Par Nina Kouprianova, le 14 mars 2015 – Source Ninabyzantina
L’année 2014 a assisté à une poussée de patriotisme sans précédent dans la Russie contemporaine, qui a entraîné la vulgarisation de la notion d’un Monde russe. L’une des raisons pour cette augmentation du sentiment patriotique fut le retour à bon port de la Crimée, après l’immense majorité de votes en faveur d’une telle mesure dans un référendum il y a un an, exprimée par ses résidents, en majorité d’origine russe. Le début de la guerre de libération dans le Donbass, contre le régime de Kiev soutenu par l’Ouest, est la deuxième. Cette guerre a vraiment exposé les enjeux qui sous-tendent l’existence du Monde russe. Celui-ci n’est pas ethnique, mais un concept de civilisation, qui englobe une culture partagée, une histoire commune et une langue répandue dans tout l’espace eurasien, suivant des schémas traditionnels. Jusqu’à un certain point, et malgré des différences idéologiques évidentes, l’Empire russe et l’URSS représentaient la même entité géopolitique. Un aspect particulièrement digne d’intérêt, lorsque l’on s’intéresse à la crise actuelle du Donbass, est le symbolisme, autant religieux qu’historique, qui recouvre les références habituelles, mais obsolètes, d’un affrontement Droite contre Gauche. Dans le contexte russe, il est également nécessaire de s’affranchir des séparations Rouges contre Blancs instituées par la Révolution communiste. Le fait que cette guerre ait encouragé les Russes à examiner la raison d’être de leur pays est tout à fait remarquable. Pendant deux décennies, les citoyens russes n’avaient pas d’idéologie officielle, celle-ci étant interdite par la Constitution [de la Fédération de Russie], celle-ci étant basée sur des modèles occidentaux. L’émergence d’une nouvelle manière de penser en Russie, devrait apparaître plus évidente, une fois que nous nous intéresserons au sens des insignes religieux, aux guerres passées (la guerre civile russe et la Grande Guerre patriotique), ainsi qu’à la question de l’idéologie dans le monde Postmoderne.
Le décor du conflit ukrainien
Avant de s’intéresser à ces éléments, faisons un récapitulatif des évènements récents qui nous ont amenés à la situation présente. Depuis 1991, l’OTAN s’est rapprochée des frontières russes, malgré les promesses en sens contraire, émises lors de l’effondrement soviétique. Les élites occidentales ont utilisé le projet Ukraine, avec l’aide bienveillante des élites oligarchiques du pays, comme un projet anti-Russie, basé sur l’identité négative de la minorité ukrainienne occidentale. Des sommes importantes ont été investies afin d’inculquer des cadres de pensée agressivement antirusses dans les médias et les cercles d’influences dans des villes comme Kiev, où de tels discours n’existaient pas auparavant. D’un point de vue interne, l’Ukraine post-soviétique était une entité historiquement problématique dès le départ. Au final, deux identités en conflit ont été accueillies dans le pays, sans que de grands efforts soient faits pour assurer une certaine cohésion interne. D’un côté, vous aviez des Russes restés en Ukraine de l’autre côté des frontières nouvellement établies, ainsi que des Ukrainiens de l’Est et du Centre partageant des racines commune avec la Russie moderne (historiquement, il s’agit de la région orientale et orthodoxe de la Novorussie, une région de l’Empire russe, ainsi que de la Petite Rus’), de l’autre côté, vous trouverez des Ukrainiens de l’Ouest, comme les Galiciens (des catholiques grecs, issus de l’Empire austro-hongrois), cherchant à améliorer leurs liens avec l’Europe.
