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Michael Hudson : Le résultat est d’unifier des pays étrangers dans la résistance, les obligeant à créer une voie alternative à l’hégémonie financière des États-Unis. Si l’Amérique avait mené une politique de bénéfices mutuels, d’autres pays l’auraient probablement laissée faire de l’argent avec eux, comme part d’un bénéfice mutuel. Mais la position états-unienne est de tout prendre, pas de partager. Cet égoïsme est ce qui est le plus autodestructeur, finalement.
Par le Saker Original – Le 10 juin 2015 – Source thesaker.is
Chers amis C'est un immense privilège et un honneur de vous faire part de mon entrevue avec Michael Hudson, que je considère comme le meilleur économiste en Occident. Le Saker
Le Saker : Quelles sont, à votre avis, les principales conséquences des nombreux échecs de la politique étrangère états-unienne pour l’économie américaine ?
Michael Hudson : Les stratèges états-uniens comparent souvent leur diplomatie géopolitique à un échiquier. Cela peut avoir un sens géographique de l’espace –où est le pétrole, où sont d’autres ressources minérales, quels pays sont en train de devenir suffisamment forts pour être indépendants – mais la diplomatie qui en découle n’est en rien comme un jeu d’échecs. Du moins pas de la manière dont les États-Unis jouent.
Aux échecs, les deux partenaires se déplacent [et surtout se respectent, NdT]. L’idée est de penser plus loin et d’anticiper la stratégie de l’adversaire. De nombreux grands champions étudient les jeux de leurs adversaires et sont familiers de leurs tactiques et de leurs objectifs lorsqu’ils s’assoient pour jouer.
Aucun bilatéralisme semblable dans la politique états-unienne. Dans les années 1940 et 1950, le Département d’État a été complètement vidé de ses experts sur la Chine par le sénateur Joe McCarthy. La purge a été conduite sur la base du principe que la plupart des gens qui connaissaient bien la Chine l’étaient devenus parce qu’ils sympathisaient avec elle, et probablement avec le communisme.
La contradiction interne ici était que sans comprendre les objectifs de la politique chinoise et comment la Chine entendait les atteindre, les diplomates états-uniens travaillaient dans l’obscurité. Naturellement, ils ont pataugé.
Mais revenons à aujourd’hui. Comme l’a noté le néocon du Département d’État US Douglas Feith, quiconque est familier de l’histoire arabe est vu comme suspect, au motif qu’ils doivent lui être sympathiques. Donc le soutien aux oligarques pétroliers d’Arabie saoudite marche main dans la main avec l’anti-arabisme sioniste. Lorsque Feith a interrogé un arabisant expérimenté du Pentagone, Patrick Lang, pour un travail en Irak après l’invasion, Feith a demandé: «Est-ce vraiment vrai que vous connaissez bien les Arabes, et que vous parlez couramment l’arabe? Est-ce que c’est vrai? » Lang a répondu que oui. «C’est trop dommage», a répliqué Feith. 1
Il n’y avait pas de place pour quelqu’un qui ressente une once de sympathie pour ces gens. Lang n’a pas eu le poste.
Donc il est à peine surprenant que l’unilatéralisme américain soit conduit dans une sorte de vide politique. Karl Rove : «Nous produisons notre propre réalité.» Le résultat, c’est l’hybris, qui laisse la place à la chute inévitable. C’est comme conduire une politique étrangère avec un bandeau sur les yeux.
Le principal échec de la politique étrangère états-unienne est celui de la tragédie classique : une faille tragique qui produit précisément l’effet opposé à celui qui était recherché. Ou, comme le disait Marx, des contradictions internes et de l’ironie du sort.
