Il faut que tout change pour que rien ne change. Tancrède dans Le Guépard, film de Visconti
Par Werner Rügemeier – Le 25 janvier 2017 – Source attac-koeln
La chancelière allemande a expliqué à propos de l’entrée en fonction de Trump : « Nous, Européens tenons notre destin entre nos mains. » Cette affirmation populiste de la figure politique la plus importante du capitalisme transatlantique en Europe se révèle contraire aux faits. En outre, des investisseurs, des agences, des militaires et des services de renseignement dont les sièges sont aux États-Unis agissent aussi de manière assez indépendante de « leurs » gouvernements. Les lunettes roses d’Obama et de Clinton ont faussé cette vision dans l’Union européenne, en particulier en Allemagne.
Quelques remarques préliminaires
La suprématie absolue des États-Unis dans le « capital occidental » se manifeste aussi dans l’élection du nouveau président Donald Trump. Aucune élection dans un autre État occidental ne peut secouer à ce point tout le système. Anxieuses, déroutées, les élites de l’Union européenne qui le rejettent cherchent à comprendre et bégaient : que va-t-il nous arriver ? Trump est-il méchant ou pas tant que ça ?
Sur la manipulation électorale : les services secrets américains et les principaux médias des perdants affirment qu’il y a eu manipulation par « les Russes » : rien n’est prouvé, mais c’est repris par les médias dominants de l’UE. Ce qui est prouvé, c’est que l’élection a été manipulée par le système électoral américain. Bien que Hillary Clinton ait obtenu 2.7 millions de voix de plus que Trump, elle a perdu l’élection. Le système électoral date du XVIIIe siècle. Afin que les États du Sud les moins peuplés ne soient pas désavantagés au Congrès, le décompte du nombre des électeurs hommes incluait aussi les esclaves, bien qu’ils n’aient pas eu le droit de vote. Aucun des deux grands partis n’a tenté jusqu’ici de supprimer ce système issu de l’État américain esclavagiste. À cela s’ajoutent les nombreuses méthodes par lesquelles des millions parmi les plus pauvres, et avant tout les citoyens américains noirs et les migrants sont empêchés voire exclus du vote. En outre, les campagnes électorales des deux grands partis sont financées surtout par les riches qui arrosent aussi en permanence les parlementaires au niveau fédéral et des États. Le système politique des États-Unis manipule énormément les élections d’un point de vue social et racial.
Sur le nationalisme. À cause de son slogan « America first » – L’Amérique d’abord – Trump est taxé de nationaliste. Cette critique est juste. Mais elle vaut aussi pour Hillary Clinton et Obama. Elle vaut pour les deux partis dominants des États-Unis. Pour eux aussi, les États-Unis sont la nation exceptionnelle, appelée à diriger seule le monde, consacrée par Dieu. God bless you ! Que Dieu vous bénisse ! a aussi lancé Obama aux diplômés de l’académie militaire de Westpoint. Pour les deux partis qui alternent au pouvoir, les États-Unis sont « God’s own Country » [le propre pays de Dieu]. La composition de chaque petit gouvernement quelque part sur la planète est pour les deux partis de gouvernement étasuniens une question de sécurité nationale américaine – donc pas celle de l’autre nation.
Sur le sexisme et le racisme. Trump est critiqué comme sexiste et raciste, avec juste raison. Mais la position représentée par Hillary Clinton, dominante en Occident, est aussi sexiste et raciste, bien sûr de manière plus sophistiquée. Cela inclut la sexualisation des droits de l’homme à travers le concept des GLBT (gays, lesbiennes, bisexuels, transgenres). La liberté de l’orientation sexuelle et du choix de son sexe est liée à l’augmentation des capacités capitalistiques. Pour une coloration plus « féministe », on met « lesbien » en avant, et l’acronyme devient LGBT. Dans la communauté GLBT ou LGBT, des listes sont établies recensant les milliardaires parvenus (des créateurs de mode comme Giorgio Armani, le financier de la Silicon Valley Peter Thiel…). Des entreprises comme Microsoft et McKinsey encouragent la formation de groupes GLBT internes – dont la liberté est plus importante que la liberté d’action syndicale collective. Dans sa campagne électorale, Hillary Clinton a traité les GLBT comme un groupe cible privilégié. Les GLBT/LGBT sont également mobilisés, sous l’étiquette « droits de l’homme », contre les gouvernements déplaisants à l’étranger, toutefois pas chez les alliés qui en auraient le plus besoin, par exemple dans les pays du Golfe.