En février 2014, ces deux entités en sont venues aux mains, lorsque le pays a souffert d’un coup d’État soutenu par l’Occident sous le prétexte d’une meilleure intégration européenne. Il s’agissait d’une promesse fallacieuse, cette intégration ayant pour but principal la transformation de l’Ukraine en un marché juteux pour déverser les biens manufacturés européens, et en une base de l’Otan, avec les quelques conséquences désagréables qui s’imposent dés lors que le FMI consent des prêts. Le coup d’État a canalisé une partie du mécontentement populaire vers le gouvernement Ianoukovitch, exprimé dans les rassemblements de la place Maïdan, afin d’aboutir à la conclusion logique du projet Ukraine ; un État idéologiquement antirusse, basé sur une vision fondamentalement ethnique de sa minorité occidentale, et ignorant les aspirations des résidents orientaux d’Ukraine. Sa naissance violente a amené une autre conclusion logique ; quand le nouveau gouvernement de Kiev a refusé à ces régions leurs droits fondamentaux à pratiquer leur langue et à avoir une représentation populaire au moyen de la fédéralisation, et a tenté de les écraser par la force, une guerre de libération du Donbass, la Novorussie historique depuis l’époque de la Grande Catherine, s’est déclenchée en réponse. Ceux que les participants à Maïdan traitaient d’esclaves ont décidé de se battre pour leur liberté.
Un an, et 50 000 morts plus tard, si l’on en croit les services secrets allemands, ce conflit retient encore l’attention des analystes politiques. Les infrastructures du Donbass sont détruites, 2,5 millions de réfugiés ont fui en Russie (ce chiffre inclut les travailleurs qui y avaient émigré auparavant), l’économie de l’Ukraine s’effondre, et la moitié de ses meilleurs terres arables a d’ores et déjà été achetée par les oligarques et les multinationales étrangères. On assiste même à un désaccord croissant en Europe sur la question de l’Ukraine et des sanctions contre les Russes qui ont été décidées, ses divisions pouvant bénéficier à Washington, lui permettant d’exercer une influence toujours plus grande sur des États de plus en plus dépourvus de souveraineté.
Un abri anti-bombardement de Debaltsevo, sans eau, ni électricité, par Dan Levy
Ce scénario de guerre civile, n’a pas été une surprise pour ceux qui sont habitués aux grandes visions géopolitiques. L’auteur de Lugansk, Gleb Bobrov, par exemple, a produit en 2008 ce qui ressemble maintenant à un roman prophétique intitulé L’âge des morts-nés (Epokha Mertvorozhdennykh), par la grande maison d’éditions Yauza-EKSMO. Le roman décrit une guerre civile hypothétique en Ukraine. En 2014, il a été réédité cinq fois, pour des raisons évidentes.
Des symboles traditionnels… mais plus encore
L’iconographie utilisée dans les combats pour la libération du Donbass mélange diverses couches de l’histoire russo-ukrainienne commune. On assiste à une tentative de sublimation des points conflictuels pour donner naissance à une nouvelle synthèse du Monde russe dépassant les spécificités des idéologies basées sur la raison, canalisant des traditions plus anciennes ou trouvant des aspirations modernes.
L’un des facteurs importants à prendre en compte quand on s’intéresse à la résistance du Donbass, est l’usage des symboles religieux. Les manifestations post-Maïdan qui se sont déroulées en Ukraine de l’Est, avant que Kiev ne lance ses opérations anti-terroristes contre les civils de la région, érigeaient souvent des images orthodoxes orientales sur leurs barricades. Il s’agissait alors d’icônes protectrices, comme celles de la Vierge, ou du tsar Nicholas. Les insignes orthodoxes, qui s’adressent à tous les Slaves orientaux, sont depuis lors restés présents à travers toute la guerre de libération du Donbass .
1. Manifestations anti-Kiev et barricades à Donetsk; 2. Kramatorsk ; 3. Lugansk ; 4. Donetsk en avril 2014. Sources: Ruptly, Ridus.
On a pu voir des tanks partir au combat en arborant des Mandylions, et de telles images ont été vues à des barrages routiers ou portées par des officiers. Igor Strelkov a tenu à faire bénir le drapeau du bataillon des volontaires de Slavyansk dans une église, avant de le faire parader à travers la ville à la mi-2014. Il est possible que de façon inconsciente, de tels actes renvoient à des traditions indo-européennes bien plus anciennes, avec la mise en avant d’une direction sociale et politique par les guerriers et les prêtres, en contraste flagrant avec la direction par des politiciens-commerciaux, propre aux démocraties de masse.
Bénédiction de la bannière du premier bataillon de volontaires de Slavyansk à l’Église de la Sainte Résurrection, en juin 2014. Source : RusVena.
