Par Immanuel Wallerstein – Le 1er mars 2015 – Source Binghamton University
Commentaire No. 396
L’État islamique (EI) poursuit son objectif clairement affirmé d’un califat considérablement élargi en recourant délibérément à une brutalité extrême. Il attend que cette brutalité extrême contraigne les autres à accéder à ses revendications ou à sortir de scène. Presque tout le monde, au Moyen-Orient et au-delà, est à la fois horrifié et profondément effrayé par les succès qu’il a remportés jusqu’à ce jour.
Ce qui a rendu les avancées de ceux qui combattent l’EI si difficiles est leur refus de comprendre que ce sont les folies et les priorités mal placées des opposants à l’EI qui ont permis à ce dernier d’émerger et de s’imposer comme une menace d’une telle ampleur.
L’EI prétend qu’il agit pour des motifs religieux ordonnés par le Coran. Et probablement la plupart de ses adhérents le croient-ils, ce qui évidemment rend presque impossible de négocier avec eux d’une quelconque manière. C’est ce qui les rend différents des mouvements précédents, dits salafistes, connus pendant un certain temps. Al-Qaida, les Frères musulmans et les talibans étaient tous des mouvements qui combinaient le militantisme avec le pragmatisme.
Aujourd’hui, les mouvements arabes musulmans traditionnels, les gouvernements des États arabes, ainsi que les puissances étrangères impliquées dans la région (États-Unis, Europe occidentale, Russie, Turquie, Iran) dénoncent tous l’EI. Il est toutefois largement admis que l’EI jouit du soutien, ou du moins de la neutralité bienveillante des musulmans sunnites ordinaires dans le monde musulman, au moins celui des plus jeunes. Ces gens ordinaires vont et viennent en grand nombre dans les zones contrôlées par l’EI. Les personnes engagées dans d’autres mouvements salafistes déplacent leur allégeance en faveur de l’EI.
Qu’est-ce qui suscite cette nouvelle attitude? Ce n’est pas la charia. Après tout elle était là avant. La charia est à peine l’habillage qui sert à justifier les actions brutales. Bien sûr, une fois qu’il y a une couverture religieuse comme celle-là, cela durcit l’engagement. Mais le premier facteur qui sous-tend cette impulsion est un sentiment de désespoir. D’autres mouvements et d’autres États – les laïcs et les salafistes – ont échoué à soulager l’oppression que ressentent ces jeunes musulmans. L’EI offre l’espoir. Peut-être les convertis perdront-ils leurs illusions un jour, mais ce moment n’est pas encore arrivé.
Pourquoi alors ne peut-il y avoir une coalition de ceux qui sont opposés à l’EI et à ses menaces expansionnistes ? La réponse est très simple. Ils ont tous d’autres priorités. Le gouvernement égyptien combat d’abord les Frères musulmans. Le gouvernement saoudien combat avant tout l’Iran et quiconque menace sa prétention au leadership sur les musulmans sunnites au Moyen-Orient. Les Qataris combattent d’abord et avant tout le gouvernement saoudien. Le gouvernement de Bahreïn donne la priorité à la suppression des chiites qui constituent numériquement la grande majorité. Le gouvernement iranien lutte d’abord contre toutes les forces sunnites en Irak. Le gouvernement turc combat en tout premier Bashar al-Assad, en Syrie. Les mouvements kurdes ne luttent pas seulement pour leur autonomie (ou leur indépendance), mais aussi les uns contre les autres. Les gouvernements russe et états-unien donnent tous les deux la priorité à leurs querelles mutuelles. Et les Israéliens combattent prioritairement l’Iran et les Palestiniens. Citez-en un qui met la lutte contre l’EI en haut de sa liste.
C’est absolument fou. Est-ce que quelque chose peut briser ce schéma irrationnel de fausses priorités? Manifestement, il y a un besoin urgent de créer les conditions dans lesquelles le schisme entre sunnites et chiites sera remplacé par autre chose, où la branche qui est toujours minoritaire socialement dans un État donné a droit à une participation raisonnable à la gouvernance et à une autonomie sociale raisonnable. Si un accord pouvait être scellé entre les États-Unis et l’Iran, ils pourraient faire beaucoup de choses ensemble, militairement et politiquement, pour reprendre le nord-ouest de l’Irak à l’EI. Mais est-ce que leurs faucons respectifs vont vraiment le tolérer?
Vous vous demandez peut-être : qu’en est-il des dictatures existantes? Ne devrions-nous pas les combattre? Nos efforts pour faire de ce combat une grande priorité les a jusqu’à présent renforcés. Les peurs créées par l’EI ont aujourd’hui réduit de manière importante les droits civils des citoyens et des habitants aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. Il y a une hypocrisie massive à propos des tyrans qui sont combattus. En effet, chacun protège les tyrans qui sont ses alliés géopolitiques et dénonce les tyrans qui ne le sont pas [comme disait Kissinger in illo tempore, «certes ce sont des crapules, mais ce sont nos crapules» NdT].
Il est grand temps de réviser radicalement nos priorités. La probabilité de le faire, je l’admets, semble mince en ce moment. Mais le fait est là, il n’y a pas d’autre choix.
Immanuel Wallerstein
Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone