Russie et Islam, acte VI: le Kremlin

Par le Saker original – Le 9 mars 2013 – Source vineyardsaker

PREMIÈRE PARTIE – INTRODUCTION ET DÉFINITIONS.
SECONDE PARTIE  – LE CHRISTIANISME ORTHODOXE
TROISIÈME PARTIE – LA RUSSIE ACTUELLE
QUATRIÈME PARTIE – LA MENACE ISLAMIQUE
Cinquième partie – L’ISLAM, UN ALLIÉ
RUSSIE ET ISLAM: LE KREMLIN

Voici un sujet que j’ai beaucoup hésité à traiter, et ceci pour de nombreuses raisons, l’une d’entre elles étant que mon opinion en la matière a fini par changer. Ce n’est pas dû à la découverte de faits indéniables, mais plutôt à une combinaison de facteurs comme la lecture entre les lignes de compte-rendus d’événements avec la réalisation que beaucoup de faits annexes pointaient tous dans la même direction, en plus d’une certitude instinctive, inévitablement subjective mais extrêmement forte. Je vais énoncer ma thèse sans ambages. Je suis arrivé à la conclusion qu’il existe depuis de nombreuses années plusieurs groupes d’intérêts en conflit au Kremlin, et que l’un de ces groupes a pris la décision de sortir de l’ombre et de passer à l’attaque contre l’autre de façon discrète, mais bien perceptible. Le résultat de ceci est qu’une révolution en profondeur est en cours en Russie et que les quatre ou cinq prochaines années verront d’énormes changements ou une terrible lutte de pouvoir à l’intérieur du Kremlin.

Le monde musulman et le facteur islamique en Russie n’ont que peu d’incidence, voire aucune, dans ce conflit, mais le résultat de ce dernier définira la politique de la Russie envers les musulmans du pays ainsi que vis-à-vis du Moyen-Orient et du reste du monde. C’est pourquoi j’ai décidé de traiter ce sujet aujourd’hui.

Dans le passé, j’étais d’avis que Poutine autant que Medvedev étaient tous deux des représentants du même groupe d’intérêts, que l’on peut décrire comme une association entre certains services de sécurité et les grosses fortunes. Je mets au crédit de ce groupe d’avoir réussi très habilement à rouler le régime Eltsine sous contrôle US et ses oligarques juifs, et à briser ce contrôle dès l’arrivée au pouvoir de Poutine. Je crois toujours que c’est exactement ce qui s’est produit, mais j’en suis arrivé à réaliser qu’il y a dans tout cela une dimension que je n’avais pas perçue dans le passé.

En premier lieu, je ne voyais dans les événements de 1999-2000 que la victoire de Poutine et de son clan contre l’oligarchie juive (ce qui est le cas) et contre les intérêts US. Ce dernier point n’est pas si tranché. Oui, lorsque Poutine est arrivé au pouvoir, il a décapité les personnages clés de l’oligarchie, mais il n’avait absolument pas les moyens de changer le système que ces oligarques avaient mis en place avec leurs commanditaires US. Les individus furent remplacés, le système resta fondamentalement le même. Berezovsky et Gusinsky s’enfuirent de Russie, Khodorkovsky fut gratifié d’un séjour bien mérité dans un camp de bûcherons en Sibérie, mais le système que ces types avaient construit resta en place: les médias baissèrent un peu le ton de leur propagande la plus voyante (surtout au sujet de la Tchétchénie), les nouveaux Russes millionnaires cessèrent leurs tentatives de se payer la Douma (comme l’avait fait Khodorkovsky), les différents mouvement séparatistes se firent discrets, et la mafia russe entreprit d’être plus prudente dans ses activités. Mais les lois fondamentales, la Constitution, le système de gouvernement, ne furent absolument pas réformés. De plus, parmi les hommes de Poutine, certains voulaient à tout prix approfondir l’intégration de la Russie dans l’Occident et son système international sous contrôle US. Certains d’entre eux étaient visiblement des agents d’influence rémunérés émargeant au MI6/CIA, d’autres agissaient par conviction que ceci représentait la meilleure option pour la Russie. Cette catégorie se trouve bien souvent proche de Medvedev, aussi bien physiquement qu’intellectuellement. Après les années 1990, un grand nombre de ces gens gardèrent des positions clé dans diverses agences gouvernementales, des agences de médias et des intérêts d’affaires. Qui était à l’intérieur des cercles de pouvoir à l’époque n’est pas moins important que qui en était exclu. Certaines personnalité extrêmement populaires furent écartées très loin de ces cercles. Le cas de Dimitri Rogozin, qui fut envoyé à Bruxelles, illustre bien ce point.