La chrétienté orthodoxe est bien sûr la tradition religieuse millénaire unifiant la Rus’ moscovite, la Rus’ de Kiev, l’Empire russe, ainsi que l’Ukraine centrale et orientale, et la Russie contemporaine. Et, bien que l’URSS ait été officiellement athée, de par son idéologie marxiste, la religion n’y a jamais totalement abandonné la sphère privée, notamment dans les régions éloignées des centres urbains. A certaines périodes, celle-ci a même été reconnue de manière officielle, notamment sous la direction de Staline en 1941. Les historiens ont montré que durant les années 1930, l’URSS s’est transformée en un État néo-traditionnaliste, bien que doté d’une économie communiste, et dans lequel des valeurs sociales conservatrices, par exemple le pro-natalisme, ont été réintroduites par les élites.
Des bannières arborant des Mandylions dans le Donbass. La première image montre, de haut en bas, une image du Christ, la bannière de l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale et le drapeau de la république de Donetsk, aux couleurs rappelant l’ère de la guerre civile. Sources: Communitarian.Ru, 3m.RU, AIF.
La place importante accordée à la chrétienté orthodoxe dans le conflit du Donbass est également évidente lorsque l’on prend en compte le fait que plus de 70 églises ont été volontairement endommagées ou détruites dans cette région par les forces de Kiev soutenues par l’Occident. Des porte-paroles de la Novorussie ont affirmé qu’il n’y avait pas de positions militaires aux alentours de ces églises, et que, de manière générale, rien n’avait été endommagé aux alentours de ces églises. Prendre pour pour cible des bâtiments religieux et des centres communautaires n’est pas surprenant, au vu des liens culturels forts, entretenus par l’orthodoxie, entre la Russie et l’Ukraine.
Une église de Donetsk détruite. Source Reuters.
Au sujet du schisme Rouges contre Blancs, la version historique officielle de l’Union soviétique dénonçait de nombreux aspects de la fin de la Russie impériale, suivant des arguments idéologiques. Durant les années 1990, la balance a fortement penché dans l’autre direction, avec cette fois comme cible l’ensemble de la période soviétique. Une vision plus équilibrée a fini par émerger durant la décennie suivante. Ces versions sont créatrices de courants sociaux unificateurs plutôt que conflictuels, bien que ces derniers aient pu être utilisés par certains acteurs extérieurs tentant de déstabiliser la Russie. Bien qu’une certaine polarisation soit encore de mise, la plupart des Russes ont appris à dépasser les idéologies, et à considérer l’Empire russe et l’Union soviétique comme deux aspects de la même entité géopolitique. De plus, de nombreuses familles ont expérimenté cette contradiction apparente de l’intérieur ; alors que certains de leurs ancêtres étaient haut placés durant l’ère impériale, ou ont subi les purges des années 1930, d’autres ont été fermiers, ouvriers et soldats dans l’Armée rouge.
C’est pour cette raison que les membres des Forces armées novorusses affichent une grande variété de symboles, dont la synthèse indique l’émergence d’une vue équilibrée de leur propre passé. Aucune période de ce dernier n’est totalement positive ou totalement négative. Par exemple, durant le printemps et l’été 2014, les média se sont peu intéressés à l’intérêt d’Igor Strelkov pour les reconstitutions historiques, centrées principalement sur l’Armée russe durant la Première Guerre mondiale, et sur le mouvement Blanc durant la guerre civile de 1917-1921.
Une affiche russe de la Première Guerre mondiale, et une reconstitution historique de Strelkov.
Le dirigeant actuel de Donetsk, Alexander Zakharchenko, élu en novembre 2014, a choisi une inauguration au son de la marche impériale russe du régiment Preobrazhenskii du temps de Pierre le Grand.
L’inauguration de Zakharchenko a également impliqué la participation de cosaques. Avant la division artificielle de la Russie méridionale et de l’Ukraine orientale, cette région abritait une population homogène (narod), dont les cosaques du Don, un soslovie (une propriété) autonome, mais férocement loyale à Dieu et, bien souvent, au tsar. Au repos durant la période soviétique, les traditions cosaques sont en pleine réémergence. Ceux-ci en sont venus également à jouer un rôle majeur sur les lignes de front du Donbass.
Des Cosaques à l’inauguration de Zakharchenko. Source: Reuters.
L’héritage cosaque illustre la complexité historique du Donbass. Il y a un siècle, la guerre civile russe a idéologiquement polarisé les populations, essentiellement dans cette région, entre le mouvement Blanc et les bolcheviques. Il est certain que l’aspect de guerre civile qu’a pris la libération du Donbass génère de telles comparaisons. Après tout, de nombreux soldats enrôlés par Kiev font partie de l’ethnie russe, et viennent de villes comme Dniepropetrovsk, pour se battre contre d’autres Russes ethniques vivant plus à l’est.
De plus, malgré le symbolisme de la Russie impériale affiché, le gouvernement de Novorussie se présente explicitement comme les héritiers de la transitoire et éphémère République soviétique de Donetsk–Krivoï–Rog (1918). Et, dans un territoire d’industrie lourde, dont l’activité principale est basée sur l’extraction du charbon, les références à la lutte des classes soviétique ne peuvent être évitées. Le drapeau de Novorussie est basé sur la Croix de Saint-André, sous laquelle est inscrit Volonté et Travail. Le drapeau de la République de Donetsk utilise également un schéma de couleur hérité de cette époque.
La bannière de Novorussie; un aigle bicéphale russe (ou byzantin) orné des symboles du travail.
De plus, le sujet de la classe ouvrière entraîne plus de points communs entre ces deux camps Rouges-Blancs, apparemment très polarisés, qu’on pourrait le croire au premier abord. Alors que l’Union soviétique a tenté d’instaurer une égalité sociale imposée depuis le haut de la hiérarchie politique, certains industriels de la fin de l’Empire russe étaient de pieux chrétiens orthodoxes, qui croyaient à la charité mise en place à un niveau individuel. Ceux-ci ont instaujré de bonnes conditions de travail pour leurs employés, avant toute législation du travail, avec notamment la création de jardins d’enfants et d’hôpitaux pour les femmes pour la firme Abrikosov & Fils, ou encore des écoles et des maisons de retraite, dans le cas d’Einem, pour en nommer certains.
Une nouvelle Seconde Guerre mondiale ?
En effet, c’est bien la Seconde Guerre mondiale, avec sa relation à l’ère soviétique, qui tient le rôle central dans la communication autour du conflit dans le Donbass. Le narratif développé par les médias anglophones dominants, avec certains articles allant jusqu’à faire preuve de compassion, présentent les résidents du Donbass comme les dupes des télévisions russes, qui leur feraient croire qu’ils sont en train de revivre la Seconde Guerre mondiale et combattent le fascisme. Si l’on prend en compte le fait que beaucoup d’entre eux sont des mineurs de profession, l’implication sous-jacente est que ces travailleurs sont trop peu éduqués pour chercher à en savoir plus, ou penser par eux-mêmes. Nous avons pourtant ici deux phénomènes bien distincts; l’un concerne la Seconde Guerre mondiale, l’autre est idéologique.
Tout d’abord, à peu près chaque famille de l’ancienne Union soviétique a été touchée par ce qu’on appelle en Russie la Grande Guerre patriotique (1941-1945), qui a entraîné des pertes humaines estimées à près de 26 millions de personnes. Les gens connaissent en détail l’expérience qu’ont vécue leurs parents et grands-parents, certains d’entre eux étant toujours vivants. Sur le plan idéologique, cette guerre a été le ciment sur lequel s’est construite l’URSS, après les années tumultueuses qui ont suivi la révolution de Lénine, et la consolidation du pouvoir par Staline (1917-1941). Mais cela va beaucoup plus loin qu’on pourrait le croire au premier abord. L’entière géographie et la topographie de la Novorussie créent des rappels constants des batailles fameuses menées par l’Armée rouge dans cette région, rendant difficile l’absence de comparaisons.
La ville de Slavyanoserbsk, à l’extérieur de Lugansk, par exemple, a été nommée en mémoire d‘un officier serbe au service de l’impératrice Élisabeth de Russie au milieu du XVIIIe siècle. La ville a subi l’occupation nazie en 1942-1943, avec une forte activité de partisans soviétiques dans la région, jusqu’à ce qu’elle soit libérée par l’Armée rouge en septembre 1943. Des représentants des Forces armées novorusses ont souvent insisté sur le fait que la disposition géographique des troupes soviétiques et nazies, à l’époque, reproduisait celle de leurs propres troupes face à celles de Kiev. De plus, selon certaines rumeurs, des volontaires serbes auraient fait partie des troupes qui ont libéré la ville de ses occupants en août 2014.
