Michael Hudson : L’Ukraine, la Russie, état des lieux finance et économie [1/3]


The Saker

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Par le Saker Original – Le 10 juin 2015 – Source thesaker.is

Chers amis

C'est un immense privilège et un honneur de vous faire part de mon entrevue avec Michael Hudson, que je considère comme le meilleur économiste en Occident.

Le Saker

Le Saker : Nous entendons que l’Ukraine devra se déclarer en défaut, mais que ce sera probablement un défaut technique, par opposition à un défaut officiel. Certains disent que la décision de la Rada de permettre à Iatseniouk de choisir qui  payer est déjà un défaut technique. Est-ce qu’une telle chose existe et, si oui, en quoi serait-il différent dans ses conséquences pour l’Ukraine par rapport un défaut normal ?

Michael Hudson : Un défaut est un défaut. La tentative d’euphémisme, qui parle de défaut technique, est apparue par rapport à la dette grecque lors des réunions du G8 en 2012. Geithner et Obama ont fait pression sans vergogne sur le FMI et la BCE pour qu’ils renflouent la Grèce, simplement afin qu’elle puisse payer les détenteurs d’obligations, parce que les banques américaines avaient émis une assurance couverture de défaillance (Credit Default Swap) à l’encontre des obligations grecques et auraient subi une grosse perte s’il y avait eu défaut. La BCE a suggéré une euphémisation du défaut, qui est devenu une renégociation volontaire, demandant aux banques et aux autres détenteurs d’obligations de se mettre d’accord sur une réduction de la dette.

Mais, selon l’organisation des créanciers internationaux – l’International Swaps and Derivatives Association (ISDA) – des défauts de crédit peuvent être déclenchés si une restructuration de la dette est convenue entre «une autorité gouvernementale et un nombre suffisant de détenteurs de l’obligation de lier tous les porteurs», ce qui la rend obligatoire. Selon les définitions de l’ISDA, «les événements recensés sont : la réduction du taux d’intérêt ou du montant du capital exigible (ce qui inclurait une décote) ; le report du paiement des intérêts ou du capital (ce qui inclut une extension de la maturité d’une obligation en circulation) ; la subordination de l’obligation ; et le passage de la monnaie  de paiement à une monnaie qui n’a pas de cours légal dans un pays du G7 ou un pays de l’OCDE noté AAA-.» 1

Cela semble assez clair. Obtenir de l’ISDA qu’elle classe le contrat d’obligations en un événement de crédit permet aux récalcitrants d’obtenir une assurance contre le défaut de leurs contreparties. Il y a peu de telles assurances ici, mais les créanciers peuvent alors se déplacer pour saisir les biens de l’État à l’étranger. C’est ce que le fonds vautour de Paul Singer a fait avec l’Argentine, écrire une nouvelle loi qui s’applique à l’Ukraine.

Selon les lois sur les dettes de Londres (où la dette de la Russie est enregistrée), le Parlement devrait qualifier l’Ukraine de pays pauvre très endetté (PPTE – comme les pays africains que Singer a poursuivis) pour bloquer les interventions des créanciers. Je ne vois pas le Parlement le faire pour l’Ukraine, vu qu’elle s’impose elle-même sa pauvreté à cause de la guerre.

Si le FMI prétendait que le prêt de 3 milliards de dollars de la Russie n’est pas officiel, cela réécrirait le droit international et signifierait que les prêts des fonds souverains de n’importe quel pays (OPEP, Norvège, Chine, etc.) ne jouissent d’aucune protection internationale. Un double standard de ce genre diviserait les marchés mondiaux des dettes selon les lignes de la nouvelle guerre froide – où la guerre financière remplacerait la guerre militaire. Je doute que le monde soit prêt à cette option financière nucléaire.