Ainsi, tout ce à quoi nous avons assisté entre 2000 et 2012 est un grand tour d’équilibriste, un compromis entre au moins deux des groupes d’intérêts: je nommerai le premier les intégrationnistes pro-atlantiques et le second les souverainistes eurasiatiques. Le premier groupe veut que la Russie devienne un partenaire respecté de l’Occident alors que le second a pour objectif la création d’un monde multipolaire dans lequel aucun pays, aucune alliance, ne détiendrait un pouvoir suprême.

De la même façon qu’à la fin des années 1990 les partenaires du tandem Putin&Medvedev réussirent à déjouer l’oligarchie juive, les alliés du camp Poutine ont apparemment réussi au cours de ces deux dernières années à duper le parti Medvedev. Je suis très sceptique sur le fait que les gens autour de Medvedev aient bien réalisé ce qu’ils faisaient en laissant Poutine se présenter aux élections présidentielles sous le prétexte officiel que sa popularité était plus élevée que celle de Medvedev (ce qui est vrai). On les a probablement convaincus qu’il fallait s’attendre à six années de plus de compromis, mais le fait est que Poutine a fondamentalement changé la trajectoire de la Russie depuis qu’il a été réélu il y a un an.

Dans le passé, des fissures entre les deux camps étaient déjà apparues, entre autres la vente des S300 à l’Iran, la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU sur l’intervention en Libye, ou la réponse à la guerre du 08.08.08 en Géorgie, mais ces différends s’étaient toujours réglés en s’appuyant sur le fait fondamental que le rôle du président et celui du chef du gouvernement (Premier ministre) étaient parfaitement délimités, et que chacun devait rester dans sa sphère de compétence. Medvedev le précisa en personne lorsqu’il déclara que la décision de ne pas opposer de veto à la résolution du CSNU sur la Libye autorisant l’intervention US/OTAN était une décision personnelle, et qu’il en avait lui-même donné l’ordre au ministre des Affaires étrangères. En revanche, Poutine dénonça cette décision en termes très clairs mais ne put s’y opposer. Chaque fois que Poutine et Medvedev se heurtaient sur une affaire, la popularité de Medvedev baissait alors que celle de Poutine augmentait.

Serdiukov

Ce conflit devint critique dans le cas d’Anatolii Serdiukov, précédent ministre de la Défense actuellement disgracié. Je n’entrerai pas dans les détails, déjà connus, de la façon dont Serdiukov fut confondu, mais je donnerai un seul fait évident: ni les journalistes qui révélèrent les malversations de Serdiukov ni la Commission d’enquête qui ouvrit un dossier d’investigation n’auraient pu le faire sans l’approbation directe de l’administration présidentielle. De la même façon qu’Obama dut donner son accord (lisez donner les instructions nécessaires) dans le scandale Petraeus pour se débarrasser d’un adversaire beaucoup trop gênant et le remplacer par un fidèle, ainsi c’est Poutine en réalité qui fut le moteur de la chute de Serdiukov. J’ajouterai que l’illusion répandue comme quoi Serdiukov était un homme de Poutine n’est fondée que sur des clichés de journalistes et n’a en fait aucune importance. Si, comme je le crois, Serdiukov fut imposé à Poutine par les intégrationnistes pro-atlantique, Poutine aurait été inévitablement tenu pour responsable des agissements de Serdiukov, même s’il n’avait pas choisi lui-même cet homme. Ceci rendait à Poutine extrêmement difficile tout mouvement contre son protégé.

