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Michael Hudson : Il n’y a pas de limite objective à la continuation de la dépendance au dollar, à la déflation et au péonage de la dette tant que les victimes ne ripostent pas victorieusement. L’oligarchie des créanciers de Rome a fait place à l’âge des ténèbres pour presque un millénaire.
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Lorsque les grands économistes classiques parlaient d’un libre marché, ils pensaient à un marché libéré de la classe des rentiers, libéré des monopoles et surtout libéré du crédit bancaire prédateur.
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Par le Saker Original – Le 10 juin 2015 – Source thesaker.is
Chers amis C'est un immense privilège et un honneur de vous faire part de mon entrevue avec Michael Hudson, que je considère comme le meilleur économiste en Occident. Le Saker
Le Saker : Si vous aviez l’attention totale de Vladimir Poutine, Dmitry Medvedev, Anton Siluanov et Elvira Nabiullina – quel conseil leur donneriez-vous ?
Michael Hudson : Ils ont besoin de voir comment les conseils néolibéraux dispensés par HIID et la Banque mondiale après 1991 ont paralysé la compétitivité de leur économie. La privatisation augmente le coût de la vie et des affaires. Les États-Unis, l’Allemagne et les autres économies industrielles qui ont réussi sont parvenues à la puissance mondiale grâce à d’importants investissements publics dans les infrastructures pour contenir les prix des besoins de base : la santé, l’éducation, les retraites, les transports, les communications, l’électricité, l’eau et ainsi de suite.
Au XIXe et au début du XXe siècles, leurs économistes ont expliqué comment les taxes gouvernementales prélevées sur la rente économique – rente foncière, rente provenant des ressources naturelles et rente de monopole (y compris les frais financiers) – n’augmenteraient pas les prix, mais seraient payées en dehors de la rente économique. En revanche, imposer le travail et même les profits non monopolistiques pèse sur le coût de la vie et des affaires. La Russie a été convaincue de ne pas imposer les rentes provenant de ses ressources ni les rentes de monopole pour laisser les banquiers et, au moment voulu, les investisseurs états-uniens et européens, gagner davantage – aux frais du fisc russe.
Si, en 1990, les dirigeants russes avaient lu les livres II et III du Capital de Marx et sa révision des Théories de la plus-value, ils auraient vu à quel point ce dont les critiques du capitalisme industriel voulaient se débarrasser étaient les vestiges du féodalisme.
L’élément manquant dans les réformes économiques actuelles est ce sur quoi les économistes classiques, depuis les physiocrates français jusqu’à Marx et ses contemporains, en passant par Adam Smith et John Stuart Mill, se concentraient : libérer les économies industrielles des vestiges du féodalisme rentier européen. L’accent mis sur la production classique de valeur [par le travail] et la théorie des prix visait à libérer l’économie de la rente, définie comme un revenu non gagné, une plus-value résultant simplement de privilèges : rente des terres non habitées, rente des ressources minérales et naturelles, rente de monopole, intérêts financiers. Le but devrait être d’empêcher les activités rentières – définies comme un transfert de paiements purement prédateur, une activité économiquement non productive à somme nulle.
La théorie classique de la valeur du travail visait à isoler ces formes de revenu (rente foncière, rente de monopole et intérêts), socialement inutiles, et simple héritage de privilèges passés. La solution intermédiaire était de taxer la rente foncière et de monopole (Henry George, etc.). La solution socialiste était de faire passer les secteurs naturels producteurs de rente dans le domaine public.
L’Europe l’a fait avec les grands services publics – transports, communications, services postaux, ainsi que l’instruction publique, la santé publique et les retraites. Les États-Unis ont privatisé ces secteurs, mais ont créé des commissions de régulation pour maintenir leurs prix dans le cadre de la valeur des coûts de base. (Bien entendu, l’emprise réglementaire a toujours été un problème, spécialement lorsqu’il s’est agi des tarifs des chemins de fer.)
Le Saker : La Russie et la Chine ont entrepris quelque chose dont je crois que c’est unique dans l’Histoire : deux anciens empires ont pris la décision politique de devenir mutuellement dépendants l’un de l’autre, créant de fait une relation symbiotique. Par exemple, la Chine a décidé à la base de devenir totalement dépendante de la Russie pour son énergie et son équipement militaire. La Russie, à son tour, espère que l’économie chinoise lui permettra de se diversifier et de croître. Je dirais qu’elles sont à bien des égards parfaitement complémentaires. Êtes-vous d’accord avec cette appréciation ou comment évalueriez-vous le potentiel de la collaboration économico-financière de ces deux superpuissances? La Russie et la Chine pourraient-elles, avec les BRICS et l’OCS, créer une économie et un marché indépendant et libéré du dollar ?
