Par Andrew Korybko − Le 29 janvier 2020 − Source oneworld.press
Au cours des dernières années, les relations de la Russie avec « Israël » se sont faites plus profondes et plus stratégiques que les relations historiques que le pays a pu avoir avec la Palestine ; il est donc impensable que Moscou ne soutienne pas tacitement le dénommé « accord du siècle », ce qui ne l’empêchera pas d’émettre des réserves du bout des lèvres en public dans le but de maintenir son soft power régional.
Trump a fini par dévoiler ce mardi 28 janvier son « accord du siècle », qui a fait couler beaucoup d’encre et provoqué un battage médiatique ; cet accord correspond plus ou moins à ce que l’on croyait en savoir. En pratique, il traite les Palestiniens comme un peuple conquis, contraint à accepter à perpétuité l’hégémonie d’« Israël« – il suffit de constater que cet État pourra maintenir ses colonies déjà implantées, et continuer d’exercer une dominance sur les Palestiniens dans presque tous les domaines de la vie. Ni les réfugiés palestiniens ni leurs descendants ne seront autorisés à retourner sur leurs terres originelles, sauf dans la zone reconnue par les États-Unis et « Israël » comme leur soi-disant « État », ce qui signifie que même en théorie, ils ne pourront jamais prendre la main de manière démocratique sur l’état actuel des choses entre eux et leurs oppresseurs, même s’ils votaient en nombre pour démanteler l’auto-proclamé « État juif » et le remplacer par quelque chose de plus inclusif, par exemple. Le dirigeant étasunien a décrit son projet comme la soi-disant « seule option pour la paix », ce qui n’est pas surprenant : personne n’aurait attendu une autre position de la part des États-Unis.
L’« accord du siècle » est basiquement une tentative d’attirer un soutien étranger plus large à l’occupation par « Israël » de la Palestine qui dure depuis des décennies ; le tout se trouvant « adouci » par des promesses d’aide économique pour créer le prétexte « publiquement plausible » pour les pays musulmans, comme ceux du Conseil de coopération du Golfe (CCG), de soutenir ce projet. Le fait que ces mêmes pays soient en excellents termes avec « Israël » constitue d’ores-et-déjà un secret de polichinelle, surtout au vu des stratégies de coordination régionales s’opposant à leur adversaire commun iranien : il faut s’attendre à ce qu’ils finissent (ou commencent) par utiliser cette proposition comme excuse pour formaliser ouvertement leurs relations. Au plan international, le marketing dramatique sous-jacent à ce projet met également les soutiens de la Palestine, qu’ils soient sincères ou superficiels, en porte-à-faux : ils se verront désormais décrits comme des supposés « opposants à la paix promouvant leurs intérêts (‘antisémites’) » s’ils ne se rallient pas au projet. C’est d’autant plus le cas que la mémoire du 75ème anniversaire de la libération d’Auschwitz, qui contribua à « justifier » l’établissement d’« Israël », est frais dans tous les esprits.
Chose importante, Netanyahou se rendra directement en Russie après sa visite aux États-Unis, pour informer le président Poutine, son ami proche, de son projet. Cette rencontre fera suite à celle qui remonte à la semaine passée, au forum « Souvenir de l’holocauste : combat contre l’antisémitisme« à Jérusalem. Le dirigeant russe parle régulièrement à son homologue « israélien », et l’a rencontré plus d’une dizaine de fois au cours des quelques dernières années, ce qui suggère fortement qu’il positionnera au moins son pays comme « neutre » (chose qui, au vu du contexte, reviendra à soutenir tacitement « Israël ») ; on verra probablement Poutine ré-affirmer que « la Russie soutient la paix et s’accordera sur toutes les décisions que pourront prendre les Palestiniens », c’est-à-dire une répétition des platitudes dans le protocole diplomatique standard. Il est impensable que la Russie soutienne ouvertement l’« accord du siècle » : une grande partie de son soft power régional repose dans son soutien historique à la cause palestinienne durant l’ancienne guerre froide ; pour autant, il est tout aussi impensable que la Russie s’oppose à cet accord, du fait de ses liens étroits avec « Israël ». Le gouvernement russe a d’ores-et-déjà qualifié l’hypothèse de tout progrès sous le terme de « réussite commune« .
Le positionnement le plus réaliste que la Russie prendra sera sans doute d’occuper un « terrain d’entente » et de se présenter comme « équilibreuse« , conformément au rôle qu’elle a essayé de jouer ces dernières années. Après tout, même dans l’hypothèse peu probable où le président Poutine penserait que les intérêts de son pays seraient mieux servis en s’opposant frontalement à l’« accord du siècle », la Russie n’adoptera aucune action tangible pour l’empêcher. Moscou ne réduira pas (et ne coupera certainement pas) ses liens avec Tel Aviv : l’incident de septembre 2018, qui avait vu un chasseur « israélien » manœuvrer de manière irresponsable face à un S-200 syrien, et avait débouché sur la destruction d’un avion espion russe et de son équipage, n’avait lui-même pas suffi à altérer ces relations. En outre, le président Poutine a fièrement annoncé en plus d’une occasion qu’il considère la population d’« Israël » constituée de descendants de Soviétiques au même rang que ses propres compatriotes, allant même jusqu’à avancer en septembre 2019 que leur migration de masse vers cette destination faisait d’« Israël » un pays « russophone », et que leurs deux peuples constituaient désormais une « vraie famille commune » ; il s’agit de l’honneur le plus élevé qu’un dirigeant russe puisse accorder à des étrangers.
Les analyses suivantes, produites par le même auteur, expliquent plus en détail les liens fraternels reliant la Russie et « Israël » :
- Le président Poutine au sujet d’Israël : citations du site internet du Kremlin
- Poutinyahou et Rusraël
- La stratégie russe au Moyen-Orient : « équilibrage » contre « trahison » ?
- Le voyage de Poutine en « Israël » restera dans les souvenirs comme une partie importante de son héritage
Aussi, sur la base des intérêts d’État de la Russie, ce pays ne s’opposera-t-il pas significativement à l’« accord » proposé.
Contrairement aux « vœux pieux » que l’on peut voir proférés ci et là dans la communauté des médias alternatifs, le président Poutine ne va pas punir « Israël » pour ce dernier développement en date, indépendamment du volume qu’emploieront ses représentants pour commenter cet « accord ». On ne verra pas non plus la Russie armer les Palestiniens pour qu’ils puissent combattre plus efficacement en vue d’obtenir de meilleurs « leviers de négociations », sans parler d’entrer en guerre contre « Israël » directement. Pour le dire simplement, la Russie moderne est un État de statu-quo qui ne soutient que des changements itératifs dans le système international, rien de révolutionnaire comme le faisait l’Union soviétique. Dans ce contexte contemporain, elle est également farouchement opposée à tout ce qui pourrait délégitimer « Israël », et ne soutiendrait donc en aucun cas quelque option pouvant courir le risque, même lointain, de démanteler cet État, fût-ce de manière démocratique ou autrement, contrairement par exemple à l’Iran, qui appelle régulièrement à ce dénouement. Indépendamment de ce que l’on peut ressentir quant à cette réalité, chacun se doit d’admettre que la Russie et « Israël » sont des alliés non-officiels, et qu’il faut s’attendre à ce que Moscou soutienne tacitement Tel Aviv plutôt que de s’y opposer significativement.
Andrew Korybko est un analyste politique américain, établi à Moscou, spécialisé dans les relations entre la stratégie étasunienne en Afrique et en Eurasie, les nouvelles Routes de la soie chinoises, et la Guerre hybride.
Traduit par José Martí, relu par Marcel pour le Saker Francophone