La raison pour laquelle j’accorde une telle importance à cette affaire Serdiukov est que dans le système politique russe, le ministre de la Défense est pratiquement un second président: il dirige ce qui est en fait un État dans l’État, il est à la fois très autonome et extrêmement puissant. La fonction de ministre de la Défense est donc un des postes les plus puissants de Russie. Je pense qu’il est également possible que les intégrationnistes pro-atlantique aient concédé à Poutine le poste présidentiel à condition que Medvedev soit numéro 2 et Serdiukov numéro 3. Medvedev est toujours numéro 2 mais Serdiukov a été éjecté après avoir été déshonoré, et son successeur Sergey Shoïgu est pratiquement à tous points de vue son négatif photographique

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Shoigu

Dès que Shoigu entra en fonction au ministère de la Défense, il éjecta sans ménagement le général Makarov, chef d’état major (un personnage d’une incomparable médiocrité), et le remplaça par un officier combattant extrêmement doué et immensément respecté, le général Valerii Gerasimov, qui à son tour remit en place toute une liste de généraux admirés et très compétents aux postes clés de la Défense. Shoigu annula également certaines des pires mesures connues sous la dénomination de réformes de Serdiukov dans toute une série de domaines comme la formation militaire, la médecine militaire, le commandement et le contrôle, etc.

Comme on pouvait s’y attendre, et à l’inverse de Serdiukov, Shoigu entretient d’excellentes relations avec des personnalités comme Dimitri Rogozin, vice-premier ministre chargé de l’industrie de la défense, et Sergei Ivanov, chef du personnel de l’administration présidentielle (tous deux soupçonnés par pas mal d’analystes d’avoir joué un rôle de premier plan dans l’éviction de Serdiukov).

Il y a encore d’autres signes d’un changement potentiel au plus haut niveau du pouvoir en Russie. De plus en plus d’observateurs prévoient que le Front de toute la Russie de Poutine n’a pas été lancé seulement pour générer de nouvelles idées, ce qui est supposé être son objectif au départ, mais bien pour être un outil destiné à influencer et si nécessaire remplacer le parti Russie unie, qui serait un peu trop bien contrôlé par les intégrationnistes pro-atlantiques. Encore une fois, ceci n’est que spéculation, mais le fait est que de plus en plus d’analystes envisagent que Medvedev pourrait bien ne pas rester chef du gouvernement encore très longtemps. Mon avis personnel est que Medvedev est un honnête homme, mais dont la stature politique est insuffisante, capable de gérer et d’administrer, mais dépourvu de vision politique. Encadré par des visionnaires de génie comme Poutine, Shoigu ou Rogozin, il s’alignera sur eux. Mais certes, s’il ne le fait pas, il risque d’être très rapidement éjecté.

Avant de nous intéresser à l’étape suivante, je souhaite énoncer une thèse que j’ai longtemps rejetée mais que j’ai fini par considérer comme juste.