Michael Hudson : Deux dynamiques principales sont essentielles. Tout d’abord, dans le commerce, l’investissement et les accords monétaires, dont il est important de s’assurer qu’ils se maintiendront à long terme. L’Amérique a fourni cette sécurité à long terme à la Russie et à la Chine en indiquant clairement qu’elle s’oppose à la montée en puissance de la Russie comme de la Chine (ainsi que de l’Iran ou de tout autre acteur potentiel).
Et voilà la seconde dynamique : la stratégie américaine du diviser pour régner vise à éliminer un rival potentiel après l’autre. En unissant leurs forces – et en élargissant l’Organisation de coopération de Shanghai pour intégrer l’Iran et d’autres pays – cela oblige les États-Unis à mener une guerre sur au moins deux fronts s’ils se lancent contre la Russie ou la Chine. Donc leur relation à long terme leur offre une sécurité mutuelle contre leur unique agresseur potentiel.
Les investissements dans les pipelines nécessitent une longue période d’amortissement, donc ils ne peuvent pas faire l’objet d’interférences diplomatiques étrangères, ce que les ventes de gaz russes ont tendance à être. L’Europe semble tout à fait prête à laisser ses populations dehors dans le froid en élisant des politiciens qui ont simplement été achetés par l’argent des États-Unis.
C’est la clé tacite de la diplomatie états-unienne: il suffit simplement de corrompre des politiciens, des journalistes, des éditeurs, et d’autres. Tant que le Trésor US peut faire marcher la planche à billet sans limite, tant que les banques centrales dans le monde sont prêtes à absorber ces reconnaissances de dette dollarisées en achetant des bons du Trésor US pour financer les dépenses militaires pour les encercler. L’Amérique est libérée de sa balance des paiements et de la contrainte de sa dette extérieure qui limite les dépenses militaires des autres pays.
Pour contrer cela, la Russie, la Chine et d’autres pays devraient développer un système monétaire et de paiements alternatif au dollar US, un système financier pour remplacer les banques états-uniennes et finalement leur propre banque de compensation par le biais d’une alternative à SWIFT.
S’ils y parviennent, les néoconservateurs états-uniens auront surestimé leur donne – et, ironiquement, seront devenus une force pour la paix mondiale, en amenant le reste des économies, commerces, finances et mêmes systèmes de défenses armés dans le monde à s’unir pour se protéger de la menace des États-Unis. S’ils réussissent, cette menace va céder – mais le retrait des États-Unis ne sera probablement pas beau à voir, ni l’effondrement de son système financier. Le reste du monde devra se protéger contre le contrecoup, en accusant les étrangers.
Le Saker : Pour tous les pronostics pessimistes sur l’avenir du dollar, les États-Unis continuent à en créer à partir de rien, dans le monde entier des pays continuent à utiliser le dollar pour le commerce, la dette états-unienne continue à croître, les pauvres deviennent plus pauvres, les riches deviennent plus riches et rien ne semble changer, même si les États-Unis vont d’un échec à l’autre dans leur politique étrangère. Combien de temps cela peut-il continuer ? Y a-t-il une limite objective au-delà de laquelle ce système ne peut pas perdurer ? Pouvez-vous prévoir un événement quelconque qui forcerait les États-Unis à renoncer à être un empire et à devenir un pays normal comme tant d’autres anciens empires dans le passé ?
Michael Hudson : Il n’y a pas de limite objective à la continuation de la dépendance au dollar, à la déflation et au péonage de la dette tant que les victimes ne ripostent pas victorieusement. L’oligarchie des créanciers des Rome a fait place à l’âge des ténèbres pour presque un millénaire.
L’hégémonie du dollar sera éliminée lorsqu’un véhicule alternatif pourra jouer le rôle de monnaie de réserve internationale. C’est le but de la nouvelle banque des BRICS et du système de compensation bancaire. Ce qu’il faut maintenant est un système de taxe complémentaire et une stratégie d’investissement et de subvention publique.
Plutôt qu’un événement conduisant les néocons états-uniens à renoncer à leurs prétentions, le processus est susceptible de refléter le lent effondrement des économies occidentales.
Le Saker : La Chine et les États-Unis sont à l’évidence sur une trajectoire qui va les faire entrer en collision. Pourtant, beaucoup disent que la Chine et les États-Unis sont trop profondément dépendants l’un de l’autre pour entrer dans un conflit réel. Est-ce que les États-Unis et la Chine sont vraiment dans une relation symbiotique ou la Chine peut-elle se dégager d’une manière ou d’une autre des marchés états-uniens sans provoquer un effondrement de l’économie chinoise ?
Michael Hudson: Il n’y a pas de dépendance réelle, parce que tant la Chine que les États-Unis visent l’indépendance économique et militaire, afin de ne pas tomber dans la subordination. Le but des États-Unis, évidemment, est de rendre les autres pays dépendants financièrement d’eux, ainsi que militairement. C’est pourquoi ils ont besoin d’entretenir un état de guerre – comme une sorte de racket qui les protège, pour extorquer un tribut financier, commercial et d’investissement et une dépendance plus profonde de leurs partenaires.