Le Saker : La Rada a aussi adopté une loi autorisant le gouvernement à saisir les actifs russes en Ukraine. Je ne sais pas si ce sont des actifs de l’État russe ou s’ils sont privés ou si ce sont des entreprises. Quelles seraient les conséquences économiques et juridiques de telles saisies si le gouvernement applique ce plan ? Est-ce que la Russie pourrait prendre des mesures de rétorsion contre l’Ukraine ou faire appel à un tribunal international ?

Michael Hudson : Ce serait une étape si radicale qu’elle est au-delà du droit civil. Si l’Ukraine faisait ça tout en continuant à recevoir des prêts du FMI, des États-Unis et du Canada, ses créanciers pourraient être tenus pour responsables. Moralement. La question est : quels tribunaux ? Il est vrai qu’Israël fait cette exception ethnique avec les Arabes – mais est-ce que l’Ukraine voudra invoquer cela comme une justification légale ?

Lorsque Cuba ou d’autres pays d’Amérique latine ont cherché à acheter des investissements américains à leur valeur comptable déclarée, cela s’est toujours soldé par des tentatives de coup d’État militaire. Ce serait un acte de guerre. La Russie pourrait exiger des réparations, bien sûr – mais de qui ? Pourrait-elle saisir des actifs occidentaux dans des pays qui soutiennent la junte de Kiev ? Pourrait-elle répondre en nationalisant les sociétés allemandes et françaises puis observer avec amusement le tollé qui s’ensuivra ?

Le Saker : Le gouvernement ukrainien a fait tout ce qu’il pouvait pour couper autant que possible les liens avec la Russie. Le Donbass a été bombardé et complètement aliéné, tous les contrats de défense avec la Russie ont aussi été annulés, les sociétés russes ont l’interdiction de soumissionner pour des contrats en Ukraine, la Russie a été qualifiée de pays agresseur, etc. Cela signifie que pour le moment l’Ukraine veut dépendre à 100% de l’Occident. Croyez-vous que celui-ci (USA + UE + FMI + Banque mondiale + etc.) a la volonté et les moyens de continuer à prêter de l’argent à l’Ukraine ou de soutenir le régime actuellement au pouvoir ? Le gouvernement états-unien peut-il simplement imprimer des dollars et les envoyer à Porochenko ou y a-t-il des limites matérielles à à ce que peut faire l’Occident pour soutenir le régime actuel ? Qu’arrivera-t-il à l’Ukraine si l’Ouest ne peut pas la soutenir, quelle sera la gravité la crise économique, à votre avis ?

Michael Hudson : L’Ouest n’est pas une société de bienfaisance. Ses entreprises ne veulent pas perdre d’argent, et la Constitution de l’Union européenne interdit que la Banque centrale et les contribuables européens financent des gouvernements étrangers. Ils n’achètent des obligations qu’aux banques – et il y a peu de banques qui détiennent des bons du Trésor ukrainien !

Les prochains gouvernements ukrainiens pourraient répudier les transactions économiques passées sous la junte de la même manière que les Alliés ont annulé les dettes intérieures de l’Allemagne en 1947-1948 dans la réforme de la monnaie – selon la logique voulant que la plupart des dettes étaient dues aux anciens nazis. L’actuelle kleptocratie ukrainienne n’est pas une protection très sûre pour garantir les privatisations ou d’autres transactions économiques avec l’Occident, malgré les espoirs de George Soros d’acquérir des terres et des infrastructures ukrainiennes. Même la dette de l’Ukraine à l’égard du FMI et d’autres organismes internationaux pourrait être répudiée comme dette odieuse qui a financé un gouvernement en guerre contre sa propre population.

Le Saker : Il est généralement admis que la récession de l’économie russe a assez peu à voir avec les sanctions imposées contre elle, et que c’est principalement le résultat de la chute des prix du pétrole. Croyez-vous que c’était une coïncidence ou que les États-Unis et l’Arabie saoudite conspirent ensemble pour faire baisser le prix du pétrole, comme ce qui a été fait à la fin des années 1980 pour provoquer l’effondrement de l’Union soviétique ? Où croyez-vous que va le prix du pétrole à court et moyen terme et vous attendez-vous à ce que le rouble augmente de nouveau ?

