérailler les plans de l’Empire pour l’ensemble du Moyen-Orient ; non seulement il y a un véritable changement de paix qui surgit en Syrie, mais la situation est loin de voir les takfiris et les chiites s’entretuer en Syrie et au Liban (une partie essentielle du plan israélien pour la région). Le Hezbollah, l’Iran et les Syriens constituent aujourd’hui une coalition victorieuse sur le terrain contre les forces de l’« Axe du Bien », qui sont carrément défaites.
Donc les Israéliens ont décidé d’un plan de contre-attaque simple, très efficace et très dangereux : 1) lancer une guerre entre les États-Unis et l’Iran en créant une crise aiguë à la suite du non-respect par les Américains de leurs obligations légales et 2) attirer l’Iran dans une contre-attaque en réponse aux opérations aériennes d’Israël contre l’Iran et les forces pro-iraniennes en Syrie. Mais pour que ce plan réussisse, il fallait que la Russie reste à l’écart.
Jusqu’à présent, au moins il semble que les Israéliens aient convaincu les Russes de se tenir à l’écart. Mais cette perception est-elle vraiment fondée ?
Troisième partie : les facteurs qui inhibent la Russie
Tout d’abord, comme je l’ai déjà expliqué en détail, la Russie n’a absolument aucune obligation légale ou morale de soutenir, protéger, armer, former ou assister d’une quelconque manière quiconque au Moyen-Orient. La Russie a déjà fait plus pour la Syrie que tout le monde arabo-musulman dans son ensemble, à l’exception notable de l’Iran et du Hezbollah. Quant au monde arabo-musulman, il n’a jamais rien fait pour la Russie et ne fait toujours rien. Donc ceux qui aiment se plaindre de la Russie qui n’en fait pas assez n’ont pas lieu de le faire.
Deuxièmement, les forces aérospatiales et de défense aérienne russes en Syrie n’ont qu’une seule mission : protéger la force d’intervention russe en Syrie. Celui qui a pensé que la Russie est supposée abattre des avions israéliens ou larguer des missiles sur la Syrie n’a pas pris garde aux déclarations publiques russes à ce propos. L’idée que la force d’intervention russe en Syrie est là pour se confronter aux forces US/OTAN/CENTCOM est tout aussi ridicule.
Troisièmement, et contrairement à une idée fausse très répandue, le gouvernement syrien, l’Iran et le Hezbollah ont des programmes différents au Moyen-Orient. Oui, ce sont des alliés de facto. Ils ont aussi les mêmes ennemis, ils travaillent souvent ensemble, mais tous pensent d’abord à leurs propres intérêts. En fait, au moins dans le cas de l’Iran et de la Russie, il y a des signes clairs qu’il existe plusieurs « camps » au sein des gouvernements russe et iranien et que les élites dirigeantes ont différents programmes (je recommande chaudement les récents articles de Thierry Meyssan à ce sujet, ici et ici). Penser que l’un d’entre eux ou tous se porteront immédiatement à la défense de l’un d’entre eux est suprêmement naïf, surtout lorsque l’agresseur (Israël) est soutenu par la pleine puissance d’un Empire déjà emporté par le bellicisme.
Quatrièmement, la triste réalité est que la Russie, contrairement à l’Iran, n’a jamais pris de position de principe sur la nature et le comportement de l’État d’Israël. Je le déplore vivement, et je considère que c’est une honte, mais je m’empresse d’ajouter que cette honte est partagée par tous les pays sur la planète, hormis l’Iran, la Bolivie et peut-être, dans une certaine mesure, la Turquie. Sans vouloir excuser, mais uniquement pour expliquer, il y a très peu de conscience chez les Russes de la vraie nature du comportement des Israéliens et la plus grande partie de ceci est dû aux médias, désespérément pro-israéliens (d’où la présence presque permanente de gens comme Iakov Kedmi, Avigdor Eskine, Evgueni Satanovskii et d’autres agents israéliens à la TV russe). Les médias russes, en particulier les stations de télévision, pourraient facilement obtenir un « label de qualité ADL ». Bref : la vaste majorité des Russes ne ressent pas que la détresse des Palestiniens ou les constantes attaques d’Israël contre ses pays voisins soient leur problème.
Aparté
Un tel point de vue peut sembler très égocentrique jusqu’au moment où on se rappelle le genre de « gratitude » qu’a reçue la Russie dans le passé pour ses interventions antérieures. Certains pays n’existent que parce que la Russie a décidé qu’ils devraient exister et, aujourd’hui, sont membres de l’OTAN. Je n’entrerai même pas dans la question de la « fraternité slave » ni, d’ailleurs, dans l’absurdité de la « fraternité orthodoxe ». Le seul peuple avec lequel la Russie a vraiment des liens solides, ce sont les Serbes. Les autres ont été plus qu’heureux de poignarder la Russie dans le dos dès qu’ils ont pu. Donc l’histoire a enseigné une leçon douloureuse à la Russie : renoncer à toute idée de gratitude ou de fraternité. Très triste, mais vrai. Aujourd’hui, même des pays comme le Kazakhstan, l’Arménie ou la Géorgie ont une attitude très ambivalente (et ambiguë) à l’égard de la Russie. Par conséquent, l’idée que la Russie doit une certaine forme de protection à tout le monde là-bas n’a presque aucun soutien en Russie.
Cinquièmement, même les analystes et les médias souverainistes eurasiatiques en Russie ont cet « angle mort » absolument stupéfiant à propos d’Israël et de l’idéologie sioniste : je pense à des analystes que j’admire et respecte sincèrement (comme Serguei Mikheïev ou Rouslan Ostachko), dont les analyses sont superbes sur à peu près tout et qui ne mentionnent simplement jamais le pouvoir et l’influence de ce qui est clairement un lobby pro-israélien puissant en Russie, en particulier dans les médias (même lorsqu’ils mentionnent le pouvoir du lobby israélien aux États-Unis). Compte tenu du ton différent d’une grande partie de l’Internet russe, ma seule explication à cette situation est que toutes les déclarations anti-israéliennes ou antisionistes publiques mettent fin aux carrières en Russie (nous voyons le même phénomène se produire avec RT et Sputnik). On peut aussi oublier complètement les figures religieuses, et cela vaut à la fois pour les orthodoxes et les musulmans : tous prennent leurs ordres auprès du Kremlin et n’ont pas d’opinion personnelle sur quoi que ce soit (je ne parle que des hauts dirigeants religieux « officiels », les fidèles de base n’affichent pas ce genre de comportement).
Sixièmement, beaucoup de gens en Russie réalisent pleinement deux choses simples : d’abord, une guerre entre l’Iran et l’Empire serait désastreuse pour ce dernier (et par conséquent excellente pour la Russie) et ensuite que les Iraniens sont également des alliés « problématiques », au mieux, qui ont leur propre version des « atlantistes » (vous vous rappelez de la Révolution Gucci ?) et des « souverainistes », ce qui signifie que les tensions ou la guerre entre l’Iran et les États-Unis seraient extrêmement avantageuses pour le camp anti-américain en Iran (exactement comme la russophobie frénétique des politiciens occidentaux a fait davantage pour la réélection de Poutine que toute sa rhétorique de campagne). Pour le dire crûment, si les Israéliens sont assez stupides pour attaquer les Iraniens, et si les Américains sont assez soumis à Israël pour participer au combat, pourquoi la Russie prendrait-elle de grands risques et se mettrait-elle en travers du chemin ? Enfin, tout conflit avec l’Iran (qui impliquera très probablement aussi l’Arabie saoudite) provoquera une flambée des prix du pétrole. Selon vous, quelle effet cela aura-t-il sur l’économie russe ?
Septièmement, la guerre que mène actuellement Israël contre l’Iran et les forces pro-iraniennes en Syrie est une guerre entièrement symbolique. Même le Pantsir récemment détruit par les Israéliens (avec la campagne habituelle de relations publiques pro-israélienne) n’était pas en état d’alerte : l’unité n’était pas camouflée et son équipage l’entourait et fumait. Les Israéliens sont passés maîtres dans l’art de faire passer tout cela pour impressionnant et héroïque, mais militairement parlant, c’est absurde : ils ont clairement frappé une unité qui ne participait même pas à l’action (quelle qu’ait été cette « action »).
La règle de base de la guerre reste valable aujourd’hui : si vous ne pouvez pas envoyer des bottes sur le terrain, vos efforts n’auront jamais d’effet militaire décisif. Et remercions Dieu que personne dans l’« Axe du bien » n’ait de forces crédibles sur le terrain ; ni les Israéliens (vous vous souvenez de 2006 ?) ; ni les Saoudiens (regardez le Yémen) ; et surtout pas les États-Unis (c’était quand la dernière fois qu’ils ont battu quelqu’un capable de résister ?). C’est la raison pour laquelle l’Empire anglo-sioniste essaie toujours d’utiliser des proxies comme les Kurdes ou les « bons terroristes » pour combattre en leur nom. Les spécialistes militaires russes comprennent donc totalement que même si les Israéliens bombardaient la Syrie ces prochains mois, ils ne seraient pas en mesure de modifier fondamentalement le rapport des forces sur le terrain. Par conséquent les frappes israéliennes sont principalement une question de relations publiques.
Pourtant, pour toutes ces raisons, et d’autres, nous devons tous accepter le fait que la Russie est ce que j’appellerais un « acteur limité » au Moyen-Orient. Je dis depuis le premier jour – quand certains avaient des visions de divisions aéroportées russes (soutenues par des MiG-31 !) atterrissant près de Damas – que « les Russes n’arrivent pas » (voir ici, ici, ici, ici et ici). En outre, j’ai essayé d’expliquer que les Russes ne sont soumis à aucune obligation de protéger ou de sauver qui que ce soit où que ce soit, y compris au Moyen-Orient (voir ici). Enfin, j’ai essayé d’expliquer que les relations entre la Russie et Israël sont complexes et à plusieurs niveaux (voir ici) et que Poutine affronte une énorme opposition interne qu’il a échoué à combattre (voir ici). Mais tenter de décrire une réalité complexe est souvent une tâche futile dans un monde où les représentations binaires simples, en noir et blanc, sont la règle et où tout argument complexe est immédiatement transformé en une longue liste de conceptions erronées bidons. C’est toujours le cas avec les derniers développements.