Sans l’ombre d’un doute, en 1991 l’Union Soviétique a perdu la guerre froide: le pays se fractura en 15 morceaux, le régime politique s’effondra complètement et l’État cessa pratiquement de fonctionner, toute la richesse du pays fut accaparée par les intérêts occidentaux et leurs hommes de main – les oligarques juifs –, la pauvreté monta en flèche en même temps que le taux de mortalité, l’OTAN avança ses forces pratiquement jusqu’aux frontières de la Russie, et des conseillers américains inventèrent littéralement le nouvel Etat russe, sa constitution, son mode de gouvernement et la plupart de ses lois. Voici maintenant le concept clé que je veux exposer: en dépit des apparences extérieures, la Fédération Russe entre 1991 et 2000 était devenue une colonie US, un territoire administré par les États-Unis, quelque chose de très similaire au statut de l’Irak après le retrait de la plus grosse partie des forces américaines, ou au statut, disons, de la Pologne ou de la Roumanie pendant la période soviétique. Quiconque ayant des doutes à ce sujet devrait étudier soigneusement les événements de 1993, au cours desquels le Parlement à peu près légitime de la Russie fut la cible des obus des chars avec le soutien total (lisez: sous les ordres) des USA agissant par l’intermédiaire de leur ambassade à Moscou, qui devint pendant ces événements le poste de commandement de la répression organisée contre l’opposition. J’étais personnellement présent à Moscou au moment des faits, et j’avais des informations de première main sur ce qui se passait en temps réel. Je peux par exemple témoigner des deux faits suivants : 1) le nombre de victimes déclarées a été largement en dessous de la vérité et 2) l’importance de la répression en termes de durée et d’échelle a été beaucoup plus grande que ce qu’on a prétendu. Les véritables chiffres sont près de 5000 (cinq mille) victimes et cinq à six jours de combat couvrant l’ensemble de la zone urbaine de Moscou (y compris des endroits hors de la ville proprement dite) pour réussir à écraser l’opposition. (Je peux personnellement témoigner d’un furieux combat aux armes à feu exactement devant les fenêtres de mon appartement le soir du cinquième jour de l’assaut.) Tout ce bain de sang a été dirigé et coordonné par les USA via son ambassade à Moscou, et la plupart des atrocités ont été commises non pas par des membres en uniforme des forces gouvernementales, mais par des mercenaires en civil (incluant des truands et des équipes du Betar) sans aucune autorité légale. Cela vous rappelle-t-il une autre capitale ? Eh oui, tout à fait, cela pourrait être aussi bien Bagdad. Comme on pouvait s’y attendre, les membres de la presse alignée occidentale rapportèrent avec un bel ensemble que ceci était une grande victoire de la démocratie et de la liberté contre les forces obscures du revanchisme, du nationalisme et du communisme.

Si nous reconnaissons la thèse que la Russie était de facto un territoire sous contrôle US jusqu’en 2000, nous pouvons immédiatement comprendre la conséquence la plus importante : l’arrivée au pouvoir de Poutine n’a pas pu changer cette réalité d’un coup de baguette magique. Pensez à d’autre exemples, comme Saddam Hussein ou Noriega, marionnettes loyales des USA, qui décidèrent en fin de compte de changer de cap et de prendre leur indépendance. Purent-ils faire changer leur pays en une nuit ? Bien évidemment non. La différence en ce qui concerne la Russie, bien sûr, est que les USA n’ont jamais eu la possibilité de déclencher une guerre contre elle et encore moins de l’occuper militairement le temps d’y installer un autre régime fantoche. La Russie des années 1993-1999, même avec des institutions terriblement affaiblies et dysfonctionnelles, avait encore les moyens de transformer toute les grandes villes américaines en un tas de cendres radioactives. Et malgré tout, l’État russe n’arrivait même pas à mobiliser assez de régiments pour pouvoir vaincre l’insurrection tchétchène. Tout ce qu’il arrivait à réunir pour contrer cette révolte n’était qu’un nombre limité de régiments mixtes, un bric-à-brac de sous-unités rassemblées à la hâte, bien souvent sans aucune formation militaire. Ainsi, lorsque Poutine parvint au pouvoir, l’État russe n’était plus qu’un mort-vivant totalement contrôlé par les USA.