Michael Hudson : Je ne pense pas que la chute des prix du pétrole était due à une conspiration pour nuire à l’Union soviétique. De nombreux modèles ont montré le rôle de la spéculation financière dans la hausse des prix du pétrole (et ceux d’autres minéraux, lorsque les spéculateurs se sont tournés vers des marchandises pour faire ce qu’ils avaient fait avec des actions et des obligations pendant des années). Les Saoudiens avaient leurs propres objectifs, ils essayaient d’écraser la concurrence étrangère, y compris le pétrole de schiste.

Je ne vois pas le prix du pétrole remonter beaucoup, parce que l’économie européenne est devenue une zone morte, et que la baisse de la dette restreint aussi la croissance économique aux États-Unis.

Pour que la valeur du rouble augmente, il faudrait que la Russie se réindustrialise. La révolution néolibérale après 1991 visait en effet à démanteler l’industrie post-soviétique, de l’extirper jusqu’aux racines. Les agents de l’HIID [Harvard Institute for International Development, un groupe de réflexion destiné à aider les pays à rejoindre l’économie mondiale – Wikipedia] et de l’USAID [United States Agency for International Development]  ont racheté des sociétés russes qui jouaient potentiellement un rôle militaire clé et les ont démantelées.

Pour se réindustrialiser, la Russie a besoin de faire baisser le coût de la vie, emmené par l’immobilier. Elle doit faire ce que les États-Unis ont effectivement fait pour subventionner leur industrie et leur agriculture : d’importantes subventions publiques en prenant à son compte les coûts externes, en fournissant de l’aide à l’agriculture et à la recherche, en soutenant les prix, etc.

Peut-être Poutine pourrait-il convaincre les principaux oligarques qu’ils doivent donner un coup de pouce. Ils pourront garder leur fortune, mais accepteront un impôt sur la rente économique pour empêcher que de nouveaux effets d’aubaine ou des revenus indus ne pèsent sur l’économie russe. Cela tombera lourdement sur les entreprises achetées par des investisseurs étrangers, mettant fin au pompage des dividendes.

Le Saker : La sanction la plus pénible contre la Russie a été le refus de crédits aux entreprises russes. Les Russes pourraient-ils simplement commencer à emprunter à, disons, des banques chinoises, ou y a-t-il des raisons objectives qui empêchent la Russie de le faire ? La Russie est-elle dépendante de banques occidentales et, si oui, pour combien de temps ? La Russie pourrait-elle se désengager des marchés occidentaux et choisir de se tourner plutôt vers l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique ?

Michael Hudson : La Russie a évidemment besoin de se libérer entièrement des banques occidentales. Plus important, elle n’a pas besoin de leurs prêts. (Regardez comment la Chine a construit son économie sans recourir aux crédits de banques étrangères !) La Russie a besoin d’une véritable banque centrale pour financer les déficits du gouvernement, et d’une banque publique pour octroyer des prêts à des conditions favorables. Le gouvernement peut créer des lignes de crédit avec des claviers d’ordinateur de la même manière que les banques commerciales le font sur leurs propres claviers. C’est ainsi que l’Union soviétique a fonctionné pendant des dizaines d’années, après tout.

Il n’y a plus aucune nécessité pour les banques occidentales ou russes de financer les déficits publics. Il y a beaucoup de théoriciens de la politique monétaire moderne [Modern Monetary Theorists (MMT)] qui peuvent expliquer comment la Russie pourrait le faire. C’est la seule manière de minimiser le coût des affaires.