Ceux qui disent que « Poutine a vendu » ont tort, mais également ceux qui pensent que « les Russes arrivent » pour sauver tout le monde. Cela n’arrivera pas. La Russie ne fera pas la guerre à Israël (à moins d’être attaquée d’abord) et elle ne soutiendra les opérations et la politique iraniennes que tant que les Iraniens négocient un accord avec les russes et coordonnent leurs efforts. Dès que l’Iran ou le Hezbollah feront un geste sans consultation préalable avec Moscou, ils devront en affronter seuls les conséquences.
Quatrième partie : la Russie cède-t-elle à la pression occidentale et israélienne ?
Si on met de côté la question du rôle russe au Moyen-Orient, il reste celle de savoir pourquoi Poutine n’a pas réussi à remplir ce qui était un mandat clair du peuple russe pour se débarrasser au moins des personnalités les plus détestées du gouvernement. La plupart des gens en Occident savent combien Koudrine est toxique, mais la promotion de Moutko est tout aussi étonnante. C’est l’homme le plus à blâmer pour la mauvaise gestion flagrante du « scandale du dopage russe » et qui est totalement méprisé pour son incompétence. Aujourd’hui, il est responsable de la construction. Il y a même une bonne blague à ce sujet : Poutine a chargé Moutko de l’industrie de la construction parce que le marché russe a très besoin d’être dopé. Drôle, bien sûr, mais seulement jusqu’à aujourd’hui. Quand je vois Rogozine limogé pour « mauvaise gestion » (aujourd’hui chargé de l’industrie russe des fusées et de l’espace ) et promouvoir Moutko, je me demande s’ils ne sont pas tous devenus fous au Kremlin.
Nous pouvons tous gloser ad nauseam sur la raison exacte pour laquelle cela s’est produit, mais convenons d’abord d’un fait simple : Poutine a échoué à purger les intégrationnistes atlantiques. La grande attente qu’il obtienne un fort mandat personnel du peuple pour finalement les expulser du Kremlin s’est hélas révélée totalement infondée. Il y a plusieurs explications à cela, dont :
- Objectivement, le gouvernement Medvedev a fait un travail très convenable, voire bon, sur le plan économique. C’est vrai, certains/beaucoup pensent que des erreurs ont été commises, que de meilleures politiques économiques étaient possibles, mais il serait difficile de soutenir que le gouvernement a complètement échoué. En fait, il y a quelques arguments assez puissants qui indiquent que le gouvernement Medvedev a fait un assez bon travail (voir cet article qui l’analyse en détail, avec sa traduction automatique et cet article et sa traduction automatique)
- Le programme de croissance économique interne très ambitieux de Poutine a besoin du soutien des intérêts représentés par les intégrationnistes atlantiques. En effet, le développement économique intérieur et la croissance économique sont au cœur de son programme politique très ambitieux. Ce n’est probablement pas le meilleur moment pour purger le Kremlin de ceux qui représentent les intérêts des grandes entreprises russes.
- Le « clan » Medvedev a été affaibli (voir ici pour les détails) et maintenant qu’il a été attaché à une laisse « technocratique » plus courte, il est beaucoup moins dangereux. En fait, il a été maîtrisé par Poutine et ses alliés. Lavrov et Choïgou restent, d’ailleurs.
- Le comportement imprudent de Trump est profondément aliénant pour les Européens à qui Poutine présente aujourd’hui des partenaires de négociation auxquels ils feraient confiance (imaginez Merkel et Rogozine dans la même pièce – cela ne se passerait pas bien !). Lisez cet excellent article de Frank Sellers dans The Duran, qui examine l’immense potentiel de la coopération Russie–UE.
Bof. Je ne suis personnellement pas convaincu. Comment Poutine peut-il dire qu’il veut des réformes sérieuses tout en gardant exactement le même genre de gens aux commandes ? Si le gouvernement Medvedev a fait un si bon travail, pourquoi faut-il des réformes si importantes ? Si la base du pouvoir de Poutine est, comme je le crois, dans le peuple, pourquoi essaie-t-il d’apaiser les élites financières en répondant à leurs intérêts et à leurs projets ? Le plus important, comment la Russie peut-elle se libérer de l’emprise économique et financière de l’Empire lorsque des agents de la 5e colonne de l’Empire sont (re)nommés à des postes clé ? Et dans toute la Russie n’y avait-il vraiment personne de plus qualifié que Moutko ou Koudrine pour les nommer à ces postes ?
Bien sûr, il y a toujours « Poutine sait quelque chose que vous ne savez pas », mais j’ai toujours eu un problème avec ce genre de logique, qui est une échappatoire facile. J’espère me tromper, mais cela me suggère fortement que Poutine recule, qu’il a commis une erreur importante et que l’Empire a remporté une victoire majeure. Et j’avoue volontiers qu’il me faut une explication qui m’éclairerait, sans parler de proposer l’une des miennes.