La Chine et l’Amérique ont une relation mutuelle de commerce et d’investissement. Mais elle n’est pas symbiotique, parce qu’il peut y être mis fin à tout moment sans réellement menacer la solvabilité et la survie de l’autre partie.
La Chine est déjà en train de faire passer sa production des marchés d’exportation au marché intérieur. En termes de politique monétaire, elle finance sa complémentarité économique avec les autres membres BRICS, l’Iran, les pays d’Amérique latine et d’Afrique.
Le Saker : Lorsque vous dites que «la Chine et l’Amérique ont une relation mutuelle de commerce et d’investissement. Mais qu’elle n’est pas symbiotique parce qu’elle peut se terminer à tout instant sans menacer vraiment la solvabilité et la survie de l’autre partie», pouvez-vous expliquer pourquoi vous ne pensez pas que si, disons, les États-Unis et la Chine devaient rompre leurs liens économiques (Walmart & Co.), cela ne nuirait pas gravement aux deux économies ? Walmart n’est-il pas essentiel pour le secteur à faible revenu de l’économie états-unienne et pour maintenir une inflation basse, et les revenus générés par ses liens avec Walmart ne sont-ils pas essentiels pour la Chine ?
Michael Hudson : Ce que la Chine a fourni à Walmart peut maintenant être vendu sur son marché intérieur en plein essor. La Chine n’a pas besoin de plus de dollars. En effet, la seule chose qu’elle peut faire en toute sécurité avec ses dollars excédentaires est de les prêter au Trésor américain, finançant ainsi le Pivot vers l’Asie de l’armée destinée à encercler la Chine. (Voilà comment la norme des bons du Trésor a remplacé l’étalon-or.)
Walmart, par ailleurs, reste dépendant de ses fournisseurs chinois. Ses responsables d’achat laissent beaucoup moins de profit aux Chinois que ce qu’ils peuvent obtenir sur leur propre marché et sur d’autres marchés asiatiques.
Le Saker : Le modèle capitaliste occidental et sa formule de mondialisation sont critiqués non seulement par la Russie et la Chine mais par de nombreux autres pays dans le monde. Certains disent que la Chine a développé un modèle alternatif de capitalisme d’État. En Amérique latine, le socialisme bolivarien est en plein essor et au Moyen-Orient, la République islamique d’Iran propose aussi un modèle socio-économique différent. Comment voyez-vous l’avenir du système capitaliste, avec son modèle de mondialisation, de banque et de finance, etc. ? Voyez-vous une alternative viable émerger ou le consensus de Washington restera-t-il la seule solution ?
Michael Hudson : L’économie classique était une doctrine sur la manière d’industrialiser et d’accroître la compétitivité – et en même temps, d’être plus honnête – en fixant les prix en fonction du coût réel des productions socialement nécessaires. La doctrine qui en a résulté (avec Marx et Thorstein Veblen comme les derniers grands économistes classiques) a été un guide important sur ce qu’il fallait éviter : des privilèges spéciaux, des rentes, des frais généraux improductifs.
Le but était de créer un modèle de flux circulaire du revenu national distinguant la richesse réelle des coûts généraux. L’idée était de supprimer ce qui n’était pas nécessaire – ce que Marx appelait les excroissances de la société post-féodale qui restaient inscrits dans les économies industrielles de son époque. Lorsque les grands économistes classiques parlaient d’un libre marché, ils pensaient à un marché libéré de la classe des rentiers, libéré des monopoles et surtout libéré du crédit bancaire prédateur.
Bien sûr, nous savons maintenant que Marx était trop optimiste. Il a décrit la destinée du capitalisme industriel comme étant la libération de l’économie des rentiers. Mais la Première Guerre mondiale a changé la dynamique de la civilisation occidentale. Les rentiers ont riposté – l’École autrichienne de Mies et Hayek, le fascisme et les idéologues de l’École de Chicago ont redéfini les libres marchés comme des marchés libres pour les rentiers, libérés de l’impôt sur le foncier et sur les ressources naturelles, libérés de la régulation et de la surveillance publique des prix. L’Ère des réformes a été appelée route de la servitude – et à sa place, les néolibéraux post-classiques ont ouvert la voie au péonage de la dette.
La nouvelle guerre froide pourrait être vue dans ses aspects intellectuels comme une tentative d’empêcher les pays en dehors des États-Unis de réaliser (contre Thatcher) qu’il y a une alternative et d’agir en son sens. La bataille est pour le cerveau et la compréhension de l’économie de la part des gouvernements. Seul un gouvernement fort a le pouvoir de réaliser les réformes que les réformateurs du XIXe siècle ont échoué à mener à bien.
L’alternative est ce qui est arrivé à Rome lorsqu’elle est tombée dans la servitude et le féodalisme.
A suivre Michael Hudson : Échecs US et perspectives [3/3]
Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone