L’effondrement du programme impérial


Par Dmitry Orlov – le 8 décembre 2015 – Source Club Orlov

Note de Dmitri Orlov

Ceci est une rediffusion, qui semble opportune étant donné les récents efforts américains pour empoisonner les relations entre la Turquie et la Russie. Le jet russe abattu était clairement un exercice pour bien empoisonner, soit directement ordonné ou, à tout le moins, approuvé par le Pentagone. Dans un futur billet du blog, je vais vous expliquer pourquoi cette même vieille stratégie ne va pas produire les mêmes vieux résultats auxquels les Américains s'attendent.

Certaines personnes aiment avoir la Big Picture face à eux, la plus grande possible, sur ce qui se passe dans le monde en général, et je suis heureux d’y contribuer. Le plus grand développement de 2014, de très loin, c’est que les anglo-impérialistes ont finalement été chassés d’Eurasie. Comment pouvons-nous dire ça ? Eh bien, voici la Big Picture, la plus grande que je pouvais trouver. Je l’ai trouvée grâce à Nikolai Starikov dans l’un de ses récents articles.

Maintenant, nous allons d’abord définir nos termes. Par anglo-impérialistes, je désigne la combinaison de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Ces derniers ont repris le rôle de la première après son échec, la transformant en un protectorat. Maintenant, ce dernier est aussi en train d’échouer et il n’y a pas de nouvelle entité anglo-impérialiste qui émerge pour reprendre le rôle. Mais tout au long de ce processus, leur programme commun était resté le même : pseudo-libéral et pseudo-capitaliste pour les initiés, domination militaire et exploitation économique pour tous les autres. Beaucoup plus spécifiquement, leur programme les a toujours amenés à déployer des stratagème pour exécuter chaque fois leurs plans afin de dominer et exploiter un pays donné, plans qui ont finalement échoué. Sur leur chemin, ils font ce qu’ils peuvent pour compromettre et affaiblir les entités qu’ils laissent derrière eux, en infligeant une blessure politique permanente suintante et purulente. «Empoisonnons tous les puits» est la dernière chose sur leur liste avant de partir.

• Lorsque les Britanniques ont été jetés hors de leurs colonies d’Amérique, ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient, en utilisant des préférences à l’importation et du soft power, pour renforcer l’économie de plantation dans les États du Sud, en le configurant comme une sorte d’anti États-Unis dont le résultat final a été la guerre de Sécession – 1861.

• Lorsque les Britanniques ont été jetés hors d’Irlande, ils ont créé Belfast comme une sorte d’anti-Irlande, avec beaucoup de sang versé par la suite.

• Lorsque les Britanniques ont été jetés hors du Moyen-Orient, ils ont créé l’État d’Israël, puis les États-Unis en on fait un protectorat, et il empoisonne la politique régionale depuis lors. [Merci à Kristina pour cette précision dans les commentaires.]

• Lorsque les Britanniques ont été jetés hors de l’Inde, ils ont créé le Pakistan, comme une sorte d’anti-Inde, précipitant une méchante guerre, suivie d’un conflit gelé au Cachemire.

• Lorsque les États-Unis ont perdu la Chine, la laissant aux communistes, ils ont évacué les nationalistes à Taïwan, configuré comme une sorte d’anti-Chine, en lui donnant même le siège de la Chine aux Nations Unies.

Le but est toujours le même : si l’Empire ne peut pas s’assurer la gestion de l’endroit, il doit s’assurer que personne d’autre ne le puisse non plus, en mettant en place un conflit que personne ne peut jamais espérer résoudre. Et donc si vous voyez les anglo-impérialistes, en cours de retrait, dépenser beaucoup d’argent pour empoisonner le puits politique quelque part dans le monde, vous pouvez être sûr qu’ils sont vraiment en train de partir. Autrement dit, ils ne dépensent pas l’argent pour mettre en place des problèmes insolubles qu’il auront à gérer. C’est toujours laissé à la charge de ceux qui restent.

Avançons jusqu’en 2014; ce que nous avons vu alors était la tentative anglo-impérialiste de positionner l’Ukraine comme une sorte d’anti-Russie. Ils ont choisi un pays slave, principalement russophone et ont dépensé des milliards de dollars [officiellement $5 Mds, NdT] pour corrompre les politiciens et faire en sorte que les Ukrainiens haïssent les Russes. Pendant un bon moment, un Ukrainien moyen pouvait gagner le salaire d’un mois en marchant simplement dans la rue lors d’une manifestation anti-russe à Kiev. Il a été dit qu’à l’époque, personne en Ukraine n’allait à des protestations gratuitement ; tout était payé par le Département d’État américain et les ONG associées. Le résultat est ce que nous avons vu cette année là : un coup d’État sanglant et une guerre civile marquée par de nombreuses atrocités. L’Ukraine est en plein effondrement économique avec des centrales électriques sans charbon et des lumières qui s’éteignent partout, tandis que dans le même temps, les Ukrainiens sont recrutés par l’armée et endoctrinés pour aller lutter contre les Moscovites.

Mais, si vous remarquez bien, les choses ne se sont pas vraiment passées comme prévu. Premièrement, la Russie a réussi à faire un bon petit exemple d’autodétermination en bonne et due forme en Crimée : si ça a marché pour le Kosovo, pourquoi pas aussi pour la Crimée ? Oh non, l’establishment anglo-impérialiste souhaite gérer ces choses là au cas par cas, et dans ce cas, il ne l’approuve pas. Alors, ce serait un double standard, n’est-ce pas ? Oh Monde, s’il te plaît prends note : lorsque les Occidentaux parlent de justice et de droits humains, c’est seulement pour faire du bruit.

Ensuite, les Russes ont fourni un soutien, y compris en armes, en bénévoles et en aide humanitaire, aux provinces de l’Est de l’Ukraine de Donetsk et de Lougansk. Celles-ci se sont déclarées comme républiques populaires et ont combattu avec succès ladite opération anti-terroriste de l’Ukraine, l’amenant dans une impasse vers un imparfait et précaire cessez-le-feu. Très significativement, la Russie a absolument refusé de participer militairement, n’a pas reconnu officiellement ces républiques, a refusé aussi d’envisager la rupture avec l’Ukraine, et continue d’insister sur le dialogue national et un processus de paix alors même que les balles sifflent encore. Selon Poutine, l’Ukraine doit être maintenue comme un espace politique uni. Ainsi, les Russes ont répondu aux élites anglo-impérialistes rêvant l’Ukraine en anti-Russie par la mise en place d’une anti-Ukraine sous la forme des républiques du Donbass, DPR et LPR, coupant l’herbe sous le pied des anglo-impérialistes cherchant à provoquer une guerre entre l’Ukraine et la Russie, en la transformant en guerre civile au sein de l’Ukraine.

Vous remarquerez aussi que les anglo-impérialistes deviennent très, très coléreux. Ils ont fait tout leur possible pour vilipender la Russie, comparant Poutine à Hitler et ainsi de suite. Ceci parce que pour eux, il s’agit avant tout d’argent, et ils ne reçoivent pas ce pour quoi ils ont payé. Et ce que les anglo-impérialistes payaient en corrompant la politique de l’Ukraine, c’était le droit à un fauteuil en 1ère classe dans la lutte entre l’Ukraine et la Russie. Et ce qu’ils ont obtenu, c’est un tabouret à deux pattes pour une querelle de bar entre l’Est et l’Ouest de l’Ukraine. L’Est de l’Ukraine pèse pour un quart de l’économie ukrainienne, produit la plupart du charbon qui autrefois gardait les lumières allumées dans le reste du pays, et contient la plupart des industries qui avaient fait de l’Ukraine une nation moderne. L’Ukraine occidentale est assise sur la malheureuse petite croupe de la Galice, où le sol politique est très fertile pour la culture néo-nazis. Alors payer des milliards pour regarder un tas d’Ukrainiens se battre entre eux, sans espoir d’en finir, tandis que la Russie arrive à jouer les artisans de la paix, ce n’est pas ce que les anglo-impérialistes voulaient, et ils sont absolument livides à ce sujet. S’ils n’obtiennent pas la guerre pour laquelle ils ont payé, ils vont tout simplement réduire leurs pertes, plier bagage et quitter le pays, puis faire ce qu’ils font toujours, prétendre que ce pays n’existe pas. Ce qui, au rythme où vont les choses en Ukraine, pourrait bien arriver.

Notez que partir, et ensuite prétendre que l’endroit n’existe pas, est quelque chose que les anglo-impérialistes ont souvent fait ces derniers temps. Quand ils ont quitté l’Irak, ils ont réussi à mettre en place une sorte d’anti-Irak sous la forme du Kurdistan irakien, mais tout leur a pété à la figure. Leurs tentatives pour mettre en place une anti-Syrie ou une anti-Libye sont mort-nées et ils ne semblent pas avoir de plan du tout en ce qui concerne l’Afghanistan, sauf à répéter toutes les gaffes que les Soviétiques ont faites aussi soigneusement et complètement que possible.

Qui plus est, on dirait qu’ils sont aussi sur le point de se faire expulser complètement d’Eurasie. La plupart des acteurs majeurs de la région, Chine, Russie, Inde, Iran, et une grande partie de l’Asie centrale, cimentent leurs liens autour de l’Organisation de coopération de Shanghai, à laquelle les États-Unis ne sont pas encore admis en tant qu’observateur. Quant à l’Union européenne, la bande actuelle des politiciens de l’UE est achetée et sera payée à l’heure de la retraite des anglo-impérialistes. Mais la seule raison pour laquelle ils sont toujours au pouvoir est qu’il y a beaucoup d’électeurs âgés en Europe occidentale, et les personnes âgées ont tendance à s’accrocher à ce qu’elles savent, même si ça ne fonctionne plus pour elles, ni même pour leurs enfants. Si cela dépendait des jeunes, les anglo-impérialistes seraient confrontés à une rébellion ouverte. En fait, les tendances dans les habitudes de vote montrent que leur départ de la région n’est qu’une question de temps.