Sur le front extérieur, la Russie a-t-elle cédé à la pression israélienne ? Rouslan Ostachko propose une très bonne analyse de pourquoi ce n’est pas vraiment le cas (je ne suis pas nécessairement d’accord avec toutes ses conclusions, mais il a de très bons arguments) :
Oui, avec ses attaques répétées contre la Syrie, Netanyahou a fait un pied de nez à Poutine (la fameuse chutzpah israélien au travail pour vous !), et oui, Poutine invitant Netanyahou et dînant avec lui était une vision pénible et un désastre en termes de relations publiques. Mais pour l’essentiel, Israël a-t-il obtenu que la Russie « trahisse l’Iran » ? Non, et pas parce que les Russes sont si héroïquement fermes sur les principes, mais parce qu’Israël n’a vraiment rien à offrir à la Russie. Tout ce qu’il a, c’est un puissant lobby pro-israélien en Russie, c’est vrai. Mais plus il utilise ce lobby, plus il devient visible, et plus les souverainistes eurasiens, au moins eux, se poseront des questions.
Assurément, les Israéliens ne veulent pas donner l’impression qu’ils dirigent la Russie comme ils dirigent les États-Unis, et la récente réception de Netanyahou au Kremlin a déjà fait froncer beaucoup de sourcils, et l’impression que Poutine cédait aux demandes de ce bâtard arrogant n’aide pas celui-ci – pour user d’un euphémisme. Beaucoup d’analystes russes (Viktor Baranets, Maxime Chevtchenko, Leonid Ivachov) se demandent quel genre d’arguments Netanyahou a utilisés avec Poutine, et la liste des possibilités n’est pas du tout inspirante.
Cinquième partie – un autre truisme : il y a une différence entre excellent, bon, moyen, mauvais et terrible
Même si la situation en Russie s’est dégradée, ce n’est pas vraiment une raison pour s’engager dans l’hystérie habituelle du « Poutine a vendu » ou déclarer que « la Russie a cédé ». Même lorsque les choses vont mal, il y a encore une immense différence entre mauvais et pire. En ce moment, Poutine n’est pas seulement la meilleure personne possible pour présider la Russie, mais la Russie continue à être le chef de file objectif de la résistance à l’Empire. Encore une fois, le genre de mentalité « Hollywood » en noir et blanc ne tient pas compte de la nature dynamique de ce qui est en cours. Par exemple, il est tout à fait clair à mes yeux qu’un nouveau type d’opposition se forme lentement en Russie. Bon, elle a toujours existé, vraiment – je parle de gens qui ont soutenu Poutine et la politique étrangère russe et qui n’aiment pas Medvedev et la politique intérieure russe. Maintenant, les voix de ceux qui disent que Poutine est beaucoup trop doux dans sa position à l’égard de l’Empire vont devenir plus fortes. Comme les voix de ceux qui parlent d’un niveau vraiment toxique de népotisme et de clientélisme au Kremlin (de nouveau, Moutko en étant le parfait exemple). Lorsque de telles accusations venaient de libéraux pro-occidentaux enragés, elles n’avaient que très peu d’effet, mais lorsqu’elles viennent de politiciens patriotes et même nationalistes (Nikolai Starikov par exemple), elles commencent à prendre une autre dimension. Par exemple, alors que le fou du roi Jirinovski et son parti libéral-démocrate LPDR ont loyalement soutenu Medvedev, les partis communiste et de la Russie juste ne l’ont pas fait. À moins que les tensions politiques autour de personnalités comme Koudrine et Medvedev ne soient résolues (peut-être un scandale opportun ?), nous pourrions assister à la croissance d’un véritable mouvement d’opposition en Russie, et pas dirigé par l’Empire. Ce sera intéressant de voir si les taux personnels d’approbation de Poutine commencent à baisser et ce qu’il devra faire pour réagir à l’émergence de cette réelle opposition.
Cela dépendra beaucoup des performances futures de l’économie russe. Si, grâce à la politique mégalomane de Trump à l’égard de l’Iran et de l’Union européenne, l’économie de la Russie reçoit une injection massive de fonds (au travers des prix de l’énergie), alors les choses se stabiliseront probablement. Mais si les dirigeants européens cèdent docilement et se joignent aux sanctions contre l’Iran et si les États-Unis réussissent à imposer de nouvelles sanctions contre la Russie, le gouvernement Medvedev sera confronté à une grave crise et la reprise de l’économie promise par Poutine se conclura par un échec embarrassant, et les choses pourraient aussi passer du mauvais à bien pire. En ce moment, nos toujours courageux Européens sont occupés à remettre le prix Eurovision à une Israélienne (les prix Eurovision sont toujours décernés à des pays que les dirigeants de l’UE veulent soutenir) tandis que les mêmes Israéliens « célèbrent » la nouvelle ambassade américaine à Jérusalem en assassinant 55 Palestiniens (et ont promis d’en assassiner beaucoup d’autres). Donc disons seulement que je n’ai pas beaucoup d’espoir que les Européens se doteront d’une colonne vertébrale, de couilles, d’un cerveau ou, surtout, qu’ils acquerront bientôt un peu de fibre morale. Mais peut-être seront-ils assez avides pour rejeter quelques-unes des revendications les plus scandaleuses des États-Unis ? Peut-être. Espérons. Après tout, la soumission européenne aux États-Unis a déjà couté des milliards de dollars à l’UE…
Sixième partie : à propos du fiasco des S-300
Toute l’affaire des S-300 pour la Syrie a été un affreux gâchis mais, de nouveau, davantage dans le domaine des relations publiques que dans le monde réel. Le constant « nous livrerons, non, nous ne livrerons pas, oui, nous le ferons, non, nous ne le ferons pas » crée une impression épouvantable. Les explications pour ce zig-zag ne font qu’aggraver les choses. Regardons ce que ceux qui ne désapprouvent pas ce zig-zag en disent. Leurs arguments sont plus ou moins les suivants :
- Les S-300 mettraient en danger l’armée de l’air israélienne non seulement en Syrie, mais aussi au Liban et même en Israël. C’est exagéré parce que la Russie n’est jamais allée en Syrie pour mener une guerre contre Israël. Donc toute l’idée de livrer des S-300 à la Syrie était mauvaise dès le départ.
