Quand l’armée de Kiev n’aura plus de chars

Par Denis Selesnev – Le 15 mars 2015 – Source thesaker.is

Le résultat des opérations militaires au Donbass pour les Forces armées ukrainiennes (FAU) s’est soldé par une énorme perte d’armement, et surtout de chars d’assaut. Il a été estimé que pendant les hostilités de 2014, les FAU avaient perdu plus de deux cents chars, soit détruits soit pris par l’adversaire. La reprise des hostilités a conduit naturellement à de nouvelles pertes. Du début de 2015 à mi-février, cinquante chars ont été détruits, au moins quarante capturés et un certain nombre endommagés qui ont dû être retirés du front pour réparations. En somme, en un mois de combats, Kiev a perdu plus de cent chars, soit au moins trois cents depuis le commencement de la campagne militaire. L’âge de ces engins est aussi un facteur à prendre en compte: comme la plupart des chars de l’armée ukrainienne datent d’une trentaine d’années, leur usure provoque d’autant plus de pannes et de dysfonctionnements.

Ils ne peuvent plus le faire eux-mêmes

Théoriquement les FAU devraient pouvoir compenser ces pertes, étant donné qu’en plus des 600 chars T-64 qu’elles avaient au début des hostilités (bien que tous ne fussent pas opérationnels), elles avaient aussi en entrepôt 600 T-64, 600 T-72, et 150 T-80. Toutefois, il y a eu de sérieux problèmes pour les mettre en service actif. En premier lieu, l’été dernier, au moins 300 des T-72 entreposés étaient jugés irréparables. En réalité, beaucoup de ces engins ne sont plus maintenant que des carcasses, après avoir été démantelés et les pièces vendues à l’exportation. Au total 800 chars de ce type ont été vendus depuis 1990, et ceux qui restaient ont été cannibalisés pour leurs pièces. Alors que les T-64 n’étaient pas vendus à l’exportation (à l’exception de quelques unités en l’automne 2014), des conditions de stockage inadaptées ont rendu de nombreuses unités et équipements externes inutilisables.

Le président et le ministre de la Défense de l’Ukraine ont solennellement présenté aux représentants d’unités militaires des armes modernisées et reconditionnées. À en juger par les photos provenant de ces événements, un total d’une centaine de chars réparés et rééquipés a été livré à l’armée. Au moins un tiers d’entre eux, fabriqués avant-guerre, étaient des chars destinés à être exportés au Congo et au Nigeria. Il est également intéressant de noter que la dotation de 31 chars (un bataillon), qui ont été rénovés dans les ateliers de réparation de chars à Lvov, ont causé un scandale. Suite à la présentation solennelle faite par le Président, le commandant du bataillon de chars de la 14e brigade a refusé de les accepter en raison de leur état technique insatisfaisant. Peu de temps après, ils ont tous été renvoyés aux ateliers pour des réparations supplémentaires.

Fait intéressant, selon le directeur général de l’usine Malishev, présent à l’une de ces dotations cérémoniales, son usine avait réussi à réparer en trois mois jusqu’à 20 chars de combat Bulat (version ukrainienne du T-64) qui avaient été endommagés. Considérant que les ateliers de Lvov et  Malishev sont les mieux équipés pour ces réparations, l’ensemble de l’industrie ukrainienne n’est guère en mesure de fournir plus d’un bataillon de chars par mois. Cela signifie qu’il faudra trois à quatre mois pour compenser les pertes subies en un mois.

Quant aux fournitures de matériel neuf plutôt que reconditionné, les perspectives sont encore moins optimistes. La seule usine en Ukraine capable de construire des chars est celle de Malishev à Kharkov. Selon son directeur général Nikolai Belov, le cycle de production d’un char est actuellement de 9 mois. On ne sait pas clairement combien de chars l’usine peut produire simultanément. Sur la base de l’évaluation la plus optimiste d’Ukroboronprom (la société d’État ukrainienne pour l’armement), en 2015 l’industrie ukrainienne sera capable de fabriquer 40 nouveaux chars. Ce nombre n’est pas négligeable, car dans les deux dernières années l’usine en produisait tout au plus 10 unités par an. Mais pour atteindre ce chiffre, modeste en comparaison des besoins sur le front, il faudrait encore trouver des fournisseurs fiables pour remplacer certains composants russes.