Saur Mogila (la Tombe), une hauteur stratégique dans la région de Donetsk, a servi de théâtre pour l’une des plus féroces batailles de la Grande guerre patriotique, et a été reprise par les troupes soviétiques en août 1943. Les combattants novorusses ont dû ressentir un sentiment particulièrement fort de déjà vu à l’été 2014, lorsque Saur Mogila a été capturée et perdue à de nombreuses reprise par les troupes de Kiev et les Forces armées de Novorussie. Ces dernières l’ont finalement reprise et conservée depuis août de cette année. L’obélisque mémorial à la Grande Guerre patriotique, érigé en 1963, a même été détruit pendant la bataille.
Saur Mogila, avant et après. Source: Wikipedia, Rossiiskaia Gazeta, Vzglyad.
On en vient à croire que chaque mètre carré de cette région pourrait évoquer une histoire similaire. J’ai retrouvé une caricature d’Hitler soucieux (un jeu de mots avec la ville de Volnovakha dans la région) de voir les Soviétiques prendre Marioupol, une photographie datant de 1945 et montrant un tank appelé Vengeurs du Donbass, sur laquelle apparaissent deux frères avec un de leur cousins, et une peinture réalisée peu après la guerre par un enseignant local, montrant la gare ferroviaire de Debaltsevo.
1. Hitler se fait du souci pour Marioupol ; 2. Les vengeurs du Donbass, 1945 ; 3. La gare ferroviaire de Debaltsevo est à nous, 1947.
On trouve même de nombreux T-34 récupérés dans des musées et ressuscités par les combattants de la résistance, comme par exemple ce tank dans la région de Lugansk, début 2015.
Un T 34 datant de la Seconde Guerre mondiale est à nouveau en service à Antratsit. Source: AR TV.
On trouve également des brigades internationales dans chaque camp, rappelant la guerre civile espagnole à la même époque. Les troupes de Kiev comptent dans leurs rangs des Suédois, des Espagnols et des Américains. Les Forces armées de Novorussie incluent également des Espagnols, mais aussi des Brésiliens, des Français, des Serbes. En fait, on pourrait reprocher aux mineurs du Donbass de trop bien connaître leur histoire, lorsqu’ils comparent ainsi la situation actuelle à l’époque de la Seconde Guerre mondiale.
Par ailleurs, il y a la question du fascisme en Ukraine, qui est évitée par les médias occidentaux, et sur laquelle insistent particulièrement leurs homologues russes. Durant la Seconde Guerre mondiale, certains Ukrainiens ont commencé par bien accueillir les nazis, les préférant aux communistes soviétiques, mais ils en sont rapidement venus à détester le nouveau colonisateur. L’Ukraine a vu différents niveaux de collaboration, des unités SS galiciennes à l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA), qui détestait et combattait tout le monde, des Allemands aux Polonais en passant par les Russes et les juifs, et qui a participé au nettoyage ethnique de la région de Volyn.
Casque arborant un insigne nazi abandonné par l’armée ukrainienne à Debaltsevo. Source: KP.
Les fondamentalistes ethno-nationalistes ukrainiens d’aujourd’hui, qu’ils soient du Secteur Droit (Svoboda), de l’Assemblée sociale-nationale ou du bataillon Azov, se voient comme les héritiers des commandants de l’UPA, Bandera et Shekhvich, et souscrivent de façon explicite à la troisième voie, en arborant notamment des symboles inspirés de la Seconde Guerre mondiale. Et c’est leur interprétation de l’Histoire qui a été établie après le coup d’État de février 2014. Le fait qu’il ne s’agit pas de figures marginales est évident, avec par exemple le refus absolu [par le gouvernement] d’autoriser la fédéralisation, ou du droit de la population à utiliser la langue russe, ou encore des paroles du président Porochenko qualifiant Odessa de ville banderiste, ce qui est particulièrement insultant pour les habitants de cette ville qui ont résisté héroïquement durant l’ère soviétique, et qui a vu des activistes de Maïdan perpétrer un massacre dans sa Maison des syndicats en mai 2014.
1-2. Des Ukrainiens défilent sous le portrait de Bandera. Source: RT, Ukrainian Foto; 3. Le bataillon Azov commémore la fondation de l’UPA, 2014. Source: Getty / AFP.
Ne jetez pas l’idéologie avec l’eau du bain
Cependant, bien qu’il soit tentant de penser que l’Histoire ne fait que se répéter, il est important de noter une différence idéologique majeure. Comme l’ont montré certains théoriciens, d’un point de vue philosophique, la Seconde Guerre mondiale a vu l’affrontement de trois idéologies différentes, qui cherchaient à déterminer laquelle représentait le mieux la modernité au niveau mondial. Le résultat a été le triomphe du communisme (URSS) et du libéralisme (USA) sur le fascisme. Par la suite, la guerre froide a entrainé la confrontation des deux idéologies modernes restantes, et l’effondrement de l’URSS (1991) a sonné la victoire du libéralisme. Avec le libéralisme comme seule représentation acceptable de la modernité historique, rendant obsolète le paradigme gauche-droite du XXe siècle, nous sommes entrés dans l’ère postmoderne. Certains analystes appellent cette idéologie néo-libéralisme, d’autres post-libéralisme. Cependant, tous décrivent la même trajectoire historique, dans laquelle cet idéal s’est transformé pour aboutir à sa forme actuelle: l’individu, privé de tous ses liens traditionnels, au centre de l’histoire, les capitaux financiers et leurs corporations anonymes transnationales, le consumérisme déchaîné et l’info-divertissement pour les masses, la croyance erronée en un progrès économique infini, et la religion laïque des droits humains comme un outil de politique étrangère bien peu humanitaire, pour en nommer quelques caractéristiques.
Bien sûr, les autres idéologies du XXe siècle n’ont pas complètement disparu. Mais elles ne survivent que grâce au post-libéralisme qui, du haut de son hégémonie globale, leur permet d’exister pour servir ses propres objectifs. Et ce sont les pourvoyeurs de cette idéologie, les élites de l’Occident institutionnel, qui autorisent l’existence des fascistes autoproclamés d’Ukraine, tout comme celle des soi-disant rebelles modérés au Moyen Orient. Et c’est ainsi que les porte-parole des élites, les médias de masse, font passer ceux-ci pour des nationalistes, pour l’extrême-droite ou simplement pour des acteurs controversés. Au contraire, ceux qui contestent l’idéologie dominante, même de la plus modeste des manières, subissent aussitôt la reductio ad Hitlerum. C’est le cas pour tous les partis politiques, comme le Front national, qui exhibent un semblant de traditionalisme (discours anti-globalisation), aussi modeste que l’affirmation de la souveraineté nationale par rapport à des entités supranationales comme l’Otan.
En fait, l’idéologie post-libérale est l’un des facteurs qui empêchent de nombreux Occidentaux de comprendre la réalité de la guerre de libération du Donbass. Le modèle actuel de citoyenneté en Occident est un modèle abstrait ; il est centré autour d’un corps de principes en face desquels les individus sont interchangeables, à condition qu’ils adoptent les valeurs européennes ou le mode de vie américain, à la place des notions plus traditionnelles d’ancrage dans la région, de liens culturels, linguistiques, ou ancestraux. C’est pourquoi ceux qui se réfèrent aux abstractions occidentales ont du mal à comprendre comment appartenir au même peuple (narod) est plus important pour certaines populations que le fait de vivre dans deux États différents, à savoir la Russie contemporaine et l’Ukraine, celle-ci ayant été formée de façon accidentelle au moment de l’effondrement soviétique; et pourquoi ces populations semblent si attachées à leur langue, leur culture, leur religion, leur histoire, leur terre, au point qu’elles sont prêtes à mourir pour elles. Mais pour les Russes qui penchent vers un mode de pensée plus traditionalistes, il a fallu cette guerre, une guerre qui était censée les déchirer, pour les unir idéologiquement et spirituellement avec leurs semblables de l’autre côté des frontières, pour qu’ils commencent à interroger leur propre nature, sans certitudes, mais pleins d’espoirs, pour forger l’idée d’un Monde russe. Par-delà la Gauche et la Droite, au-delà des Rouges et des Blancs.
Traduit par Etienne, relu par jj et Diane pour le Saker Francophone