- La Syrie n’a pas vraiment besoin de S-300. Lavrov et d’autres disent que les S-300 sont une menace (parce que les Israéliens craignent vraiment ce système), mais en réalité, ce dont la Syrie a besoin, ce sont des Buk-M2E (voir l’analyse en russe et sa traduction automatique ici).
- Les Russes ont passé un accord avec Israël et, en échange de la non-livraison des S-300 (voir l’analyse en russe et la traduction automatique ici), ils obtiennent quelque chose de très concret : Israël cessera de soutenir les « bons terroristes » en Syrie, ce qui permettra à Damas d’en finir plus facilement avec eux.
Je n’aime pas beaucoup ces arguments, à part le second. D’abord, je suis d’accord que le Buk-M2E est un système très moderne et très performant, qui comporte des avantages sur le S-300 dans le contexte syrien, mais j’ajouterais que la phrase infâme, « la Syrie a obtenu tout ce dont elle a besoin » est une déclaration absolument terrible et ridicule (lire la critique dévastatrice de Marko Marjanović dans son article « Israel Took out a Syrian Pantsir Air Defense Unit, S-200 Radars. Russia : ‘No S-300 Transfer, Syria Has All It Needs’ » (Israël a détruit une unité de défense aérienne syrienne Pantsir, des radars S-200. La Russie : ‘Pas de transfert de S-300, la Syrie a tout ce dont elle a besoin’) pour Russia Insider). Je pense que ce « la Syrie a tout ce dont elle a besoin » est de nouveau un de ces désastres de relations publiques auto-infligé et une déclaration totalement ridicule jusqu’à ce que vous alliez plus loin.
Donc si par « la Syrie a tout ce dont elle a besoin » vous voulez dire « la Syrie n’a besoin d’aucune autre aide » ou « les défenses aériennes syriennes peuvent faire face à n’importe quelle attaque israélienne ou américaine », c’est une absurdité totale. D’accord. Mais si vous reformulez et dîtes « la Syrie a tous les types d’armes dont elle a besoin », je pense que c’est fondamentalement vrai. Le Pantsir-S1 est, de loin, le système de défense aérienne le plus important pour les Syriens, et non le S-300 ou tout autre système.
Dès le mois de juin de l’année dernière, j’ai écrit un billet pour Unz Review, « L’utilité du déni plausible contre un adversaire systématiquement menteur », dans lequel un passage était intitulé « Oubliez les S-300/S-400, pensez Pantsir ». J’ai écrit cela à un moment où la plupart des observateurs n’accordaient aucune attention au Pantsir, et où le monde entier semblait obsédé par les S-300 et les S-400. Je crois toujours que le Pantsir est la clé du résultat de la bataille pour l’espace aérien syrien. Mais la Syrie, et l’Iran, en ont besoin de beaucoup plus. Fondamentalement, la situation idéale est de nombreux Pantsir russes, iraniens et syriens dans toute la Syrie, tous intégrés aux capacités radar longue distance russes, qui existent déjà, et soutenus par des moyens modernes de guerre électronique. Avec suffisamment de Pantsirs déployés et en état d’alerte (pas comme celui que les Israéliens ont récemment détruit) et totalement intégrés dans un réseau de défense aérienne unique, les Syriens seraient capables de montrer une capacité de défense aérienne très robuste, à un coût relativement faible, sans offrir aux Israéliens des cibles de grande valeur.
Les Pantsirs peuvent faire face à la plupart des menaces américaines et israéliennes même si, contrairement à leurs homologues S-300/S-400, ils ne peuvent pas s’attaquer à des avions sur une longue distance (d’où la suggestion de déployer quelques Buk-M2E pour s’approcher de cette capacité). La vérité est que les S-300 n’ont jamais été conçus pour opérer de manière plus ou moins autonome ou pour intercepter des missiles de croisière ou des bombes. Oui, ils peuvent le faire, mais ils ont été conçus pour traiter des cibles de grande valeur à longue portée et dans un système à multiples niveaux incluant de nombreux autres systèmes, comme les Buks, Tors, Pantsirs et même les MANPAD Iglas et Verbas. Ce système de défense aérienne à plusieurs niveaux est actuellement absent en Syrie et il faudrait beaucoup de temps et d’argent pour le déployer. En revanche, les Pantsirs peuvent fonctionner de manière totalement autonome, peuvent détecter n’importe quelle cible à 50 km, la suivre et l’engager à 20 km, se protéger et protéger les autres avec des canons de 30 mm jusqu’à 3 km. Les Pantsirs peuvent même le faire en se déplaçant à 30 km/h en terrain accidenté. Cela en fait un système de défense aérienne extraordinairement efficace et d’une grande capacité de survie, relativement facile à cacher, à déployer et à engager sans avertir l’ennemi. D’ailleurs, le Pantsir peut aussi utiliser à la fois ses canons de 30 mm et ses missiles contre des cibles au sol, y compris des blindés. Aucun système de défense aérienne actuel ne peut se vanter d’une telle combinaison de capacités.