Et pourtant, Poutine réalisa ce qui tenait du miracle. En premier lieu, il écrasa magistralement l’insurrection tchétchène. Puis il éjecta les oligarques juifs, ce qui amena immédiatement un changement de ton dans la couverture médiatique de la guerre en Tchétchénie. Ensuite il commença à remettre l’État en place morceau par morceau tout en reconstruisant ce qu’il nommait la verticalité de la puissance, c’est-à-dire subordonner à nouveau au gouvernement central les différentes régions de la Russie: les mafieux furent chassés des postes de gouverneur qu’ils avaient achetés, les régions recommencèrent à payer des impôts au gouvernement fédéral (la plupart avaient cessé de le faire), et des envoyés présidentiels furent chargés de rétablir l’ordre dans les régions. Si tout ceci représentait une potion bien amère à avaler pour les Britanniques, qui s’étaient impliqués à fond dans le découpage de la Russie en petites entités, cela ne représentait pas un gros souci pour les Américains, qui avaient à l’époque des sujets de préoccupation beaucoup plus urgents: les néo-conservateurs venaient juste de réussir leur coup avec le 11 septembre, et la Guerre globale contre la terreur (GWOT) était en plein essor. De plus, ostensiblement, la Russie avait l’air de se conduire de façon très sage, apportant une aide active aux État-Unis en Afghanistan. Ce qui fait que pendant que la presse britannique fabriquait frénétiquement une vaste propagande hystériquement anti-russe, la presse US n’accordait pas beaucoup d’attention à tout cela.

Je ne crois pas que les Américains avaient beaucoup de sympathie pour Poutine, mais ils le considéraient probablement comme un partenaire fiable qu’ils pouvaient garder en laisse et qui ne leur causerait pas trop de soucis. Bien sûr, il était parvenu à empêcher le démembrement complet de la Russie, mais même les meilleures choses ont une fin, et en 2000 il aurait été peu réaliste de compter sur une autre décennie de chaos et d’effondrement façon Eltsine. Et puis la Russie ne s’était pas vraiment débarrassée du joug américain: le système qui avait été mis en place par les USA était toujours là, et ce que Poutine pouvait faire était délimité par la loi.

C’est ainsi que Poutine et Medvedev se lancèrent étape par étape dans le processus de reconstruction interne. En matière de politique étrangère, la Russie suivit un chemin très sinueux, agissant parfois de façon agaçante pour les Américains, mais toujours prête à coopérer dans les affaires réellement importantes.

C’est alors que les USA firent deux choses vraiment stupides: gonflés par un sentiment de toute-puissance et par l’arrogance impériale, ils laissèrent la Géorgie attaquer les forces russes en Ossétie et donnèrent leur plein soutien à l’agresseur. Ceci, ajouté à leur insistance maniaque sur le déploiement d’un système anti-missiles autour de la Russie, eut comme résultat une lame de fond de colère anti-américaine de la part des Russes, que Poutine exploita avec brio. Les Américains s’imaginèrent que, bien sûr, Medvedev c’était mieux, mais bon, Poutine, ils avaient déjà eu affaire à lui lorsqu’il était au pouvoir, et il n’avait rien de redoutable – ils pouvaient le contrôler. Sauf que Poutine 2.0 n’avait rien de semblable à la version originale.

Il y avait eu un signe annonciateur que l’Occident avait pris pour un banal discours politique: le discours de Poutine à la conférence de Munich 2007 pour la Politique de sécurité, discours dans lequel il affirmait sans ambiguïté que l’empire planétaire US était la cause majeure de tous les grands problèmes mondiaux.

Certes l’Histoire de l’humanité a connu des époques unipolaires et témoigne d’aspirations a la suprématie mondiale. Qu’est ce qui ne s’est jamais produit dans l’Histoire de l’humanité ?

Cependant, qu’est ce qu’un monde unipolaire ? Malgré tous les efforts pour embellir ce terme, en fin de compte cela ne signifie qu’une sorte de situation, à savoir un seul centre d’autorité, une seule source de puissance, un seul point de décision.

C’est un monde dans lequel il n’y a qu’un maître, un seul souverain. Et c’est finalement pernicieux aussi bien pour tous ceux qui sont à l’intérieur de ce système que pour la puissance souveraine, car elle se détruit de l’intérieur.

Et ceci n’a absolument rien à voir avec la démocratie. Car, comme vous le savez, la démocratie est le pouvoir de la majorité, éclairé par les intérêts et les opinions de la minorité.

Au fait, la Russie – nous – reçoit constamment des leçons de démocratie. Mais pour une raison ou une autre, ceux qui prétendent nous enseigner ne parviennent pas à apprendre eux-mêmes.

Je considère que le monde unipolaire est non seulement inacceptable, mais également impossible dans le monde actuel. Et ceci pas seulement parce que les ressources militaires, politiques et économiques seraient insuffisantes s’il existait une autorité unique dans le monde d’aujourd’hui – et justement dans ce monde d’aujourd’hui. Ce qui est plus important est que ce modèle est défectueux car, à la base, il ne comprend ni ne permet de fondement moral pour une civilisation moderne.

Ce discours au ton inhabituellement franc provoqua une onde de choc au début, puis on le mit de côté et on l’oublia. La réaction occidentale fut clairement très bien, tu ne nous aimes pas, et puis après, qu’est ce tu peux faire ?, avec un haussement d’épaule.

Ce que Poutine put faire fut poursuivre le renforcement systématique de l’État, relancer l’économie vers un essor de plusieurs années qui parvint même à surmonter la crise de 2008, et rééduquer patiemment le peuple à l’intérieur de la Russie sur un nouveau concept : le rétablissement de la souveraineté (суверенизация).

Rétablissement de la souveraineté est un concept très puissant, combinant un diagnostic (nous ne sommes pas vraiment souverains) et un but (il nous faut devenir souverains). Cela ne vise personne, mais quiconque s’y oppose est mal vu (comment qui que ce soit peut-il s’opposer au fait d’être souverain?). De plus, en introduisant ce concept de rétablissement de la souveraineté, Poutine incitait les gens à se poser des questions clé qui n’avaient jamais été posées auparavant: comment cela se fait-il que nous ne soyons pas maîtres chez nous? Comment avons-nous perdu notre souveraineté ? Et qui est souverain à notre place, alors ? Et quels sont les véritables intérêts de ceux qui s’opposent à cette souveraineté ?

Lorsque les Américains comprirent que le génie était sorti de la bouteille, il était bien trop tard: par le bais de ce simple concept, tout le discours politique russe avait opéré une mutation de l’état de stupeur catatonique au cocktail d’opinions potentiellement très dangereux .

Et cette fois Poutine ne s’en tint pas aux discours: il fit proclamer des lois imposant à toute ONG financée par l’étranger de s’enregistrer comme agent étranger, et à tout agent de l’État possesseur de biens ou d’argent à l’étranger d’en justifier la provenance, ou de démissionner. Et tout ceci ne constitue que des coups d’essai. Le plus gros est à venir. Poutine a maintenant l’intention de modifier les lois régulant les activités des médias, il compte mettre en place une nouvelle législation permettant d’enregistrer les grandes entreprises sous la loi russe (actuellement elles sont toutes enregistrées à l’étranger), il planifie le changement du régime de taxation des grandes multinationales étrangères et, pour finir, inévitablement, il lui faudra lancer un processus de révision de la Constitution russe. Pas à pas, Poutine utilise sa puissance pour modifier le système, amputant l’un après l’autre chacun des instruments de contrôle de l’étranger sur la Russie. Et enfin, mais ce n’est pas le moins important, Poutine a maintenant ouvertement entrepris la création d’une nouvelle zone économique communautaire eurasiatique (Единое Евразийское Экономическое Пространство), incluant toute ancienne république soviétique désireuse de s’y joindre (la Biélorussie et le Kazakhstan sont déjà à bord), qui deviendra en fin de compte une Union Eurasiatique (Евразийский Союз). Ceci est bien évidemment totalement inacceptable pour les USA, ce qui est la raison pour laquelle Hillary Clinton a fait la démarche inconnue jusqu’alors d’annoncer ouvertement (http://news.yahoo.com/clinton-fears-efforts-sovietize-europe-111645250–politics.html) que les USA feraient tout ce qui est en leur pouvoir pour bloquer ce projet, ou tout au moins le retarder.