Au début de février, le gouvernement a approuvé le contrat militaire de l’État pour 2015. Et bien que le document soit considéré comme top secret, plusieurs politiciens l’ont déjà critiqué, révélant ainsi partiellement son contenu. Il ressort de leurs déclarations que l’accent est mis sur la construction et la réparation de chars, et que des fonds considérables seront alloués à cette fin. Il est important d’avoir en vue que de nombreuses entreprises ukrainiennes, dans leur désir d’obtenir des financements, surestiment considérablement leurs capacités. Le problème est apparemment si grave que le chef du Conseil de la sécurité et de la défense nationale, Tourchynov, a suggéré que des sanctions soient prises contre le non-respect des contrats de défense de l’État. Selon lui, l’incapacité d’accomplir le travail comme spécifié dans les contrats s’est répandu dans l’industrie. C’est vraisemblable, considérant que celle-ci souffre non seulement d’un déficit en capacité de production, mais aussi en main d’œuvre. L’espoir de trouver plusieurs milliers de travailleurs qualifiés pour un salaire mensuel de $80 à 100$, ne peut être perçu que comme de l’humour noir.

Gardant à l’esprit tout ce qui vient d’être dit, si les combats reprennent, le nombre de chars de l’armée de Kiev diminuera de manière accélérée sauf à importer des chars opérationnels. À défaut de ces importations, en deux ou trois batailles à l’échelle de celle de Debaltsevo, l’armée ukrainienne sera confrontée à une grave pénurie d’engins.

L’étranger viendra-t-il à la rescousse?

Évidemment, pour une solution rapide, l’armée ukrainienne devra importer exclusivement des chars d’origine soviétique. En tenant compte des spécificités de l’exportation soviétique et de l’actuelle situation internationale, seuls des chars T-72 disponibles dans l’Europe de l’Est feraient l’affaire. Au total, environ 800 chars de ce type sont aujourd’hui dans les armées de la République tchèque, de la Bulgarie, de la Hongrie, de la Pologne, de la Slovaquie et d’autres républiques de l’ex-Yougoslavie; 500 d’entre eux dans l’armée polonaise; 600 supplémentaires stockés dans des entrepôts des autres pays. Naturellement, ces chars sont dans des états techniques divers. Même les ministères de la Défense locaux, comme en Ukraine, ne seraient pas capables de les évaluer. Toutefois, théoriquement, l’armée ukrainienne pourrait compter sur plusieurs centaines de chars de ces pays. Cependant, de tels plans à ce stade rencontrent de multiples difficultés.

Premièrement, il est important de noter que l’Ukraine a un concurrent sérieux qui cherche à acheter des chars T-72 en Europe – c’est l’Irak. Les militaires de ce pays souffrent de graves pertes en armes lourdes dans les combats avec les groupes islamiques. Les unités de chars irakiennes ont perdu près de la moitié des 150 chars Abrams fournis par les États-Unis. Ils perdent à un rythme analogue également des chars d’origine soviétique. En 2009, le ministère de la Défense avait annoncé que l’Irak voulait acheter jusqu’à 2 000 chars T-72. En réalité, plus tard seule la Hongrie a fourni 77 chars de son stock, après qu’ils avaient été modernisés dans des ateliers étasuniens. En outre, la Bulgarie a fourni des véhicules – pas des chars – mais des MT-LB [blindés légers pour le transport de troupes]

Avec le début des hostilités en Irak à l’été 2014, la question a de nouveau été soulevée au sujet de l’exportation d’armes provenant de l’Europe. En juillet, les dirigeants de l’UE ont officiellement reconnu la nécessité de soutenir l’Irak avec des armes. Les premiers pays qui ont annoncé des livraisons de chars ont été la Hongrie et la République tchèque. En été, une livraison très médiatisée de 58 chars T-72 hongrois, censés être livrés à l’Ukraine, ont été en réalité envoyés en République tchèque pour être remis à neuf. Mais aujourd’hui les efforts des réparateurs tchèques sont occupés à répondre aux contrats avec l’Irak et le Nigeria. En janvier, l’avion ukrainien Mria a livré 16 chars à l’armée nigériane. Plusieurs médias interprètent cet événement comme le début de l’armement de l’Ukraine par les pays d’Europe orientale. Fait intéressant, selon la déclaration de la société tchèque « Excalibur » engagée dans l’exportation de chars reconditionnés, le contrat avec l’Irak pour la fourniture d’une centaine de chars occupera pleinement la capacité de l’entreprise pour deux ans. Par conséquent, l’Ukraine devra attendre longtemps avant de recevoir des chars de la République tchèque. Quant au deuxième fournisseur pour ces contrats – la Hongrie – il ne lui reste aujourd’hui que quelques dizaines de ces machines qui nécessitent une remise en état. Cela n’aidera Kiev en aucune façon.