La réponse à votre question dépend de ce que vous entendez par politique états-unienne. Ce qui pourrait être un désastre pour l’économie américaine pourrait ne pas être un désastre pour les intérêts particuliers qui ont pris le contrôle sur cette politique. Les politiciens états-uniens ne sont pas tellement élus par les électeurs que soumis par ceux qui ont financé leurs campagnes. Le poids financier de Wall Street et, derrière lui, l’industrie pétrolière ainsi que le secteur de l’immobilier et le complexe militaro-industriel ont bénéficié au 1%. Cela a été un succès pour eux – du moins dans le sens de la politique des États-Unis qui reflète ce que veut le 1%. Cela a été un échec pour les 99%, bien sûr. Mais ces jours-ci, le 1% peut être à si courte vue que ses objectifs peuvent en effet provoquer le contraire de ce qu’ils cherchent. Cela expliquerait l’échec au Proche-Orient de l’Amérique à comprendre la dynamique des sociétés musulmanes.
Si par échecs, vous pensez aux dommages qui ont été causés, je classerais le plus grave dans l’opposition de l’Amérique aux gouvernements laïques dans les régions musulmanes, conduisant à la lecture la plus extrémiste, la plus littérale de l’islam, couronnée par le wahhabisme saoudien.
Le tournant fatal a commencé en 1953 avec le renversement par les États-Unis du gouvernement iranien de Mossadegh. L’intention était simplement de protéger le pétrole britannique et américain, pas de soutenir l’extrémisme islamique. Mais soutenir le Shah dans une dictature de style latino-américain n’a laissé qu’un seul endroit pratique à l’opposition : les mosquées et les autres centres religieux. Khomeini a conduit la lutte pour la liberté contre la dictature du Shah, ses salles de torture et sa soumission à la politique étrangère états-unienne.
En Afghanistan, bien sûr, les États-Unis ont créé al-Qaïda et ont soutenu Ben Laden pour lutter contre le régime laïque soutenu par l’URSS. L’histoire ultérieure de l’implication US en Irak, en Syrie, au Liban et ailleurs au Proche-Orient a été celle du soutien au wahhabisme saoudien. Et cela a été un désastre à tout point de vue.
Des anthropologues ont critiqué le point aveugle de la politique américaine à propos des divisions ethniques et religieuses à l’œuvre – pas seulement l’antagonisme évident entre les musulmans chiites et sunnites, mais entre le nomadisme des bergers qui a été le contexte de l’extrémisme wahhabite et la doctrine misogyne. Le Proche-Orient a été dominé par des cheikhs depuis quatre mille ans. Mais la politique des États-Unis met l’islam entier dans le même sac, et ces divisions lui échappent.
Étant une démocratie, l’Amérique ne peut pas se permettre plus longtemps une guerre terrestre. Aucun pays démocratique ne le peut. Donc la seule option militaire existant en pratique est de bombarder et de détruire. Cela a été la politique des États-Unis depuis le Proche-Orient jusqu’à l’ancienne sphère soviétique, de l’Amérique latine à l’Afrique, en soutenant des dictateurs qui suivront la politique étrangère des États-Unis et celle de leurs sociétés minières, compagnies pétrolières et autres multinationales.
La politique étrangère des États-Unis, c’est simplement : «Faites ce que nous disons, privatisez et vendez à des acheteurs américains et permettez-leur d’échapper aux impôts par des prix de transfert et des astuces financières, faute de quoi nous vous détruirons comme nous l’avons fait avec la Libye, la Syrie et autres. »
Le résultat est d’unifier des pays étrangers dans la résistance, les obligeant à créer une voie alternative à l’hégémonie financière des États-Unis. Si l’Amérique avait mené une politique de bénéfices mutuels, d’autres pays l’auraient probablement laissée faire de l’argent avec eux, comme part d’un bénéfice mutuel. Mais la position états-unienne est de tout prendre, pas de partager. Cet égoïsme est ce qui est le plus autodestructeur, finalement.
Fin de l’entrevue
Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone
- Steve Clemons, “Pat Lang & Lawrence Wilkerson Share Nightmare Encounters with Feith, Wolfowitz, and Tenet,” http://washingtonnote.com/pat_lang_lawren/ , citing Jeff Stein, Congressional Quarterly ↩