Il y a une tentative pour re-soviétiser la région. Ce ne sera pas nommé de cette façon, ce sera nommé union douanière, ou Union eurasiatique, ou quelque chose de ce genre. Mais ne nous y trompons pas. Nous connaissons l’objectif et nous essayons de trouver des moyens efficaces de ralentir ce projet ou de le bloquer.

Cette fois-ci, c’est au tour de la Russie de dire très bien, tu ne nous aimes pas, et puis après, qu’est ce tu peux faire ?

Le fait est que les USA ne peuvent pas y faire grand chose. Oh bien sûr les USA ont fait un foin énorme au sujet des élections volées, il y a eu les Pussy Riots, le Congrès a édité l’Acte Magnitsky, et Hillary a prononcé les menaces habituelles. Mais tout ça était bien trop peu et beaucoup trop tard, et lorsque que les Américains ont fini par comprendre qu’ils avaient un très gros problème sur les bras, il n’y avait plus grand chose à faire pour y remédier.

Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne vont rien tenter au cours des prochaines années. Avant tout, nous devons nous attendre à un accroissement du nombre d’attentats terroristes dans le Caucase et le reste de la Russie. Si la Tchétchénie semble calme, du moins pour l’instant, la situation dans la république voisine du Daguestan est très dangereuse. Ensuite, nous pouvons nous attendre à ce que la rhétorique anti-Poutine atteigne de nouveaux sommets. Troisièmement, MI6 et CIA vont revenir à leurs bonnes vieilles méthodes de la guerre froide, à savoir financement et direction en sous-main d’un groupe dissident. Enfin, si tout le reste échoue, l’Occident pourrait bien essayer le coup du tireur isolé pour se débarrasser de Poutine en personne.

Poutine et les souverainistes eurasiatiques ne représentent probablement pas la majorité du peuple actuellement. Certes, ils occupent des positions de puissance et peuvent recourir à ce qu’ils appellent de façon euphémique les ressources administratives (административный ресурс: la puissance de la bureaucratie d’État) pour faire avancer leur agenda, mais ils doivent compter avec une intelligentsia toujours férocement anti-Poutine et avec des médias encore plus hostiles à toute idée de souverainisme. Cependant, aussi longtemps que Poutine ne fait rien d’excessif, il sera extrêmement difficile pour les médias d’attaquer ouvertement un programme politique dont l’objectif est de rendre sa souveraineté à la nation russe. C’est pour cela que chaque fois que Poutine revient sur cette idée au cours de son message à l’assemblée fédérale, les médias choisissent de l’ignorer ou d’en réduire la portée. Malgré tout, ce sujet revient de plus en plus fréquemment dans le discours politique russe, porté par le très actif réseau internet russe (RuNet)

En ce moment Poutine exerce un grand contrôle sur l’appareil d’État et la plupart des positions clé au Kremlin est dans les mains de ses alliés. L’État lui-même est plus ou moins opérationnel, toujours rongé par la corruption et par un système légal étudié pour le rendre inefficace, il peut fonctionner lorsqu’il le faut mais c’est encore loin d’être une mécanique bien rodée. L’économie russe se porte bien, surtout comparativement aux autres, mais elle est encore pesante, parfois inefficace, et la plupart des revenus continue à filer à l’étranger. De même la société russe, dans l’ensemble, est ravie que les années19 90 soient dépassées, mais la grande majorité des gens est encore dans les difficultés et aspire à un avenir plus souriant. Enfin, les forces armées russes ont beaucoup souffert sous Serdiukov, mais elles sont désormais sans aucun doute aptes à faire face à toute sorte de conflit imaginable, et elles travaillent progressivement à rétablir leur pleine capacité de dissuasion tous azimuts. Dans un tel contexte, les chances de succès de Poutine sont raisonnablement bonnes. Mais rien n’est joué, loin de là, et il serait très naïf de sous-estimer les capacités de nuisance de l’empire US face à cette nouvelle menace contre la domination américaine.