Ce genre de sexisme et de racisme n’a laissé au mouvement d’émancipation des femmes − qui luttait pour les droits de toutes les femmes, notamment aussi dans leur vie professionnelle − que le droit de celles-ci à l’accès aux postes de direction dans les entreprises et en politique. Seule la femme arrivée tout en haut est une femme valable. Une femme comme Clinton ne s’est jamais engagée pour l’égalité des salaires et la hausse du salaire minimum pour les travailleuses noires, mexicaines, et aussi blanches, que ce soit dans les usines de sous-traitance automobiles américaines ou mexicaines. Au contraire : l’exploitation mondiale impitoyable du travail le moins cher et le plus privé de droit des femmes et des migrantes fait partie de la mondialisation à la manière de Clinton, Obama et Wall Street. Ses instruments en sont, par exemple, les accords de libre échange comme le NAFTA, décidé sous le président américain « démocrate » William Clinton. Les Clinton n’ont jamais protesté contre les conditions de travail chez McDonald et dans les succursales américaines au Mexique, à Puerto Rico, à Taïwan, en Chine. L’occupation disproportionnée des prisons aux États-Unis par des membres de la minorité noire fait aussi partie des pratiques qu’ils favorisent. En fait aussi partie la barrière de haute sécurité à la frontière du Mexique, où les garde-frontières peuvent tirer sans être sanctionnés sur des personnes civiles et dont la construction a commencé sous le président William Clinton. Pendant les huit années de la présidence d’Obama, environ 400 000 migrants, surtout des Mexicains, ont été repoussés. Tout cela, l’opinion dominante des gens de bien l’a refoulé dans sa critique de Trump.
Sur le populisme. Trump est aussi critiqué pour son populisme. Cette critique est correcte. Mais elle vaut aussi pour Hillary Clinton et pour Obama. Populisme veut dire : je promets à la majorité de la population quelque chose qui correspond aux intérêts de la majorité ou au sentiment de la majorité, comme ça j’attrape des voix, mais après l’élection, je fais autre chose, voire le contraire. J’accuse l’establishment, mais je reçois de l’argent de lui et je travaille ensuite avec lui. Trump a fait appel au « peuple américain » auquel il veut rendre le pouvoir, mais il a oublié de désigner les riches et les puissants. Obama a fait la même chose (« Yes we can »). Il a gagné son élection avec la promesse de réduire l’armement nucléaire, de ratifier les accords de l’ONU visant à mettre fin à tous les essais nucléaires, de fermer le camp de torture de Guantánamo, d’augmenter le salaire minimum qui était à 7.25 dollars, de mettre fin aux guerres menées par les États-Unis, de stopper l’établissement de colonies dans les territoires palestiniens, de développer le style de gouvernement le plus transparent jamais vu jusqu’ici, d’introduire une assurance maladie pour tous les citoyens américains. Il a éveillé des espoirs chez les Noirs souffrant toujours de discriminations. Obama voulait limiter la vente privée d’armes à feu létales aux citoyens. Rien n’est resté de tout cela. Obama a fait, autorisé ou supporté le contraire : il a été chercher son ministre des Finances à Wall Street, chez Goldman Sachs, comme l’avait déjà fait son prédécesseur, Bush le Républicain. Cent soixante-six pays ont ratifié l’accord sur la fin de tous les essais nucléaires – mais pas les États-Unis. Les armes nucléaires sont plus nombreuses et plus modernes. Le camp de torture de Guantánamo est toujours là. Le salaire minimum légal est resté à 7.25 dollars. Les guerres en cours ont continué, seulement avec d’autres méthodes et d’autres armes. De nouvelles guerres en Syrie, en Libye et au Yémen sont venues s’y ajouter. La construction de colonies en Cisjordanie a continué. Obama n’a pas instauré plus de transparence, mais moins, et a envoyé en prison plus de lanceurs d’alerte qui avaient révélé les crimes de tous ses prédécesseurs. L’assurance maladie a été édulcorée selon les vœux de l’industrie des assurances et reste toujours inaccessible pour la moitié des personnes non assurées jusque là. L’incarcération disproportionnée de Noirs et le nombre de Noirs tués par la police ont augmenté. Encore plus d’armes à feu ont été vendues.