La Pologne, naturellement, semble être la perspective la plus réaliste comme fournisseur. À l’époque soviétique, ce pays produisait des T-72 sous licence et possède actuellement le plus vaste arsenal de chars en Europe de l’Est. En plus des 530 T-72 utilisés par l’armée polonaise, il y en a 200 à 300 en entrepôt. Jusqu’à présent on ne sait rien à propos des plans concernant la fourniture d’armes lourdes polonaises à l’Irak, donc il se peut que les réserves de chars polonais soient disponibles pour les FAU. Il y aurait toutefois des difficultés concrètes ici aussi.

Premièrement, l’industrie polonaise de production de chars n’est pas en très bonne forme. Le contrat avec la Malaisie en  2003 pour 48 chars RT-91 (une version polonaise des T-72) a pris deux ans de retard en raison de problèmes de production. Depuis, les choses ne se sont guère améliorées. En effet, le programme de modernisation de 40 chars de l’armée polonaise a traîné trois ans, de  2011 à 2013. Bien entendu, rénover des chars après un séjour en entrepôt et les moderniser, n’est pas du tout la même chose. Pour tout dire, il ne faut pas compter sur la grande capacité de l’industrie polonaise – elle ne pourra certainement pas rattraper les pertes subies par les FAU.

Pareillement, il serait imprudent d’ignorer la position des fonctionnaires polonais. Il a été mentionné à plusieurs reprises au ministère polonais de la Défense que la Pologne n’armera l’Ukraine que si, préalablement, il y avait une décision collective de l’Otan et de l’UE. Les Polonais n’ont pas l’intention de faire cavalier seul dans un conflit avec la Russie à propos de l’Ukraine. Une condition non moins importante est le paiement intégral des armes par la partie ukrainienne – les voisins n’ont pas l’intention d’offrir des cadeaux à Kiev. Les mots du ministre de la Défense Tomasz Siemoniak affirmant que la Pologne était prête à tout moment à vendre des chars RT-1 à l’Ukraine sonnaient comme un sarcasme. La vérité est que cette machine basée sur la technologie furtive n’existe actuellement qu’en un seul prototype, et sa production ne pourrait commencer, hypothétiquement, qu’en 2018. Cependant, les médias ukrainiens ne s’étaient pas aperçus du sarcasme et, en automne de l’année dernière, avaient commencé à pousser des cris de victoire au sujet des chars furtifs que la Pologne était sur le point de livrer à l’Ukraine.

La Bulgarie pourrait être une autre source de chars, puisque ce pays peut avoir en entrepôt jusqu’à 150 engins. Cependant, la Bulgarie trouve des perspectives plus attrayantes auprès du marché irakien. Dans la tentative d’obtenir des contrats avec l’Irak, les fonctionnaires bulgares ont même ouvertement soudoyé des officiels irakiens en leur offrant gratuitement 18 obusiers D-20 provenant des stocks de l’armée ainsi que plusieurs milliers d’unités d’armes légères. Cela a été fait, sans aucun doute, dans l’espoir d’obtenir un contrat pour des armes plus importantes.

De plus l’industrie bulgare n’est pas suffisamment développée. L’état de ses chars, même au sein des unités de l’armée, laisse beaucoup à désirer. Le rapport parlementaire publié à l’automne 2014 notait que seulement 20% des chars T-72 bulgares étaient pleinement équipés, et que 80% des batteries des chars étaient usées et devenues très peu fiables. Il faut en conclure que les chars T-72 de l’armée bulgare aujourd’hui en stock ne sont rien de plus qu’une source de pièces de rechange pour les 80 chars de ce modèle encore dans les unités de l’armée.

Quant aux usines capables de réparer des chars en Bulgarie, il faut savoir que pendant les années qui ont suivi la dissolution du pacte de Varsovie, le pays a perdu dans une large mesure le potentiel de son complexe militaro-industriel. Les usines ne possèdent ni le personnel qualifié en nombre suffisant, ni l’équipement pour produire la quantité de chars correspondant aux pertes subies sur le front ukrainien. Aussi, au cours de 2013 et 2014, ont eu lieu de nombreuses réunions avec le personnel de l’usine TEREM-Khan Krum, les principaux ateliers de réparation de chars dans le pays, qui réclamait des arriérés de salaires. L’usine est au bord de la faillite depuis de nombreuses années et a aussi été l’épicentre de scandales de corruption.

Les entreprises roumaines, soit dit en passant, sont dans un état similaire. Ce pays n’a pas de stocks de T-72. L’armée roumaine est dotée de T-55 totalement dépassés, et n’est guère en mesure d’aider à réparer des chars d’autres pays. Au cours des 25 dernières années, l’industrie militaire roumaine a été constamment réformée ou, pour être plus précis, s’est tout simplement désintégrée. En 2014, de nombreuses entreprises étaient au bord de la faillite. Ce n’est qu’en mai 2014 que le gouvernement a annulé $200 millions de dettes de l’industrie militaire pour que celle-ci puisse remettre en état les installations restantes. La Roumanie a perçu le conflit en Ukraine comme une menace à sa propre sécurité, en particulier en gardant à l’esprit la possibilité que le conflit à propos de la Transnistrie puisse être ranimé. En possédant l’armée la plus arriérée d’Europe de l’Est, les Roumains sont confrontés à la nécessité de moderniser rapidement leurs forces armées. Naturellement, les problèmes ukrainiens ne leur paraissent que secondaires.