Le laps de temps dans lequel les choses commenceront à se dessiner est assez court, quatre à six ans au maximum. Si, d’ici la fin de son premier terme présidentiel, Poutine n’est pas arrivé à faire accepter son programme de rétablissement de la souveraineté nationale, rien ne va plus pour le Kremlin, et comme toutes les parties intéressées le savent, la lutte interne au sein du Kremlin ne peut que s’envenimer. Nous pouvons être sûrs que dans les mois et les années à venir, nous allons assister à de sérieux bouleversements politiques en Russie, en commençant peut-être par un conflit ouvert entre Poutine et Medvedev.

Que devient l’islam dans tout ceci ?

Comme je l’ai écrit plus haut, ni le monde musulman ni le facteur islamique au sein de la Russie n’auront une quelconque influence sur le résultat de cette lutte. Tout au plus, les USA et leurs alliés intégrationnistes pro-atlantiques pourraient-ils utiliser des terroristes islamistes pour déstabiliser la Russie. Mais aussi longtemps que l’État reste organisé et fort, tout le terrorisme imaginable ne suffira pas pour changer le cours des événements. De plus, un renouveau terroriste en Russie pourrait bien avoir l’effet exactement contraire: cela pourrait convaincre encore plus de Russes de la nécessité d’un régime fort et indépendant pour protéger la nation.

Cependant, le résultat de cette lutte pourrait avoir un grand effet non seulement en ce qui concerne le facteur islamique en Russie, mais aussi pour le monde musulman dans son ensemble. Les intégrationnistes pro-atlantiques sont en gros anti-musulmans et pro-israéliens ; ils cherchent l’intégration de la Russie dans un système sécuritaire occidental en opposition avec son équivalent islamique. Les intégrationnistes pro-atlantiques sont toujours plus ou moins des partisans du paradigme du conflit des civilisations. En contraste avec cela, les souverainistes eurasiatiques, bien que n’étant pas nécessairement complètement pro-islamiques, sont tous en faveur d’un monde multipolaire et n’ont pas d’opposition à ce qu’un de ces pôles soit islamique. En d’autres termes, la seule circonstance où les souverainistes eurasiatiques reconnaissent en l’islam une menace est quand il est utilisé par l’empire US comme un outil de déstabilisation de ces pays qui osent résister aux USA. A partir de ce point de vue, il y a un islam comme en Bosnie, au Kosovo ou en Tchétchénie, qui est un ennemi déclaré de la Russie, mais il existe un islam en Iran, au Liban ou dans la Tchétchénie de Kadyrov, qui est un allié objectif de la Russie. Il est caractéristique que les intégrationnistes pro-atlantiques continuent à considérer Israël comme l’allié naturel de la Russie au Moyen Orient, alors que pour les souverainistes eurasiatiques, c’est l’Iran.

Tant que ces forces continueront à se combattre pour le contrôle du Kremlin et de la Russie, la politique russe envers l’islam en Russie et envers le monde musulman restera floue, parfois indécise, et par conséquent difficilement prévisible. Mon sentiment personnel est que Poutine et les souverainistes eurasiatiques sont actuellement en position de force par rapport à leurs opposants, ce qui est vraiment une bonne nouvelle pour le monde arabe et musulman, particulièrement en Syrie. Le processus est loin d’être terminé, et il serait imprudent de faire des pronostics quant à ce que va faire la Russie, ou de compter sur elle pour faire ce qui est juste simplement parce que la logique des choses le voudrait. Un exemple atterrant de ceci nous a été fourni lorsque la Russie a donné, par le biais du CSNU, le feu vert aux US-OTAN pour envahir la Libye. Ce qui doit nous rappeler que la Russie n’est pas encore un pays véritablement souverain et qu’il ne faut pas s’attendre à ce qu’elle puisse systématiquement résister à la puissance monumentale des États-Unis .

Le Saker original

A suivre…SEPTIÈME PARTIE– LES ÉCHAPPATOIRES DE Mr MÉTÉO

Traduit par Abdelnour, relu par jj et Diane pour le Saker Francophone

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