Sous la présidence d’Obama, la pauvreté a augmenté, et la richesse aussi. Les milliardaires à la Trump ont pu devenir encore plus riches et plus arrogants.
Cela nous amène à la fonction du président des États-Unis. Elle se situe entre celle d’un directeur des relations publiques impuissant et celle d’un démagogue important au service du système. Les machines électorales fabriquent chaque fois, de manière populiste, les nouveaux candidats à la présidence, tandis que et parce que le populisme du prédécesseur a perdu son effet. Comparez les discours d’investiture d’Obama et de Trump, le 21 janvier 2009 et le 20 janvier 2017 : les deux fustigent à mots couverts les erreurs des prédécesseurs, déplorent la perte des emplois et en promettent de nouveaux, annoncent la construction de ponts, de routes et d’écoles, promettent de restaurer la confiance, veulent rendre le pouvoir « au peuple », veulent rénover l’Amérique et concluent par « God bless America ! ». Et dans cette alternance exténuante de chaud et froid entre les deux variantes de populisme capables de gouverner, les non-élus restent de toute façon à leurs postes : les riches bailleurs de fonds de la campagne électorale et les députés et, de toute façon, les directeurs non-élus dans les entreprises, l’armée, les services secrets, les ministères, les fonds spéculatifs, les médias, les agences de notation, les agences de relations publiques et les associations de lobbyistes. Trump non plus ne pourra pas passer à côté.
En quoi Trump et Obama sont-ils différents ?
Ils représentent deux milieux différents de puissants et de super riches. Obama représente les grandes sociétés américaines opérant à l’échelle mondiale et les banques d’investissement traditionnelles de Wall Street et leur exigence de profits et de domination mondiale. Trump représente le lumpenprolétariat de la haute société, les milliardaires qui se sont faits tout seuls et leurs clans familiaux. Ils apparaissent comme des rustres et des effrontés. Ils paraissent incultes, mais ce n’est que la caricature de la culture du camp d’en face. Les banques de Wall Street comme Goldman Sachs ne font pas partie du milieu de Trump, ce sont plutôt des magnats régionaux dans l’immobilier et la gestion de fonds spéculatifs, devenus riches grâce à leurs spéculations pendant la crise financière ; à son milieu n’appartiennent pas les sociétés multinationales des technologies de l’information comme Hewlett Packard, mais des étoiles montantes de la Silicon Valley ; à son milieu n’appartiennent pas les multinationales du pétrole comme Exxon, mais les entrepreneurs de la fracturation hydraulique qui pèsent des milliards ; le milieu de Trump, ce ne sont pas les chaînes mondiales de restauration rapide comme McDonalds, mais le propriétaire, riche à milliards, de la chaîne de restauration rapide inconnue à l’étranger Carl’s and Hardee’s, qui devient le ministre du Travail de Trump.
Ces deux milieux sont deux couches de la haute société américaine. Le milieu de Wall Street avec les dirigeants politiques Obama et Clinton a déçu ses électeurs avec son populisme et a perdu sa réputation dans le monde entier.
En même temps, les multimilliardaires de Trump veulent aussi s’impliquer politiquement dans la seule puissance politique mondiale. C’est pourquoi, cependant, Trump n’a pu éviter d’aller chercher son ministre des Finances et le directeur de son Conseil économique chez Goldman Sachs. Il a pris le chef de la surveillance de la Bourse au cabinet juridique Sullivan & Cromwell établi à Wall Street, dont venaient déjà les deux frères John Foster et Allen Dulles, respectivement ministre des Affaires étrangères des États-Unis et directeur de la CIA après la Seconde Guerre mondiale. Et comme ministre des Affaires étrangères, Trump n’a pas fait appel à son copain dans la fracturation hydraulique, mais bien au directeur de la compagnie pétrolière mondiale Exxon. De nombreux ministres et conseillers viennent de l’establishment washingtonien critiqué auparavant, par exemple le très vieux et l’inoxydable conseiller à la sécurité présidentielle Henry Kissinger.