Voici un aperçu des distractions possibles dans le futur : sur leur chemin, les anglo-impérialistes vont bien sûr essayer de mettre en place une anti-Europe, et le choix évident pour ce rôle est la Grande-Bretagne. De toutes les nations européennes, c’est celle qui est la plus fortement manipulée par ses cousins anglo-saxons de l’autre côté de  la mare [océan Atlantique, NdT]. Il ne faudrait qu’un minimum d’effort de la part de ces cousins pour faire très mal économiquement à la Grande-Bretagne, puis lancer une campagne de propagande pour rediriger le blâme sur la mauvaise gestion économique du continent. Ils n’auraient même pas à embaucher des traducteurs pour leur propagande, un simple correcteur orthographique (ou autre) suffirait. Et donc, pour être certaine que ces efforts pour provoquer un conflit à grande échelle, extrêmement destructeur et purulent entre la Grande-Bretagne et l’Europe échouent, l’Europe ferait bien de mettre en place une anti-Grande-Bretagne au sein de la Grande-Bretagne.

Et le choix évident pour une anti Grande-Bretagne est bien sûr l’Écosse, où le récent référendum [en 2014, NdT] sur l’indépendance a raté en raison de la réticence… des électeurs plus âgés. Une ligne de démarcation entre l’empire anglo-saxon et l’Eurasie courant le long de la Manche serait un désastre pour l’Europe et son déplacement quelque part à l’ouest des Bermudes poserait un défi formidable. D’autre part, supposons qu’une ligne coure le long du mur d’Hadrien, avec des Écossais traditionnellement combatifs et têtus, armés avec les restes du pétrole et du gaz de la mer du Nord, s’alignant sur la politique du continent, tandis que l’Angleterre resterait un vassal toujours aussi obéissant des anglo-impérialistes ?

File:Demuth, Charles - Three sailors urinating ca. 1930 f bn i.net.jpgCela réduirait le conflit intercontinental à ce que les Américains aiment appeler a pissing contest ; ça ne vaut pas le coup de participer. Oui, il y aurait quelques mots forts entre les deux côtés, quelques bousculades, des cris à l’extérieur des pubs et même quelques yeux au beurre noir ou des dents cassées si la diplomatie échoue, mais cela devrait être la seule ampleur des dégâts. Ce que je considère comme le meilleur résultat possible.

Voilà donc la grande image comme je la vois en 2015, dont je suis sûr qu’elle sera une année tumultueuse. Je ne vais pas faire de prédiction quant au calendrier (ne vous inquiétez pas, vous n’en obtiendrez jamais de ma part !), mais 2015 devrait être l’année ou le gang anglo-impérialiste aura amorcé sa chute de manière évidente. Nous savons que cela va finalement s’arrêter, parce qu’échouer tout le temps n’est pas propice à la survie. La question bonus est la suivante : quelle sorte d’anti-Amérique ces parasites ont-ils mise en place à l’intérieur de l’Amérique avant qu’ils n’abandonnent leur hôte et se dispersent vers leurs retraites fortifiées à travers le monde, dans des lieux tenus secrets ? Ou bien ne vont-ils même pas s’en donner la peine, et seulement provoquer une guerre de tous contre tous ?

Je pense qu’ils vont au moins essayer de tirer parti de la fracture bleu / rouge [Républicains / Démocrates, NdT] patiemment fabriquée aux États-Unis. Cette fausse fracture culturelle / politique, avec tout l’endoctrinement pseudo-liberal / pseudo-conservateur, le lavage de cerveau à l’université et dans les églises qu’il a fallu dispenser, leur a coûté une somme rondelette. Elle a été conçue pour présenter une apparence de choix au cours des élections tout en s’assurant qu’il n’y en ait pas [de choix]. Mais ne pourraient-ils pas être pressés de se servir de cette fracture d’une manière plus extrême ? Que diriez-vous d’en tirer parti pour organiser une sorte d’enclave séparatiste, homophobe, raciste, fondamentaliste quelque part dans le sud ? Et bien sûr une autre enclave quelque part dans le nord, où la zoophilie serait de rigueur et où les rapports hétérosexuels exigeraient un permis spécial délivré par un comité de diplômés LGBT en études des femmes ? Maintenant, battez vous, imbéciles ! Ne voyez-vous pas comment cela pourrait fonctionner dans la pratique ? Vont-ils perdre une si belle occasion de mettre en place un système de chaos contrôlé ?

Je ne pense pas !

Je vous laisse imaginer tout cela.

Bonne année !

Dmitry Orlov

Traduit par Hervé, édité par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone

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