La Russie doit livrer à la Syrie autant de ces Pantsir-S1 que c’est physiquement possible. Un grand nombre de Pantsir en Syrie donnerait beaucoup plus de maux de tête à Israël et aux États-Unis que quelques S-300. Actuellement, il y a quelque chose comme 40 à 60 de ces Pantsirs en Syrie. C’est loin d’être suffisant si l’on songe à l’ampleur de la menace et aux capacités de celle-ci. Ce nombre doit être au moins doublé.
Cependant, et indépendamment des aspects techniques et militaires concrets, les zig-zags russes ont fait une impression terrible sur le monde : les Israéliens attaquent un allié russe, puis les Russes promettent de faire quelque chose, puis Netanyahou va en Russie, et Poutine lui cède docilement. Tout cela est un plantage politique auto-infligé massif et encore une nouvelle faute majeur de Poutine et des autres dirigeants russes.
Franchement, la principale erreur russe ici a été de toujours mentionner les livraisons de S-300 aux Syriens.
Septième partie : les leçons de la Divine victoire de 2006 – la victoire, c’est de survivre
En 2006, le Hezbollah a infligé une victoire massive et très humiliante à Israël. Et pourtant, il y a de bonnes preuves que tout a commencé par une erreur. Pas d’Israël, mais du Hezbollah. Lisez cette déclaration aujourd’hui souvent oubliée du Secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah :
« Nous ne pensions pas, même pas à 1%, que la capture conduirait à une guerre à ce moment et de cette ampleur. Vous me demandez, si j’avais su le 11 juillet (…) que l’opération conduirait à une telle guerre, est-ce que je l’aurais faite ? Je dis non, absolument pas. »
Incroyable, non ? Hassan Nasrallah a prononcé ces mots après la superbe victoire du Hezbollah contre l’ « invincible Tsahal ». La vérité est que le Hezbollah avait sous-estimé la violence et l’ampleur de l’attaque israélienne. Non seulement cela, mais Israël n’a pas perdu un seul pouce de son territoire alors que tout le Liban, et pas seulement le Sud, était violemment bombardé et que de nombreux civils sont morts. Le Hezbollah a détruit quelques blindés Merkava « indestructibles » et presque coulé le navire amiral de la Marine israélienne. Même les missiles du Hezbollah ont eu un effet comparativement faible sur la population israélienne (surtout la panique israélienne générale). Et pourtant, même si les politiciens n’ont pas voulu l’admettre, c’était aussi clair que possible pour les deux camps : le Hezbollah avait remporté une « Divine victoire » alors que les Israéliens avaient subi la pire défaite de leur histoire. Pourquoi ? Pour une raison très simple : le Hezbollah a survécu.
C’est tout et c’est crucial. Olmert et ses hommes avaient entrepris de détruire le Hezbollah (ou du moins de le désarmer). C’est probablement ce que Trump essaiera de faire à la République islamique d’Iran, et c’est ce que l’Empire anglosioniste essaie de faire à la Russie : l’éliminer.
Une fois les objectifs ainsi définis, la définition de la victoire est également évidente : survivre. C’est tout.
Pour que le Hezbollah, l’Iran ou la Russie vainquent Israël, les États-Unis ou tout l’Empire, pas besoin de planter un drapeau sur le bâtiment le plus symbolique de l’ennemi comme ce qu’ont fait les soldats soviétiques en Allemagne. Tout ce qu’ils doivent faire pour gagner est simplement de survivre, parce que la survie de l’autre camp dépend de leur élimination, c’est aussi simple que cela. Israël ne peut pas crier victoire tant que le Hezbollah existe, les États-Unis ne peuvent pas proclamer leur hégémonie mondiale si l’Iran les défie ouvertement, et l’Empire anglosioniste ne peut pas proclamer son hégémonie mondiale sur notre planète tant que l’espace civilisationnel russe le défie ouvertement. Alors que tout le bavardage sur les Iraniens qui veulent « rayer Israël de la carte » n’est qu’une invention typique des siomédias, il est vrai que par leur existence même, le Hezbollah, l’Iran et la Russie représentent une menace existentielle pour Israël, les États-Unis et l’Empire.