En ce qui concerne les pays de l’ex-Yougoslavie, la Serbie est le seul pays avec quelques ressources, mais pour des raisons évidentes, elle n’aiderait pas Kiev contre la Russie. La Slovaquie, qui a en stock au moins une centaine de T-72 ainsi que des restes de l’industrie militaire de l’époque soviétique, adopte une position similaire et s’est prononcée à de nombreuses reprises contre l’armement de l’Ukraine.

Par conséquent, on peut noter qu’il existe une possibilité théorique d’obtenir des chars de l’Europe de l’Est. La meilleure option pour l’Ukraine serait le transfert direct de chars de combat en état de fonctionnement depuis les unités des armées des pays de l’Est. Mais même si nous mettions de côté l’aspect politique, une telle opération serait, bien entendu, inacceptable pour les militaires de l’Europe de l’Est. En dépit de la tension accrue en Europe, les budgets militaires dans la plupart de ces pays non seulement n’augmentent pas, mais diminuent ou tout au mieux gardent le niveau de l’année précédente. L’Europe de l’Est ne peut tout simplement pas se permettre de céder son armement. Même s’il existait une possibilité théorique de fournir à l’Europe de l’Est des chars étasuniens ou allemands, pour remplacer ceux que ces derniers auraient offert à l’Ukraine, il n’y en a tout simplement pas assez pour répondre aux besoins ukrainiens. Les pays riverains de l’Ukraine ne sont pas satisfaits de la taille de leurs propres forces militaires, et tous demandent maintenant des renforts avec des contingents provenant des États-Unis et d’Europe occidentale.

La possibilité la plus réaliste, ce serait la réparation et la fourniture d’armes depuis des stocks. Cela pourrait être couronné de succès à condition qu’il y ait en Europe une volonté politique commune, une mobilisation des capacités industrielles d’Europe de l’Est ainsi que celles des pays occidentaux. Pour que la fourniture de chars à l’Ukraine puisse être efficace, elle doit faire l’objet d’une initiative paneuropéenne.

Il n’est pas réaliste de livrer secrètement des chars étrangers en raison du temps requis pour les préparer et du fait que leur origine serait découverte immédiatement dès leur apparition sur le front. Ce qui ne manquerait pas de provoquer, à nouveau, une aggravation de la crise politique en Europe. Jusque là, il n’y a pas eu de volonté commune à l’Ouest pour armer l’Ukraine. Le chef de l’UE – l’Allemagne – est contre la fourniture d’armes à l’Ukraine. Tout au moins pour le moment. Des pays tels que la République tchèque et la Slovaquie qui, théoriquement, pourraient devenir des centres de réparation de chars pour l’Ukraine, sont farouchement opposés à ces livraisons. La République tchèque a cessé  de vendre à l’Ukraine même des amorces pour cartouches de pistolet. La Pologne, bien qu’elle conserve une position fidèle à Maïdan, n’a ni le désir ni les ressources pour s’embrouiller dans le conflit à elle seule. De surcroît, elle exige d’être payée intégralement pour ses armes. En outre, la Pologne, plus que tout autre pays, surfait largement le prix de ses armes. À un moment donné, elle avait vendu à la Malaisie de bien vieux  PT-91 à $5,5 millions pièce.

On pourrait ainsi conclure qu’en ce moment, la seule option plus ou moins réaliste pour Kiev est d’établir une ligne d’approvisionnement de pièces détachées et de composants de chars des pays d’Europe de l’Est. Toutefois, de telles fournitures, et à grande échelle, semblent peu réalisables, à moins que l’Occident ne prenne une décision collective pour l’aider. La possibilité toutefois de telles livraisons ne devrait pas être totalement exclue – Kiev fera, très probablement, un effort résolu pour les réaliser. Kiev sera très intéressé par des moteurs de chars qui en ce moment sont l’élément le plus problématique pour les fabricants de chars ukrainiens. Néanmoins, selon toutes les indications, l’Ukraine devra résoudre ses problèmes de chars elle-même, tout au moins pour les prochains mois. Cela signifie que si les hostilités reprennent, la composante de chars d’assaut des FAU se réduira à un rythme significatif.

Article original (en russe)

Traduit par Démocrite et le Saker Francophone.

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