Si les charges financières du secteur privé (occidental, des BRICS ou même intérieur à la Russie) sont intégrées au coût de la vie (immobilier) et des affaires, il sera difficile à la Russie d’être compétitive. Elle a besoin de faire ce que les États-Unis, l’Allemagne et la Chine ont fait. Toute économie prospère dans l’histoire a été une économie mixte. Au lieu de quoi, la Russie est passée d’un extrême à un autre, encore pire – d’une économie étatique à une économie inspirée à l’extrême par Ayn Rand/Hayek/École de Chicago en 1991, avec des conséquences désastreuses – comme si on ne savait rien de l’histoire financière occidentale ni, d’ailleurs, du livre III du Capital de Marx et de la théorie de la plus-value. La réponse la plus efficace serait une création proactive de crédit pour subventionner la réindustrialisation et la modernisation de l’agriculture.

Le Saker : Comment évaluez-vous l’action de la Banque centrale russe par rapport à la baisse des prix du pétrole combinée aux sanctions des États-Unis et de l’Union européenne ? Beaucoup, y compris moi, étaient très critiques à propos des mesures prises, pourtant la Russie a beaucoup mieux tiré son épingle du jeu qu’on ne pouvait s’y attendre et certains prévoient même un retour à la croissance avant la fin de l’année. Elvira Nabiullina et ses collègues ont-ils pris les bonnes décisions en laissant librement flotter le rouble ?

Michael Hudson : La Russie a laissé flotter le rouble parce que l’alternative aurait été que des spéculateurs étrangers du genre Soros se liguent pour piller les réserves de la Banque centrale russe dans un jeu de poker financier. Les banques étrangères auraient créé suffisamment de crédits pour se lancer dans la vente à découvert  pour manipuler les marchés et faire un massacre. La Russie n’est pas bonne à ce jeu, en partie parce que les autorités monétaires russes ont subi un lavage de cerveau à l’idéologie néolibérale, sans réaliser sa dimension antisocialiste, anti-ouvrier, pro-banques et pro-rentiers.

Le Saker : Parmi les diverses propositions qui ont circulé en Russie, deux ont été fortement soutenues : la nationalisation de la Banque centrale indépendante et sa subordination au gouvernement russe et la création d’un rouble totalement convertible soutenu par l’or russe (certains suggèrent de soutenir le rouble avec l’énergie, c’est-à-dire le pétrole et le gaz). Que pensez-vous de ces propositions ?

Michael Hudson : Une banque centrale indépendante (comme la Banque centrale européenne) signifie qu’elle est contrôlée par des banquiers privés, empêchant les gouvernements de financer leurs propres dépenses et les obligeant – et l’économie en général – à compter sur les crédits portant intérêt des banques commerciales privées.

La Russie a besoin d’une véritable banque centrale servant les objectifs du gouvernement – réindustrialiser l’économie et la reconstruire sans la surcharge financière qui a fait gonfler les coûts de l’immobilier, les coûts d’infrastructure, de l’éducation et le coût de la vie à l’Ouest.

En effet, l’or peut faire partie de ce système – pour régler les déséquilibres des paiements internationaux, non pour soutenir la monnaie nationale. Il est devenu clair dans les années 1960 qu’aucun pays ne peut participer à un étalon de change-or et faire la guerre. La fuite de l’or est ce qui a forcé le dollar US à sortir de la couverture or en 1971 – comme résultat direct des dépenses militaires, qui étaient responsables de la totalité du déficit de la balance des paiements des États-Unis.

Sans or, les banques centrales du monde se sont déplacées sur les bons du Trésor américains – des titres émis par le gouvernement pour financer son déficit budgétaire, largement de nature militaire. Cela a signifié que les réserves monétaires mondiales ont monétisé les dépenses militaires des États-Unis pour que ceux-ci  puissent soumettre et déstabiliser les pays qui tenteraient de sortir du système. (C’est ce dont traite mon ouvrage Super Imperialism.)

La manière la plus facile de stopper l’aventurisme militaire US est de restaurer l’or et libérer le monde d’avoir à utiliser une norme américaine militarisée des bons du Trésor comme base monétaire.

A suivre Michael Hudson : Les Russes, la Chine et les BRICS [2/3]

Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone

 

  1. Katy Burne, “ISDA: Greek Debt Restructuring Triggers CDS Payouts,” Wall Street Journal, March 9, 2012.
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