C’est la plus grande et fatale faiblesse de l’Empire anglosioniste : sa survie dépend de la colonisation ou de la destruction de tous les autres pays. Tout pays indépendant, qu’il soit grand et puissant ou petit et faible, représente un défi inacceptable à l’hégémonie de la « nation indispensable » et au « peuple élu », qui essaient maintenant de nous gouverner tous. Cela pourrait bien être l’ultime exemple de la dialectique hégélienne à l’œuvre en géopolitique : un Empire dont la puissance engendre sa propre fin. De nombreux empires sont nés et ont disparu dans l’Histoire, mais dans le monde globalisé dans lequel nous vivons, cette contradiction dialectique est énormément accentuée par les conditions finies dans lesquelles les empires doivent agir.
Conclusion No 1 : le soutien à Poutine et à la Russie doit être seulement conditionnel
Ces dernières années, ceux qui haïssent Poutine et la Russie prédisaient malheur et ruine et toutes sortes de trahisons (de la Novorussie, de la Syrie, de l’Iran, etc.) par Poutine et la Russie. Puis le temps a passé et toutes leurs prédictions se sont révélées fausses. Plutôt que se contenter de parler, les Russes ont agi, ce qui a prouvé que les opposants avaient tort. Cette fois, cependant, les Russes ont dit et fait un certain nombre de choses qui ont amené beaucoup d’eau au moulin de ceux qui détestent Poutine et la seule manière d’y remédier est de prendre des mesures concrètes pour prouver qu’ils ont tort. En ce moment, résultat de ces catastrophes auto-infligées en termes de relations publiques, la Russie semble en mauvais état, même à l’intérieur, où de nombreux partisans de Poutine sont dans la confusion, préoccupés et déçus.
Sur le plan externe, les Syriens et, en particulier les Iraniens doivent accepter le fait que la Russie est un allié imparfait, qui peut parfois aider, mais qui place toujours ses intérêts personnels au-dessus de toute autre considération. Dans un courriel personnel, Eric Zuesse m’a écrit : « Je pense que Poutine et Netanyahou négocient jusqu’où Israël peut aller et ce que la Russie peut accepter – et quelle collaboration chacun fournira à l’autre – traçant les lignes rouges de ce qui est acceptable, pour chaque côté. » Je pense qu’il a raison, mais je pense aussi que Poutine se trompe en essayant de passer un accord avec Israël, en particulier si l’accord est aux dépens de l’Iran. Ostachko a raison. Objectivement, Israël a très peu à offrir à la Russie. Mais si ce genre de collaboration entre la Russie et Israël se poursuit, en particulier si l’Iran est attaqué, nous saurons que le lobby israélien en Russie est derrière cette politique qui va à l’encontre de l’intérêt national russe. Nous le saurons bientôt.
En attendant, Lavrov ne peut pas essayer d’obtenir un accord avec Israël et, en même temps, se plaindre du « plan américain sur le déploiement de troupes arabes en Syrie, ‘violation de la souveraineté’ » ! Et qu’en est-il de la violation sans fin de la souveraineté de la Syrie par Israël ? Comment est-ce moins répugnant que celle perpétrée par les États-Unis ? De telles déclarations ne sont-elles pas fondamentalement hypocrites ?
Ici, nous pouvons observer un paradoxe : Poutine a critiqué à de nombreuses reprises l’immoralité de la société occidentale et des politiques impériales (les critiques les plus fameuses à Munich et à l’ONU). Mais Poutine n’a jamais rien dit de l’immoralité de l’État d’Israël. Et pourtant Israël est le centre de gravité, le nœud de tout l’Empire anglosioniste, en particulier depuis que les néocons ont transformé Trump en leur laquais soumis. Dans ce domaine, et en de nombreux autres, la Russie doit suivre l’exemple de l’Iran dont les dirigeants ont fait preuve de beaucoup plus de moralité et de politique fondées sur des principes bien que l’Iran soit beaucoup plus petit et comparativement plus faible que la Russie.
En 2006, un millier d’hommes, ou à peu près, du Hezbollah ont osé défier tout l’Empire anglosioniste (les États-Unis, comme toujours, ont soutenu Israël jusqu’au bout) et ils ont vaincu. Les soldats russes ont montré à maintes reprises, y compris récemment en Syrie, qu’ils ont le même type de courage. Mais les politiciens russes semblent vraiment être d’un genre beaucoup plus tiède et corruptible, et il y a toujours le risque que Poutine devienne progressivement moins officier et plus politicien. Et cela, à son tour, signifie que ceux d’entre nous qui sont opposés à l’Empire et soutiennent Poutine et la Russie doivent impérativement subordonner ce soutien à un ensemble de principes moraux et spirituels, et pas sur une loyauté du genre « mon pays, à tort ou à raison » ou, encore moins, sur une erreur du type « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». Si Poutine devait continuer dans ses apparentes tentatives d’apaiser les Israéliens, un nouveau type d’opposition interne à son gouvernement pourrait gagner en puissance en Russie et de nouvelles tensions internes pourraient venir s’ajouter aux tensions extérieures existantes.