Depuis quelque temps, le milieu des milliardaires de Trump s’active en effet de plus en plus économiquement au niveau national et mondial, mais il est inexpérimenté politiquement et par exemple n’est pas lié aux médias d’influence mondiale comme le New York Times et CNN. On fait des expériences avec Twitter et les nouvelles technologies numériques. On a un sentiment anti-étatique, mais on remarque soi-même que, pour accroître ses bénéfices, par exemple pour limiter les salaires sur tout le territoire et privatiser les écoles, on a quand même besoin de l’État. Ce milieu s’essaie à la grande politique et se manifeste surtout de manière oppositionnelle sur les questions internationales, notamment l’OTAN, le libre échange et la constellation des autres puissances et groupes de puissances comme la Russie, la Chine et l’Union européenne. Entre les deux milieux, en tout cas au niveau politique et médiatique – moins au niveau militaire et économique – cela peut déboucher sur de nouveaux affrontements violents.
Mais avec Trump, l’évolution entamée sous la présidence Bush après les attentats de 2001 à New York et poursuivie sous la présidence Obama devient plus évidente. Cette évolution a été jusqu’ici enjolivée et refoulée – et le sera – à cause des lunettes roses que Clinton et Obama ont posé sur le nez des Européens happés par le populisme.
Passons à la question clé : qu’est-ce qui serait différent avec Trump ?
Les Européens feraient-ils autrement avec, à cause, ou même contre Trump ? À ce propos, regardons comment l’influence des acteurs étasuniens sur l’UE s’est développée depuis 2001, soit pendant les présidences de George Dobelyou Bush et Barack Obama, et comment l’UE y a réagi et si cela changerait avec le nouveau président des États-Unis.
Commençons par les militaires. Avec ses slogans « America First » et « Make America great again », Trump veut que les États-Unis soient toujours l’unique superpuissance, et il veut qu’elle soit plus forte qu’avant.
Il considère l’OTAN comme obsolète, mais il y tient fermement. Pour Trump, ce qui est obsolète, c’est seulement le fait que la plupart des alliés ne paient pas assez et s’équipent trop peu. Les Européens, dit-il, doivent contribuer davantage à l’OTAN. Mais c’est loin d’être nouveau.
Depuis deux décennies déjà, les États de l’Union européenne – et même les pays « neutres » comme la Suisse et l’Europe – amènent des moyens militaires et de renseignement supplémentaires pour être présents en composition variable, directement ou indirectement, dans les guerres lancées par les États-Unis, que ce soit en ex-Yougoslavie, en Afghanistan en Irak et en Libye. Ils ont également cultivé leurs propres intérêts, l’expansion mondiale du capital européen joue un rôle, même s’il est honteusement caché derrière le Grand frère – jusqu’à présent. L’appel récent aux militaristes européens de « prendre davantage leurs responsabilités » a été déjà pratiqué progressivement depuis vingt ans.
Depuis la guerre contre la Yougoslavie dans les années 1990, les États-Unis ont établi, avec l’accord de l’UE, plusieurs nouvelles bases militaires en Europe, comme en Bosnie (1996), au Kosovo (1999), mais aussi dans des États-membres de l’UE et de l’OTAN, notamment en Grande-Bretagne (2000), en Turquie (2001), en Roumanie (2005) et en Bulgarie, plus de nombreuses autres en particulier en Allemagne.
Les États-Unis et l’OTAN ont rompu l’accord [verbal, NdT] passé après la réunification de l’Allemagne de ne pas s’étendre en direction de la Russie. La non-dissolution de l’OTAN et son extension après la chute de l’Union soviétique prouve le mensonge fondateur : il ne s’agissait pas de lutte contre le communisme mais de la conquête du continent eurasiatique. L’attaque terroriste de 2001 contre le World Trade Center à New York était jusqu’alors l’unique cas pour lequel l’OTAN a invoqué la clause de défense mutuelle : les États-Unis attaqués réclament jusqu’à aujourd’hui qu’on les soutienne dans leur « guerre contre le terrorisme international » et les membres européens de l’OTAN ont approuvé cette déclaration de guerre contraire au droite international 1. L’Allemagne, où les lunettes roses Clinton-Obama sont le plus largement répandues, abrite de loin la plus grande partie des bases militaires US, en comparaison les États-membres de l’UE et de l’OTAN. Certes, le nombre des soldats a été réduit, mais simultanément les États-Unis ont adapté leurs bases à de nouvelles exigences stratégiques. Par exemple : comme les militaires étasuniens ne trouvaient personne qui soit prêt à le faire, le gouvernement fédéral allemand a pris l’AFRICOM en plus ; et les militaires américains organisent, depuis Stuttgart-Vaihingen et le territoire allemand, leurs opérations en Afrique, y compris avec des drones armés, en toute souveraineté étasunienne.