Pour l’instant, Poutine jouit toujours d’un important « capital de crédibilité » en dépit de ses récentes erreurs. Pourtant, ses récentes décisions ont fait surgir beaucoup de questions déplaisantes qui doivent recevoir une réponse et la recevront. Entretemps, comme on dit aux États-Unis, il faut « espérer le meilleur, se préparer au pire et se contenter de tout ce qui se trouve entre deux ». Les Écritures nous avertissent aussi de ne pas faire des idoles des dirigeants : « Ne vous fiez pas aux grands, ni aux fils de l’homme, qui ne peuvent sauver » (Psaume 146:3 LXX). La méchanceté du monde que nous combattons aujourd’hui sous la forme de l’Empire anglosioniste n’est qu’une manifestation d’un mal beaucoup plus profond, spirituel : « Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes » (Eph. 6:12). Les jeunes hommes et femmes du mouvement chiite Amal ont eu raison de choisir le nom de « Parti de Dieu » pour leur mouvement lorsqu’ils ont créé le Hezbollah en 1985. Et l’Iran avait raison lorsqu’il est devenu une République islamique : si nous voulons vaincre l’Empire, nous devons toujours faire passer les questions spirituelles et les critères moraux au-dessus de toutes nos considérations politiques mondaines « pragmatiques » ou nos loyautés nationales et ethniques : c’est ainsi que nous pourrons vaincre ceux qui accordent une valeur monétaire à tout ce qu’ils voient dans leur conception matérialiste du monde.
Conclusion numéro 2 : la quête de « valeurs russes »
Les ambiguïtés politiques russes sont le résultat direct du fait que la Russie, dans son ensemble, n’a pas encore défini ce que sont vraiment les « valeurs russes ». La Russie historique a été fondée sur le christianisme patristique et le modèle civilisationnel romain, et l’Union soviétique sur le marxisme-léninisme. Les années 1990 ont signé le triomphe total du règne désastreux du capitalisme. Mais contrairement au Hezbollah et à l’Iran, la « nouvelle Russie » (comme j’aime l’appeler) n’est pas basée sur autre chose qu’une Constitution écrite principalement par des conseillers américains et leurs mandataires et une opposition générale au modèle civilisationnel occidental (en particulier depuis 2014). Être contre quelque chose n’est pas une position politique ou morale inspirante ni même tenable (comme les Garde blancs l’ont découvert pendant la guerre civile russe). De plus, dans sa confrontation avec un Empire anglosioniste qui ne défend absolument rien sinon de bas instincts, la Russie doit être pour quelque chose, et pas seulement contre quelque chose d’autre. Tant que la Russie ne définira pas et ne proclamera pas fermement un ensemble de valeurs spirituelles et morales qu’elle veut défendre, les zig-zags actuels continueront et les politiques russes s’avèreront au mieux incohérentes.
Aparté
Ici, je veux comparer la société russe dans son ensemble avec les forces armées qui, en plus d’être richement et bien équipées, ont un ethos très fort et clair et une compréhension solide comme le roc sur ce qu’elles défendent. C’est pourquoi les soldats russes sont toujours et spontanément prêts à sacrifier leur vie. La société civile russe manque toujours de cette clarté et les politiciens russes, qui ne sont pas meilleurs en Russie qu’ailleurs, s’en servent souvent. Les forces armées russes sont aussi la seule institution dotée de la plus forte mémoire historique et des racines les plus profondes dans l’histoire de la Russie. Je dirais qu’elles sont la seule institution dans la Russie moderne dont les racines remontent à avant la Révolution de 1917 et même beaucoup plus loin. En tant que descendant de « Russes blancs » moi-même, j’ai toujours trouvé étrange et, franchement, stupéfiant de me sentir beaucoup plus proche d’officiers que de civils russes. J’ai souvent eu l’impression que deux types de Russes coexistaient simultanément : le « nouveau Russe » (encore en cours de définition) et le corps des officiers militaires (soviétique ou post-soviétique). Ce dernier type avait presque instinctivement du sens pour moi et était souvent ressenti comme de la famille. Ce n’est guère une observation scientifique, mais cela a été mon expérience personnelle constante.
Il est très probable qu’Israël va réussir à provoquer une attaque américaine contre l’Iran. Si/quand cela arrivera, cela déclenchera une crise politique en Russie parce que l’espace pour les actuelles ambiguïtés sera considérablement réduit. Pour des raisons morales et pragmatiques, la Russie devra décider si elle peut se permettre d’être spectatrice ou non. Ce ne sera pas un choix facile car il n’y aura pas de consensus au sein des élites dirigeantes sur ce qu’il faut faire. Mais les enjeux seront trop élevés et les conséquences de l’inaction seront extrêmes. Mon espoir est qu’un conflit militaire majeur entraîne une forte augmentation du pouvoir et de l’influence du « lobby » militaire au Kremlin. Finalement et inévitablement, la question d’Israël et du sionisme devra être réexaminée et le lobby pro-israélien en Russie devra être traité, de peur que la Russie suive la même voie d’autodestruction que les États-Unis. Pour cette raison, le concept de « véritable reconquête de la souveraineté » est le seul slogan/but patriotique que les souverainistes eurasiens doivent continuer à promouvoir (quelle que soit la terminologie utilisée) parce qu’il pointe les vrais problèmes dans les politiques intérieure et extérieure de la Russie, qui doivent être abordés et résolus. Ce sera un processus long et difficile, avec des victoires et des reculs. Nous ferions mieux de nous habituer à l’idée que ce qui est arrivé ces deux dernières semaines se reproduira à l’avenir.
The Saker
Cet article a été écrit pour Unz Review
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker francophone
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