Depuis des années, les États-Unis construisent leurs plus grands terrains d’aviation militaire et surtout leurs plus grandes bases militaire à l’étranger, en Allemagne, à Ramstein, en Rhénanie-Palatinat. Le quartier général de toutes les forces aériennes de l’OTAN, l’AIRCOM, coordonne depuis Ramstein l’engagement de missiles nucléaires de diverses sortes et portées, des vols de drones, des transports de troupes et de prisonniers.
Le président américain Obama avait déjà appelé les membres européens de l’OTAN à augmenter leur budget militaire à au moins 2% de leur produit intérieur brut. Jusque là, outre les États-Unis eux-mêmes, seuls les enfants modèles que sont la Grande-Bretagne, la Turquie, la Grèce, et dernièrement aussi la Pologne et l’Estonie, (sur)répondaient à cette exigence. En 2014, l’OTAN tout entière s’est déjà ralliée formellement aux exigences d’Obama. Ce n’est que lorsque ce que le gentil Obama avait déjà demandé sort de la bouche de Trump que c’est méchant.
Le gouvernement fédéral allemand est également soumis à la convention internationale que le ministère des Affaires étrangères étasunien a définie en 2016 pour la vente et l’utilisation de drones armés. Ainsi, le gouvernement fédéral et d’autres États-membres de l’UE soutiennent aujourd’hui expressément les exécutions extrajudiciaires à distance à la manière du président Obama et violent ainsi également les contrôles sur les exportations d’armes encore valables dans les États-membres de l’UE 2. Il n’y a aucune indication que l’UE ait révisé cela à cause de Trump.
Sous Obama, les États-Unis ont proclamé la Russie ennemi du système. L’UE et les membres européens de l’OTAN ont suivi. Ce sont surtout des acteurs étasuniens qui ont préparé le changement de régime en Ukraine et qui ont forcé les gouvernements de l’UE et l’économie européenne au boycott de la Russie. Les élites européennes se sont ralliées après coup à la campagne de dénigrement de la Russie et à sa menace militaire.
Il est possible que ce soit dans le rapport à la Russie que réside l’unique et relative différence entre Trump et Obama. Peut-être, peut-être que sous Trump, le gouvernement des États-Unis reviendra sur le boycott de la Russie. Peut-être un gouvernement Trump préfère-t-il de grands accords commerciaux. D’autre part, la possibilité éventuelle d’une entente relative avec la Russie peut être la source d’un conflit plus grand : la Russie doit être coupée de sa coopération avec la Chine, l’ennemi principal de Trump. Déjà à l’époque de la Guerre froide, les États-Unis s’efforçaient de dresser l’Union soviétique d’alors et la Chine l’une contre l’autre. Dans ce but, le président Nixon, avec Kissinger son conseiller à la sécurité, a établi de bonnes relations avec Pékin. Mais Trump sifflera-t-il la fin des défilés militaires des États-Unis et de l’Otan aux frontières de la Russie ? Et le gouvernement allemand et l’UE renonceront-ils alors à leur armement supplémentaire ?3
Venons-en à la guerre mondiale contre le terrorisme
On sait que la chancelière allemande ne s’est pas plainte de ce que son téléphone et ceux des membres de son gouvernement soient écoutés par les services secrets américains. Visiblement, elle considère même cela comme une distinction, une confirmation de son importance. Parmi les membres sociaux-démocrates de son gouvernement de coalition, le ministre de l’Économie Gabriel a tonné qu’on ne négocierait pas plus loin sur le TTIP tant que l’Agence nationale de sécurité, la NSA, ne respecterait pas les lois allemandes 4. Mais Gabriel a rapidement fermé son clapet généralement grand ouvert et a combattu avec acharnement en faveur du TTIP. « S’espionner entre amis, ça ne va pas », déclara la plus puissante poltronne d’Europe. Mais les écoutes continuent. Lorsque la Commission d’enquête sur la NSA du Parlement allemand a voulu appeler Edward Snowden, l’ancien collaborateur des services de renseignement américains, à témoigner, le gouvernement fédéral a chargé le cabinet d’avocats américain Rubin Winston Diercks Harris & Cooke, de se faire confirmer que la tentative de faire appel à Snowden serait une « entente criminelle », constituerait une « aide au vol » de la propriété américaine ainsi qu’une « conspiration » (conspiracy) contre les États-Unis. Nous pouvons apprendre ici comment, selon les lois américaines, la conspiration d’un gouvernement allemand contre les États-Unis peut être construite. Voilà à quoi ressemble une véritable conspiration.
La Cour constitutionnelle fédérale a statué contre la Commission : la liste des cibles du service de renseignement allemand BND, celui qui livre des informations à la NSA, doit rester secrète 5. Il ne s’agissait là pas seulement de données sur des terroristes présumés, mais aussi sur des citoyens et des entreprises 6
Le gouvernement développe le BND en le déplaçant à Berlin, par exemple par ses propres satellites et l’aide de l’armée et du Centre allemand pour l’aéronautique et l’astronautique. Des Teutons chauvins, au sein de la Gauche, interprètent cela comme un désengagement des États-Unis. Mais c’est le contraire qui est vrai.
Comme la chancelières fédérale l’a souligné lors du 60e anniversaire du BND, la collaboration avec les services de renseignements amis doit être approfondie 7
L’UE a soutenu ou toléré la torture par les services secrets américains en Europe. Imaginez seulement le scandale mondial si c’était la Russie qui, dans une partie d’un autre pays, illégalement occupée depuis plus de cent ans, c’est-à-dire à Guantánamo, gérait un camp de torture comptant environ 700 prisonniers non jugés ! Quel scandale ! Mais non, les défenseurs des droits de l’homme occidentaux, abrutis par le coup de Gauck [le président de l’Allemagne, NdT] gardent un silence total.
Au moins trois pays membres de l’UE, la Pologne, la Roumanie et la Lituanie, ont participé à la torture internationale de personnes considérées comme des terroristes par la CIA 8. L’UE s’est conduite en fidèle vassale de l’injustice. La Cour européenne des droits de l’homme a condamné en 2014 le gouvernement polonais à verser 100 000 euros à chacune des deux personnes torturées en Pologne par la CIA en compensation 9 Aucun tribunal n’a condamné les auteurs étasuniens, leurs noms n’ont même pas été cités, on n’a pas demandé leur extradition. Donc les Européens se sont condamnés les uns les autres et ont laissé la superpuissance intacte. Est-ce que cela changerait avec un président Trump ? C’est peu probable.
En 2015, la Cour de justice européenne a annulé le Safe Harbour Agreement [l’Accord sur la sphère de sécurité, NdT] entre l’Union européenne et les États-Unis : l’écart en matière de protection des données à la charge des citoyens de l’UE était trop important. L’accord qui lui a succédé, Privacy Shield de juillet 2016 confère aux services de renseignement américains un accès pratiquement illimité aux données personnelles « lorsqu’ils subodorent un risque terroriste », selon l’ancien chargé de la protection des données du gouvernement allemand, Peter Schaar. 10
Trump veut intensifier la lutte contre le terrorisme. Cela pourrait prendre diverses formes. Si État islamique est détruit, comme Trump l’a annoncé, et si en outre il est mis fin au soutien financier, médiatique et logistique des soi-disant « groupes rebelles », et si les proches alliés comme l’Arabie saoudite étaient rappelés à l’ordre, ce serait alors une bonne chose. Il est douteux que Trump veuille ou puisse changer l’ancienne politique américaine en la matière. Les médias dominants aux États-Unis sont contre lui, et il est mis sous pression par les services secrets à cause de sa position à l’égard de Poutine. Et Merkel et Juncker renonceraient à leur soutien à la guerre américaine contre le terrorisme, à cause de Trump ?
Venons-en au sujet des services secrets américains dans les entreprises européennes
Le parquet judiciaire de New York a ouvert une enquête contre le groupe automobile Daimler pour corruption dans de nombreux autres pays. En 2010, Daimler a payé 180 millions de dollars d’amende. La convention disposait que Daimler devait soumettre ses 280 000 employés sur tous les continents et ses fournisseurs sur place aux clauses de lutte antiterroriste américaines, et aux lois nationales allemandes, européennes et d’autres pays. Le département de la Sécurité intérieure des États-Unis a placé pendant trois ans l’ancien directeur du FBI Louis Freeh dans la division chargée de la conformité (juridique) du groupe. Daimler est toujours obligé de rendre compte sur les systèmes de rémunération et les mouvements des comptes de ses collaborateurs. Il en va de même pour d’autres groupes étrangers qui ont des succursales aux États-Unis et c’est valable pour les milliers d’entreprises américaines actives dans l’UE. 11
L’an dernier, l’entreprise allemande Aixtron, à Herzogenrath près d’Aix-la-Chapelle, avait accepté de se vendre à un groupe chinois. Le ministre de l’Économie Gabriel a donné son accord. Mais le ministre allemand a révoqué l’autorisation après que les services secrets américains ont attiré l’attention sur les intérêts de sécurité nationale des États-Unis et Obama a confirmé l’interdiction de vente. 12
En octobre 2015, la Commerzbank a licencié quatre employés de sa filiale de Hambourg à la demande du ministère des Finances américain. Ils avaient effectué des transactions pour des financements de la compagnie maritime étatique de l’Iran, qui étaient légaux selon le droit allemand et européen. La Commerzbank, comme Daimler, a accepté une transaction : elle renonçait à ce secteur d’activité, payait 1.3 milliards de dollars d’amende et, comme Daimler, elle accueille jusqu’en 2018 un surveillant dans sa banque, qui veille au respect des règles américaines sur l’anti-terrorisme et le blocus et fait des rapports aux autorités étasuniennes.
Plusieurs de ces opérations des services de renseignement dans les entreprises allemandes sont désormais connues. Même le journal pro-américain Frankfurter Allgemeine Zeitung soupçonne que sous le « noble but » de lutter contre le terrorisme, il s’agit d’une « guerre économique cachée ». 13 Le gouvernement allemand et l’UE soutiennent ou tolèrent cette guerre économique.
Changeront-ils d’attitude avec Trump ?
Comme président des États-Unis, Trump veut plutôt durcir la politique anti-chinoise d’Obama et Clinton, et il trouve l’accord avec l’Iran mauvais. Est-ce que Merkel, Gabriel & Juncker vont s’y opposer dans l’intérêt de l’État de droit démocratique et de l’économie européenne ?
Werner Rügemeier
Traduit par Diane, vérifié par jj, relu par Cat pour le Saker francophone
Liens
- Was sagt der NATO-Vertrag über den « Bündnisfall » ?, www.agfriedensforschung. de/themen/voelkerrecht/buendnisfall.html ↩
- Petite question du groupe parlementaire Die Linke quant à la position du gouvernement fédéral sur une utilisation responsable des drones armés, Bundestagsdrucksache 18/10070, 17.10.2016 ↩
- La relation du gouvernement Trump avec Israël et les répercussions possibles sur l’UE ne sont pas prises en compte ici. ↩
- Top-Ökonom kritisiert Anti-USA-Kurs Gabriels, Handelsblatt 25.10.2013 ↩
- US-Schützenhilfe für die Bundesregierung, Spiegel online 1.5.2014 ↩
- NSA-Spionageziele bleiben geheim, Handelsblatt 15.11.2016 ↩
- Merkel würdigt BND als unverzichtbarrend, www.bundesregierung.de 28.11.2016 ↩
- Voir les rapports du chargé de mission pour le Parlement européen Dick Marty ↩
- www.juwiss.de/100-2014 , 5.8.2014 ↩
- Peter Schaar : Die Zukunft des transatlantischen Datentransfers, HandelsblattJournal, November 2016, S. 16 ↩
- Werner Rügemer: Durchleuchteter Arbeiter, junge Welt 28.1.2015 ↩
- Handelsblatt 4.11.2016 ↩
- Deutscher auf USA-Terrorliste wegen Exporten nach Iran, FAZ 1.12.2016 ↩
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